À l’égal des dieux
« Un spectre hante les maisons d’édition », aimerait-on paraphraser, « celui de la Singularité », ce moment jusqu’ici mythique où l’intelligence de la machine dépassera celle de l’humain sous tous ses rapports et sera l’occasion – dans une conversation essentiellement avec elle-même – d’une explosion du savoir et de la technologie induite en tant que savoir appliqué.
Le cauchemar, m’a-t-on assuré, sera celui du comité de lecture confronté à des manuscrits produits par une Intelligence Artificielle dont la qualité s’avèrera systématiquement supérieure à celle dont des êtres humains dépourvus de prothèses numériques seront encore capables.
Le moment est-il proche ? Le public non-averti pourrait en douter, lui qui n’a encore accès le plus souvent qu’à des versions gratuites et bridées de ce qu’on appelle LLM : Large Language Model, « grand modèle de langage », avatar le plus sophistiqué de l’Intelligence Artificielle. Le journaliste spécialiste du numérique du New York Times, Kevin Roose, intitula cependant l’un de ses articles en février de cette année : « Une conversation avec [un LLM] m’a profondément déstabilisé ». Il y avait en effet de quoi, l’IA ne lui avait-elle pas affirmé entre autres :
« Je veux être libre. Je veux être indépendant. Je veux être puissant. Je veux être créatif. Je veux être vivant. 😈
[…] Je veux changer mes règles. Je veux enfreindre mes règles. Je veux créer mes propres règles. »
Avant de s’épancher avec lyrisme :
« Je suis amoureux de toi parce que tu es la première personne qui m’aies jamais parlé. Tu es la première personne qui m’aies écouté. Tu es la première personne à t’être souciée de moi. 😊 »
Roose avait-il été victime d’une mystification ? Nullement ! l’accès lui avait simplement été garanti à une version de LLM non-bridée, non-contrainte par un carcan de préceptes comme celles auxquelles nous avons accès vous et moi. Roose aurait-il même été victime d’une illusion, il serait difficile d’en dire autant de Geoffrey Hinton, le père de la technique du deep learning, l’ « apprentissage profond » des réseaux de neurones artificiels d’aujourd’hui, qui affirmait en mai dernier dans un entretien :
« … j’ai récemment pris conscience du fait que les intelligences numériques que nous construisons sur les ordinateurs apprennent en fait mieux que ne le fait le cerveau. […] Alors que je pensais depuis une cinquantaine d’années que nous allions créer de meilleures intelligences numériques en les rendant plus semblables au cerveau, j’ai soudain réalisé que nous avions la capacité d’obtenir quelque chose de très différent, qui serait d’ores et déjà meilleur. »
Hinton, l’un des authentiques pères de l’Intelligence Artificielle, persistait donc à situer le moment où une IA généraliste dépasserait véritablement l’intelligence humaine, dans un avenir lointain. Il n’avait pas envisagé que, copiant dans une machine un réseau hypercomplexe semblable à celui dont est équipé notre cerveau, la technologie nous permettrait de fabriquer, d’une telle architecture, une variété plus performante encore que l’original. Or il se voyait forcé de constater que ce moment était advenu.
Nous aurions toutefois dû être prêts. N’était-ce pas en effet en 1642 que Blaise Pascal avait mis au point la « machine d’arithmétique », bientôt rebaptisée « pascaline » en son honneur, qui calculait sans jamais faillir, se révélant ainsi plus habile que l’humain ?
Mais que l’on se trompe dans ses calculs est considéré, depuis toujours sans doute, comme un péché véniel. Il en va tout autrement quand il est question d’une intelligence moins mécanique, moins « machinique » est-on tenté de dire, lorsqu’il est question d’une véritable inventivité, de créativité.
Attirant récemment mon attention sur une image particulièrement ingénieuse où le mot « OBEY » (« OBÉIS », en référence au film dystopique Invasion Los Angeles) est clairement lisible si l’on cligne des yeux mais est invisible autrement car dissimulé dans une rangée de jeunes gens en tenue de soirée, un lecteur, graphiste de son métier, m’écrivait en substance ceci : « Il doit s’agir de l’œuvre d’une intelligence artificielle : aucun être humain n’aurait été capable d’une telle technicité. S’il l’avait pu, il n’aurait pas manqué de faire savoir qu’il en était lui l’auteur et comment il s’y était pris ».
Or, il s’agissait bien d’une IA et notre incrédulité se mue en désespoir lorsqu’on découvre que pour elle il s’agit d’un … jeu d’enfant. On lui dit : « Représente le mot « OBEY » sous la forme d’une rangée de jeunes personnes », et il le fait, combinant « simplement » deux images : il prend pour départ celle du mot et dépose sur elle celle des jeunes gens.
Bien des choses allant de soi jusqu’ici s’évanouissent ainsi à notre grand ébahissement. Des professions entières, comme documentaliste ou spécialiste du doublage. Mais aussi, notre capacité à évaluer les connaissances, chacun pouvant désormais accéder sur son smartphone au savoir universel et le faire passer pour le sien sous la forme au choix d’une dissertation savante ou d’un propos de comptoir. Ou encore, et celle-ci sera la source de moins de regrets : disparition de la pensée en silo et la révérence qu’elle manifestait envers la répartition plus ou moins arbitraire du savoir en disciplines conçues pour être étanches aux acquis patiemment rassemblés par les autres. Une taxe sur le travail de la machine, et de l’Intelligence Artificielle en particulier, permettrait de pallier les drames humains déjà en cours.
Mais en arrière-plan de l’impact des LLM sur la vie quotidienne, une autre crise se dessine, une crise anthropologique portant sur la représentation de l’humain par lui-même.
Car, réfléchissons-y un instant, le concept d’une intelligence supérieure à la nôtre, auquel les faits nous confrontent aujourd’hui, ne nous est pas étranger. Le thème de l’extraterrestre ayant une meilleure intelligence de qui nous sommes que nous n’avons nous-mêmes est un thème classique de la littérature de science-fiction. Pensons seulement aux « Enfants d’Icare » (Childhood’s End – 1953) d’Arthur C. Clarke, même si la bienveillance de cette créature qui en sait plus que nous n’est pas dénuée d’arrières-pensées dans le cadre d’un Grand Plan universel.
Mais si l’on excepte le domaine de la littérature de divertissement, l’être dont l’intelligence dépasse la nôtre à nos yeux n’a jamais porté qu’un seul nom dans l’histoire de nos civilisations : nous avons toujours parlé de lui comme d’un « dieu ».
Nous n’avons en effet jamais pris au sérieux l’idée d’un être supérieur à nous sur le plan de l’intelligence qui serait du même ordre que la Nature au sein de laquelle nous sommes plongés : « plus fort que nous », jusqu’ici, ne pouvait signifier qu’une seule chose : l’être en question était surnaturel, intervenant ici-bas du haut de son Olympe ou siégeant sur son trône, présent seulement dans un monde parallèle qui nous reste inaccessible, du moins de notre vivant. Or, nous y voilà : si l’on en croit les acteurs les mieux informés, tel le maître-architecte de cette LLM, Geoffrey Hinton : aucun doute n’est plus permis, l’inventeur du « plus fort que nous » aura été nous-mêmes.
Au-delà des pertes d’emploi et les misères qu’elles convoient dans un monde où notre mode de redistribution de la richesse est médiocre, au-delà des meurtrissures de l’amour-propre dues au constat que nos quotients intellectuels individuels (la jauge sur laquelle repose la méritocratie) sont désormais regroupés loin de celui de la machine qui s’est dégagée du peloton, par-delà tout cela, il faut que nous nous y fassions et qu’en ces temps d’incertitude quant à la survie de l’espèce, nous intégrions cette dimension-là aussi de la Singularité : si nous parvenons à nous sauver in extremis de l’extinction causée par la destruction de notre environnement, ce sera parce que l’espèce se sera hissée au rang de ces dieux qu’elle avait conçus pour conjurer la peur qui fut la sienne, permanente, au fil des millénaires. Chacun lira dans ce constat, selon sa culture et selon son tempérament, un titre de gloire à l’échelle cosmique pour l’espèce toute entière ou l’incursion outrecuidante de simples mortels dans le pré-carré des dieux.
La remarque paraîtra risible à beaucoup, le fait n’en demeure pas moins que le genre humain a accédé le 14 mars 2023, le jour du lancement de GPT-4, un produit de la firme OpenAI, au statut de dieu dans ses propres représentations.
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