Extraits des réponses aux questions de la salle
L’extinction est l’aboutissement ultime du capitalisme
Bruno COLMANT : Ce que vous dites est très interpellant et je pense qu’on n’est pas conscient des rugissements du capitalisme qui n’en sont d’ailleurs qu’à leur début, parce que le monde d’algorithmes dans lequel on va pénétrer bientôt et qui sera alimenté par l’intelligence artificielle et cette manipulation des psychés, ça va amplifier notre caractère consumériste. Donc on est devant un monde qui devient très dangereux et finalement, je crois que Jacques CRAHAY l’a déjà dit tout à l’heure, on a été dépolitisé. On est devenu des êtres de consommation, des homo economicus comme on dit. Bientôt, on va devenir des homo digitalis c’est-à-dire des hommes numérisés simplement, on sera des paramètres de consommation, comme Amazon. Amazon qui ne vous connaît pas physiquement mais il connaît vos paramètres.
Donc je pense qu’il y a vraiment des questionnements très importants à poser sur le système économique mais cette dépolitisation a aussi touché nos représentations politiques, pas que nous-mêmes à titre individuel, mais aujourd’hui les gouvernants ont été des accommodateurs de l’économie de marché et donc ça veut dire qu’il n’y a plus de forts rappels comme ça pouvait être le cas dans les années 1940 et 1950, il n’y a plus de forces de rappel politique par rapport à une économie marchande et donc il y a un danger, évidemment, c’est qu’on atteigne un paroxysme d’exploitation de la planète qui soit alimenté par un monde capitaliste et qui conduit finalement à une destruction de l’espèce humaine ou en tout cas une extinction qui est d’ailleurs, je crois finalement, l’aboutissement ultime du capitalisme ! C’est-à-dire qu’à un moment, la seule enveloppe de protection qu’on ait encore par rapport au capitalisme, c’est seulement son enveloppe charnelle et qu’à un moment donné, elle soit simplement détruite comme on est en train de détruire la nature pour les générations qui vont suivre… Donc, on est devant un problème extrêmement grave, extrêmement grave, donc j’abonde en votre sens.
Je voudrais vous raconter une histoire qui a changé ma vie profondément. C’était il y a quatre, cinq ou six ans, c’était à Miami. Il se fait qu’aux États-Unis – j’ai vécu là-bas moins longtemps que Paul – mais il y a peu d’embouteillages aux États-Unis parce que les routes sont assez larges mais là, il y avait des travaux et donc il y avait un embouteillage et à ma gauche, il y avait le paysage urbain typique américain, c’est-à-dire un 7/11, qui est un peu un magasin de proximité, un Burger King, un McDonald, un magasin de vente de voitures d’occasion et il y a tout ce qu’on peut imaginer dans une ville, on va dire suburbaine, américaine. Et à droite, il y avait un cimetière qui n’était pas protégé par un muret ; il y avait un simple grillage et donc les gens klaxonnaient, en sortant d’un burger, ou un machin comme ça et on enterrait quelqu’un à trente mètres de l’endroit du carrefour. Et là, j’ai eu un tressaillement mais profond en me disant que finalement, il n’y avait plus la moindre seconde de différence par rapport à la fin d’une vie et ce qui importait, c’était d’aller plus vite en voiture en klaxonnant, quand on allait chercher son hamburger. Et je me suis rendu compte à ce moment-là, – parce que parfois, on a des images qui nous foudroient – que finalement le capitalisme, c’est ça, c’est l’enveloppe corporelle qui disparaît et ça n’a aucune espèce d’importance s’il y a un consommateur suivant qui est là pour prendre le relais. Et donc, on est dans un monde qui a exacerbé profondément nos pulsions consuméristes. Le danger pour combiner avec ce que je viens de dire, eh bien là, c’est qu’en fait la proximité des cataclysmes amplifie chez nous ce besoin d’accumulation, comme si cette accumulation et/ou la possession d’argent allaient nous protéger individuellement contre les cataclysmes collectifs. C’est ça l’ambiguïté et donc on va peut-être devenir d’autant plus fous, dans nos prédispositions consuméristes qu’on approche des échéances, qui sont en fait très proches…
Le mythe de la décroissance volontaire
Paul JORION : Oui, simplement sur la décroissance. Si vous avez suivi un petit peu ce que j’expliquais comment se constitue le PIB, en additionnant les valeurs ajoutées, et comment les valeurs ajoutées sont calculées… c’est entre le prix de revient et le prix de vente, vous avez bien compris qu’on ne peut assurer la décroissance que si de manière cohérente et de manière systématique, le prix de vente soit inférieur à celui du prix de revient. Bon, ce sont des banalités de base qu’on ne dit absolument pas. La décroissance, ça c’est le mot d’ordre mais nous sommes dans une logique de profit. Quand j’ai lancé ce message extrêmement négatif, effectivement dans ce livre qui est paru en 2016 : Le dernier qui s’en va éteindra la lumière, je dis que nous ne connaissons pas – si, il y a eu une tentative qu’on appelle le communisme soviétique – mais nous ne connaissons pas de méthode pour faire autrement que d’être dans une logique de profit. Bien entendu la gloutonnerie qu’on a pu exercer sur le charbon et le pétrole, nous a engagés de manière à mon sens irréversible dans cette direction-là.
Alors il ne faut pas cracher sur la technologie : il ne faut pas cracher sur les solutions que les scientifiques vont essayer encore de produire. C’est une question de survie, de renverser la vapeur. Bien entendu, il faut changer nos comportements, bien entendu la frugalité. La plupart d’entre nous, nous savons cela ; nous sommes nés dans des familles où heureusement on nous enseignait tout ça mais il est trop tard, il faudra deux cents ans pour qu’en convaincant d’autres de passer à ça, on change véritablement les choses…
Notre premier défi est démographique
Bruno COLMANT : Mais en matière fiscale, ça va être très compliqué parce qu’il y a deux défis. En fait, le premier défi n’est pas du tout l’écologie. Le premier défi organique et qui est à l’arrière-plan de tous les scénarios économiques, c’est le vieillissement de la population pour lequel on n’a pas prévu grand-chose puisqu’il n’y a pas de réserve, c’est simplement les actifs qui paient pour les inactifs… L’augmentation des soins de santé, des dépenses de maladies, explique pourquoi la plupart des états vont être structurellement en déficit budgétaire. À l’inverse, on diminue les dépenses sociales, eh bien, ça, ça veut dire qu’on met 40% de la population dans la précarité ou pire, dans la pauvreté. Ou bien on augmente les impôts, ce qui va immanquablement arriver.
D’autre part, il y a le second défi, parce que le premier sera plus immédiat en termes de perception quotidienne, il y aura le défi de la transition environnementale qui, elle, va devoir être financée aussi par l’impôt et certainement par l’endettement public. En fait, ce n’est très grave de financer tout ça par l’endettement public pour autant que l’endettement soit financé à un taux d’intérêt très bas, négatif après inflation, et donc on va vivre dans un contexte de transfert de richesse des épargnants vers les États, vers les personnes qui mettent en œuvre les transitions et vers les dépenses sociales. Donc tous les partis politiques qui vous promettront en 2024 des baisses d’impôts sont au mieux des démagogues, au pire de grands menteurs. C’est pourquoi on va vivre dans une époque de pression fiscale extrêmement forte et dans des économies certainement beaucoup plus égalitaristes parce que ça, on n’en parle pas beaucoup mais le système économique dans lequel on est a créé de grandes disparités entre les classes sociales. Quand on dit que la classe moyenne disparaît, ce n’est pas tout à fait faux ! Quand vous prenez ce pays, il y a entre 22 et 25% de pauvres, le chiffre est important parce qu’il y a des gens qui frôlent le seuil, finalement, qui vivent sous le seuil de pauvreté. D’accord, cette pauvreté, c’est chez les jeunes. Moins en Belgique que dans d’autres pays comme la France. Et chez les personnes âgées, de plus en plus, et donc il y a de multiples défis devant nous. On ne peut pas ignorer le périmètre fiscal et social et croire qu’on va résoudre les problèmes d’environnement. On a vraiment une accumulation de choses et le paroxysme de tous ces déséquilibres, c’est 2029-2030.
Une personne dans le public : Mais la fraude fiscale ?
Bruno COLMANT : La fraude fiscale ? Vous savez quoi, je vais vous dire un truc : la fraude fiscale, il y a 15% d’économie au noir dans le pays mais qui tient compte de tout, jusqu’au gars qui va chercher du ciment au Brico Center pour faire sa terrasse ou fait lui-même des petits travaux chez lui plutôt que faire appel à un indépendant. On va peut-être récupérer un peu d’argent mais ce n’est pas structurel, non : c’est le balancement de la taxation du capital et du travail qui va devoir changer et finalement le capital est peu taxé par rapport au travail puisque toute la progressivité des impôts se concentre sur le travail et les cotisations sociales aussi… voilà !
Une « taxe Sismondi »
Paul JORION : À propos de cette notion de fiscalité, éventuellement d’une inertie… C’est une chose dont Marc Lambrechts de l’Écho <de la Bourse> avait voulu qu’on ait, Bruno et moi, une grande discussion en 2014 (Penser l’économie autrement, Fayard). Et là on a parlé beaucoup, on a confronté des points de vue très différents mais qui se sont rapprochés sur justement ce rapport entre capital et travail. Il y a cette loi que je dirais inexorable dans ce qu’on produit, à savoir qu’il y a de moins en moins de travail et de plus en plus de capital, au sens du capital fixe de machines qu’il faut acheter… et là, Bill Gates a repris cette idée récemment, c’est-à-dire de taxer, c’est une proposition que j’avais introduite dans une chronique du Monde en 2012, c’était cette idée de Sismondi <Jean Charles Léonard Sismonde de Sismondi) (1773-1842)> ; la plupart des gens le connaissent parce qu’on a dit beaucoup de mal de lui dans le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels : « Le socialisme petit-bourgeois » ! Pourquoi ? parce qu’il était contre l’idée de révolution, parce qu’il avait l’impression qu’on pouvait tout arranger autrement. C’était l’époque des Luddites, c’était donc dans les années 1811-1817, c’est-à-dire le remplacement de gens d’une très grande technicité que sont les tisserands, par la machine Jacquard. C’est la première fois qu’on utilise des cartes perforées pour produire ces formes, ces patterns, très compliqués pour faire des tissus… Tous ces spécialistes sont simplement mis à pied. Ils sont licenciés, c’est terminé ! Il y en a quelques-uns pour lesquels ça se termine très mal. On finira par en pendre un certain nombre dans le Yorkshire parce qu’ils cassent les machines. Sismondi à cette époque, a une une réflexion – c’est un philosophe suisse – il dit qu’il faudrait que toute personne remplacée par une machine bénéficie à vie d’une rente perçue sur la richesse créée par la machine qui le remplace ou la remplace. Et c’est une idée révolutionnaire. Il y pense sur le mode individuel mais bien entendu on peut organiser cela de manière collective.
Alors des taxes sur les machines, ça a déjà existé mais pas dans la perspective de Sismondi. La personne qui est remplacée par une machine, le gain de productivité, se traduit maintenant simplement en une augmentation des dividendes. Voilà, c’est ça, c’est là que ça va. Et c’est caché par la comptabilité. La comptabilité ne fait pas ça délibérément, mais comme la machine n’est pas considérée comme un agent, comme un être humain, ça n’apparaît pas dans la comptabilité. Et il est essentiel à mon sens – et en particulier si on veut financer quelque chose comme la gratuité pour l’indispensable – il faut absolument que l’on taxe la richesse qui est créée par la machine, d’autant plus que la machine est de moins en moins coûteuse. Il faut absolument que cette richesse qui est créée bénéficie à l’humanité dans son ensemble. Et ce n’est pas révolutionnaire, cette idée-là car ça se trouve dans Spirou et l’aventure, publié, je ne sais plus, en 1952 [1948], dans l’ordre d’un monde de l’An 2000 où tout est remplacé par des robots et où les gens sont tous dans, je dirais, une activité de loisirs, etc. Ce que ces rêves de l’An 2000 produits en 1950 mettaient entre parenthèses, c’était le système de redistribution de la richesse à l’échelle à laquelle on est. Il faut absolument, à mon sens, s’attaquer à cela.
La révolution de l’Intelligence Artificielle
Bruno COLMANT : J’apprécie et je vais peut-être compléter sur ce que Paul vient de dire. On n’a pas parlé de l’intelligence artificielle pour parler de fiscalité donc on est devant une révolution gigantesque. Et donc le débat marxiste ancestral finalement du partage des gains de productivité va de nouveau se poser, à savoir que Marx avait dit finalement que le salariat est la marchandisation de la force de travail. Aujourd’hui, ça va être la supplémentation de nos capacités cognitives par des machines. Alors je sais qu’il y a des questions de temporalité – le monde ne s’écroule pas avec les innovations mais il y a parfois des creux. Et la révolution industrielle de l’intelligence artificielle a comme caractéristique qu’elle est quasiment soudaine pour l’humanité globalement… Ce n’est pas comme les révolutions industrielles préalables qui avaient mis un certain temps à se diffuser en fonction des géographies, des gisements de fer, de charbon, que sais-je ? Aujourd’hui, c’est quasiment tout le monde en même temps. Alors on est sidéré : il y aura des pans entiers de l’économie qui vont disparaître et de nombreux staffs non remplacés par d’autres vont apparaître.
Donc, ça va engager de grands débats comme par exemple le débat que j’ai pourtant écarté mentalement, mais je crois qu’on va devoir l’analyser, de l’allocation universelle. Peut-être, et on va devoir aborder le débat de la taxe Sismondi, avec peut-être l’introduction, pourquoi pas, d’une sécurité sociale payée par les entreprises et les machines parce que, s’il vient un moment où les travailleurs sont remplacés par une machine et que le nombre des travailleurs n’est pas suffisant pour alimenter le pot commun de la solidarité au travers des cotisations – qui est un système assurantiel – et on peut même étendre ce raisonnement à l’impôt qui est essentiellement fondé sur le travail, ça va poser la question de savoir quelle masse, quel gisement de richesses ou de revenus, on va taxer, et immanquablement ça va déplacer un peu de l’humain vers les entreprises, ça c’est clair ! Le taux d’imposition pour une société est tombée à 25% et on peut le remonter à 40%… mais le danger c’est que, dans une économie mondialisée, les fournisseurs de cette intelligence artificielle ne sont pas Belges. C’est très difficile d’appréhender la masse fiscale… C’est comme Amazon qui utilise des infrastructures routières, ferrées, postales, évidemment sans aucune contrepartie financière et donc si on les taxe, eh bien, ils vont se dire que ce n’est pas grave : les fournisseurs vont être moins payés pour que l’on puisse continuer à vendre comme avant aux clients.
Et donc il y a des grands débats fiscaux qui arrivent, et moi… je viens de sortir un livre qui s’appelle La Belgique de demain : 24 défis pour un avenir commun <(Mardaga, 2023)> avec un ami journaliste <(Olivier MOUTON)>. On y traite de tout ça. Il y a vraiment un système fiscal qui doit être complètement repensé en tenant compte de cette dimension temporelle de la démographie des générations qui vont suivre. Donc on vit encore dans un système fiscal et comptable qui est complètement archaïque et qui est le parfait reflet de la révolution industrielle au sein de laquelle le capital dominait le travail complètement. Donc on a des milliards d’années-lumière à penser, à mettre en œuvre dans les quatre prochaines années.
La logique du profit est inébranlable
Paul JORION : Je ferai une remarque sur ce qui s’est vu en France, il y a deux ou trois jours, il y a l’ADEME <Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie> qui s’occupe de prôner la sobriété au niveau gouvernemental et l’ADEME fait une petite publicité sur « … est-ce que vous avez bien besoin de ce que vous vous apprêtez à acheter ? » Et aussitôt : levée de boucliers. Les syndicats de vendeurs, les défenseurs du commerce, qui disent « Sortir ça à deux jours du Black Friday ! comment osez-vous ? » Vous n’avez peut-être pas vu ça mais c’est le monde dans lequel nous sommes.
On n’est pas capable de se montrer à la hauteur… voilà, comme le disait Bruno : on peut bien faire de grandes déclarations mais on n’est pas prêt à la radicalité qui est nécessaire aujourd’hui. C’est ça ce qu’il faut faire : il faut maintenant demander à ce que les choses se passent véritablement, exiger que quelque chose se passe véritablement !
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