Il a fallu des millions d’années pour que s’érigent les montagnes sans se soucier du temps qui passe.
Il a fallu des centaines de milliers d’années pour que les glaciers y dessinent des vallées sans se soucier du temps qui passe.
Il a fallu des dizaines de milliers d’années pour que la Vie les recouvre de sols fertiles sans se soucier du temps qui passe.
Il a fallu des milliers d’années pour que les êtres humains s’y installent définitivement en commençant à se soucier du temps qui passe. La conscience du travail des anciens disparus partout visible, la conscience et la fierté de l’héritage à laisser pour les générations suivantes. La conscience de la Vie sans savoir combien de temps elle voudra bien nous accorder. La conscience de la mort, sa compagne, traversant chaque dimanche, le royaume des morts pour aller à la messe, les enfants dont un sur deux survivait, l’hiver affamant qu’il fallait traverser. La survie qui faisait mesurer à chacun l’inestimable valeur du collectif malgré ses rigidités et sa rudesse. Qui aurait pu s’imaginer vivre en dehors ?… un vautour passe indifférent au temps, dans sa quête de nourriture…
Chaque génération posait sa pierre sur le chemin montant aux estives. Les prairies, comme les estives étaient communes, l’irrigation cheminant par des canaux longeant les courbes de niveau était l’affaire de tous et les règles d’usage définies en commun. La vie était à ce prix. Nul ne pouvait s’en échapper sauf quand la misère poussait à s’embarquer sur un bateau pour les Amériques avec des rêves plein la tête.
L’argent n’existait pas où presque, les échanges de services et de biens étaient la règle. Les loisirs étaient rares et les journées suivaient le rythme du soleil. La Vie était âpre mais donnait de la valeur à chaque douceur. celà définissait une conscience de soi dans un espace limité mais connu dans ses moindres détails, une forme de sagesse contrainte vis à vis de la nature à la fois hostile et nourrissière.
Il aura suffit de quelques siècles pour que la science et la modernité mettent un terme à tout cela. L’énergie facile mécanisa la vie de chacun. Désormais le temps était devenu une question de vitesse et l’existence libérée de la survie, une course à l’accumulation. Toujours plus devint la règle et l’infini un objectif, jusqu’à y perdre son identité d’être humain au profit de l’insatiable image de soi. Ce qui appartient au passé relève de l’obsolescence, le futur, des objectifs à atteindre, la valeur de chaque chose a désormais un prix, une cotation. Le présent de l’être a disparu dans la course pour fuir le temps perdu et dans le désir inassouvi de devenir.
En vallée de Campan, comme ailleurs, dans les sociétés « modernes », la rentabilité gère la vie des êtres humains. La survie ne se joue plus ici. Les gens des villes achètent les granges foraines qui n’ont plus de vaches pour en faire des résidences secondaires. Venir ici quelques semaines par an pour se retrouver dans la nature à consommer ou sur les pistes de ski à dévaler.
La neige tarde à venir cette année, la forêt gagne sur les estives, les troupeaux disparaissent progressivement… La nature est toujours là, la Vie est toujours là. En avons nous simplement conscience ?
Le vent est doux, le soleil chaud. On entend quand même la musique de quelques sonnailles par-dessus le bruit incessant des voitures. Sentir l’espace et prendre le temps. Le temps de se sentir en vie, faire corps avec tout cela sans se soucier d’hier ni de demain. Comprendre les vautours, comprendre le lichen et la mousse, comprendre la roche… Il est temps de cesser d’écrire et de laisser filer les pensées. Existe t-il une autre réalité ?
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