Illustration par DALL·E (+PJ)
Comme l’a dit Paul, il est difficile de commenter utilement tout en étant sûr de ne pas « jeter de l’huile sur le feu ». Je partage cependant mes craintes sur les risques que cette situation s’envenime encore sérieusement, jusqu’à au pire un enchaînement façon juillet 1914 vers une guerre à grande échelle au Moyen-Orient.
1. Le choc subi par Israël, et par la communauté juive mondiale, est historique et ne doit surtout pas être sous-estimé. L’assassinat systématique de 1200 civils juifs par le Hamas le 7 octobre est une réédition exacte à plus petite échelle du comportement des Einsatzgruppen en 1941-42 sur le front de l’Est (la « Shoah par balles ») : des groupes mobiles de tuerie parcourent systématiquement un territoire pour y tuer tous les juifs. Certes les dégâts humains sont incomparablement plus petits, mais seulement parce que le Hamas n’a pu prendre le contrôle que de quelques villages israéliens pendant un jour ou deux – en somme parce que le Hamas est fort loin d’avoir la puissance militaire de la Wehrmacht, l’armée allemande pendant la seconde guerre mondiale.
Toujours on associe au rappel de ce que fut la Shoah ce souhait « Jamais plus ! ». Le 7 octobre, le Hamas a répondu « Si ». Israël a dans sa raison d’être la mission de protéger les juifs contre de nouvelles persécutions un nouveau génocide. Le 7 octobre est un échec dans la raison d’être même d’Israël.
Il me semble difficile de comprendre la situation, notamment la violence de la réaction d’Israël, et les risques d’enchaînement, si on ne prend pas la mesure de ce choc énorme.
2. Israël n’a pas encore vraiment commencé à réagir, il ne s’agit que d’un prélude, et déjà les dégâts humains sont multipliés. Le bilan humain des bombardements est annoncé par le Hamas – certes pas observateur neutre – comme approchant les 3000 morts, mais il y a des raisons de craindre qu’il soit déjà largement pire. Certes le Hamas n’a aucun intérêt à minimiser les morts, mais qui peut imaginer que les secouristes sont en mesure d’intervenir sur toute la zone, surtout de déblayer les milliers de constructions effondrées – et de compter les gens qui sont coincés dessous ?
Rappelons que la bande de Gaza, de superficie 365 km², est habitée par 2,4 millions de personnes avec une densité moyenne supérieure à 6000 personnes au km². Rappelons qu’Israël annonçait il y a quelques jours avoir déjà tiré 6000 bombes d’une masse totale de 4000 tonnes sur cette zone – soit déjà plus de 10 tonnes de bombes au km². Rappelons qu’une bombe d’1 tonne à 50 mètres, c’est la mort quasi assurée.
3. Le projet du gouvernement israélien est l’éradication de tous les moyens militaires du Hamas de la bande de Gaza, non aux fins de vengeance, mais afin de s’assurer qu’il ne puisse plus se transformer en Einsatzgruppe et massacrer des juifs. Ce projet a un grand avantage, et deux graves inconvénients :
a) Conquérir une zone urbaine contre un adversaire retranché et habile est difficile, long et coûteux, mais possible. Si la société israélienne est prête à en payer le prix – probablement en milliers de tués au combat – elle réussira sans doute. Et casser les reins au mouvement djihadiste et génocidaire qu’est le Hamas serait un grand bénéfice non seulement à l’évidence pour Israël, mais aussi à vrai dire pour le monde entier.
b) Mais il n’y a aucune solution politique pour l’après ! Lorsque l’Etat Islamique a été éliminé, la solution politique était évidente : restaurer le statu quo antérieur, par exemple l’Etat irakien récupérant son territoire. A Gaza cependant le statu quo ante c’est le Hamas. L’occupation par un pays étranger Israël aurait le même succès que les Etats-Unis en Irak. L’autorité palestinienne n’aura aucune envie d’apparaître comme un supplétif d’Israël. Et ni l’Egypte ni aucun autre pays arabe n’est prêt à sortir Israël de ce mauvais pas.
c) Surtout, surtout, la conquête d’une zone urbaine est extrêmement coûteuse en vie civiles. Citons deux points de repère, Raqqa en 2017 est conquise sur l’E.I. par une coalition sous contrôle américain, prenant de grandes précautions pour limiter les pertes civiles qui seront de 1% de la population d’avant-guerre. Et Marioupol en 2022 est conquise sur l’Ukraine par la Russie, prenant peu ou pas de précautions pour limiter les pertes civiles, qui sont estimées diversement mais avec un minimum de 5% de la population d’avant-guerre.
Autrement dit, l’ordre de grandeur du prix d’une conquête « avec des précautions » de Gaza est 25 000 morts. L’ordre de grandeur d’une conquête « on y va et c’est tout » est 120 000 morts au minimum.
Les Etats-Unis font à l’évidence tout leur possible pour influencer Israël afin qu’il prenne des précautions pour limiter les pertes civiles. Mais dans un tel contexte, même l’hypothèse la plus basse des pertes civiles envisageables est déjà énorme !
4. En plus d’un désastre humain effroyable, la conquête de Gaza pourrait assez facilement être l’étape suivante de la marche vers une guerre générale au Moyen-Orient. Voici à titre d’exemple l’un des scénarios possibles, dont les 3 premières étapes sont déjà réalisées :
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- 1. Le Hamas attaque Israël et massacre plus de mille civils indistinctement
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- 2. L’Iran avertit Israël que l’extension du conflit dépendra de ses actes à Gaza
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- 3. Les Etats-Unis avertissent l’Iran de « faire attention »
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- 4. Israël envahit Gaza, provoquant la mort de dizaines de milliers de civils
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- 5. Le Hezbollah attaque Israël (milliers de missiles courte portée)
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- 6. Les Etats-Unis et Israël ripostent contre le Hezbollah, mais Israël aussi directement contre l’Iran (chasseurs-bombardiers)
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- 7. L’Iran riposte contre Israël (centaines de missiles longue portée, milliers de drones)
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- 8. Les Etats-Unis ripostent contre l’Iran (bombardiers lourds)
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- 9. L’Iran riposte contre les intérêts pétroliers dans le Golfe (drones), provoquant interruption longue d’une grande partie des flux
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- 10. Crise économique mondiale
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Ce scénario pourrait être bloqué à plusieurs endroits. Je ne pense pas très probable l’extension à l’Iran – tout en ne voyant pas comment l’écarter d’un revers de main. L’extension au Hezbollah est déjà beaucoup plus probable, car le ministre des affaires étrangères iranien a déjà délivré un quasi-ultimatum, et la puissance de feu du Hezbollah est nettement supérieure à celle du Hamas, avec risque de déséquilibrer Israël suffisamment pour qu’il escalade encore davantage. Et bien sûr des volontaires pour aller faire djihad contre les Israéliens sont probables – on en recrute déjà ouvertement paraît-il en Iran.
Joe Biden voulait au minimum inciter et pousser Benyamin Netanyahu à appliquer davantage le droit de la guerre – autoriser notamment les secours aux civils, débloqués seulement sous la pression du président des Etats-Unis. Aucune idée s’il a pour objectif aussi de faire renoncer les dirigeants israéliens à leur projet d’intervention au sol.
Ni s’il pourra y parvenir, l’influence américaine est certes grande, mais si Israël est convaincu d’être en danger mortel la culture du pays est de « faire le nécessaire » pour se protéger, que ses amis soient d’accord avec lui ou pas. C’est sans doute l’utilité première des deux groupes aéronavals américains dépêchés en Méditerranée : rassurer suffisamment Israël pour l’inciter à la modération. Biden peut encore faire valoir que le Hamas tend à l’évidence un piège à Israël en l’incitant à cette invasion, et que tomber dans le piège tendu par l’ennemi n’est généralement pas une bonne idée.
Je souhaite pour ma part vivement qu’Israël reconsidère, et renonce à l’intervention au sol. Renforcer la protection aux frontières qui a si gravement failli le 7 octobre est du point de vue d’Israël une mauvaise solution, pas vraiment convaincante.
Mais les alternatives sont pires.
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Illustration par DALL·E (+PJ)
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