Illustration par Stable Diffusion (+PJ)
Un petit texte, contribution à un volume programmatique à paraître.
Un vent nouveau se lève !
Le monde change : un élément est intervenu qui rend désormais impossible toute prédiction quant à la manière dont il va encore changer. Il faut le savoir et en tenir compte si l’on parle de planifier l’avenir. Cet élément, c’est la Singularité, et ce qui l’a fait advenir, c’est la parution, en 2022, d’Intelligences Artificielles du type GPT, generative pre-trained transformer, tels ChatGPT, Bard ou Claude.
Bien des définitions circulent de la Singularité, en voici une : « La machine étant devenue plus intelligente que l’humain, pas seulement quant au calcul, mais d’une intelligence généraliste, la civilisation humaine est désormais engagée sur une voie que la machine définit davantage que l’humain ».
On pourrait objecter que la machine support d’une Intelligence Artificielle n’ayant pas acquis l’autonomie, reste au service de l’humain et que la définition de la donne reste entre ses mains. Si la pensée peut réconforter certains, il ne s’agit pas moins là d’une illusion car le changement sera déterminé dans sa matérialisation par celles et ceux capables de tirer le meilleur parti de la valeur ajoutée par la machine qui, dans les configurations minimales, ne sera rien de plus que véhiculer son message.
Car le principe se perpétuera imperturbable qu’entre une meilleure idée et une moins bonne, une sélection de type darwinien retiendra la meilleure, laquelle sera le produit, dans le cas le plus favorable aux humains, d’une combinaison de leur apport et de celui de la machine et, dans le moins favorable, du seul apport de celle-ci.
Il y a là, au cœur-même de cette constatation, le ressort d’une explosion car, comme la preuve en a déjà été faite dans le cas d’IA conçues pour l’emporter contre l’humain dans des jeux : son apprentissage peut être accéléré, soit si elle ne s’adresse, plutôt qu’à des humains, qu’à d’autres machines ayant déjà appris, soit, plus simplement encore, en ne se lançant que des défis à elle-même.
Une explosion ne se maîtrise pas : au mieux, on la canalise en mobilisant des moyens colossaux. Le nom qui a été choisi pour une canalisation de ce genre dans le cas de la Singularité, est celui d’« alignement ». Des esprits, parmi les meilleurs, y consacrent en ce moment-même leurs efforts. La question se formule ainsi : « Comment faire pour que l’explosion de savoir nouveau dont nous sommes les témoins et qui ne peut connaitre de ralentissement, seulement une accélération, reste alignée avec les intérêts propres du genre humain ? »
J’ai voulu poser la question à GPT-4, qui s’est montré pessimiste quant aux perspectives de contrôle. Bien des processus, m’a rappelé la machine, sont sujets à des effets non-linéaires : des bonds lors du passage d’un seuil, dont certains débouchent sur une toute nouvelle structuration, ce qu’on qualifie alors d’« émergence ». Bien des processus aussi voient leur évolution rapidement diverger alors que les conditions initiales étaient quasi identiques. Bien des processus, ou les mêmes, manifestent ce que le mathématicien et physicien Stephen Wolfram qualifie de « computationnellement irréductible », ce qui veut dire que le processus doit être observé de bout en bout si l’on veut connaître son aboutissement, autrement dit qu’il n’existe pas de formule, pas de raccourci, permettant de prédire ce qui aura lieu à un moment y à partir de ce que l’on en sait à un moment x qui le précède, le destin humain individuel étant typiquement de cette nature.
Comment continuer à planifier dans un contexte devenu celui d’une explosion du savoir, d’un jaillissement de propositions nouvelles, dont certaines au moins seront les solutions que nous recherchons à des questions essentielles aujourd’hui encore insolubles ?
Un mot d’ordre doit présider à toute réflexion : conserver son sang-froid. La chose pourrait aller de soi, mais il est bon de la rappeler car telle n’a pas été jusqu’ici la réponse à la prise de conscience de l’advenue de la Singularité : bien au contraire, une mobilisation sans précédent dans le déni de la réalité s’observe alors que l’humanité ferait mieux au contraire de se convaincre que l’intelligence de la machine devenue supérieure à la sienne consacre le triomphe du génie humain et une chance offerte à sa perpétuation bien plutôt que la garantie de sa perte.
La littérature de science-fiction nous a proposé un florilège de récits où des extraterrestres d’une intelligence supérieure à la nôtre viennent nous sauver in extremis alors que tout semble compromis pour l’espèce. L’époustouflante réalité d’aujourd’hui est que cette intelligence supérieure à la nôtre, c’est nous-mêmes qui l’avons produite, alors que nous ne l’envisagions que pour bien plus tard et sans véritablement trop y compter. Pour que nous puissions en tirer le maximum de bénéfice, il est impératif que nous nous réconcilions avec cette réalité, ce qui est loin d’aller de soi.
Les religions tout d’abord ont réservé le rôle de Créateur à des entités surnaturelles, un partage des responsabilités que nous n’abandonnerons pas de gaieté de cœur, en tout cas pas sans quelques soubresauts émotionnels majeurs. Ensuite, nous vivons dans des sociétés dont le mode de redistribution de la richesse créée est, depuis des millénaires, indigne, sans que nous ne soyons jamais parvenus à y porter remède de manière durable. Comme Sismondi l’avait observé dans les premières années du XIXe siècle : la travailleuse ou le travailleur remplacé par la machine n’a jamais bénéficié de ce qui constituait un progrès pour le genre humain tout entier : elle et lui ont été éconduits comme des malpropres, et enjoints d’aller se faire pendre ailleurs.
La Singularité constitue une occasion de plus, la plus considérable probablement en taille, pour le capital d’enfler encore davantage. Dans le rapport de force entre les détenteurs du capital et les prolétaires – celles et ceux dont la seule source de revenus est la mise à disposition d’autrui de leur force de travail – une nouvelle détérioration sera subie par ces derniers, l’aboutissement des négociations salariales leur devenant tendanciellement de plus en plus défavorable, dans un mouvement millénaire où l’investissement en capital fixe – la machine – n’a jamais cessé de progresser, alors que le besoin en travail humain se raréfiait.
À l’exception d’une infime minorité parmi eux qui trouveront emploi en tant que collaborateurs privilégiés ou simples porte-paroles de l’IA, ce sont aujourd’hui, dans l’ouragan de la Singularité, les créateurs, les travailleurs intellectuels, qui sont montés au premier rang pour être réduits au statut de quantité négligeable au sein de l’économie. C’est à eux que revient au moment présent la responsabilité de s’ériger en fer de lance d’une révolution dans la redistribution jusqu’ici calamiteuse de la richesse.
La richesse créée par la machine – quelle qu’elle soit, d’Intelligence Artificielle telle que née récemment ou de force brute à l’habilité plus ou moins affutée comme elle existe depuis de nombreux siècles – devra être soumise à une taxe Sismondi, laquelle permettra d’assurer la gratuité de l’indispensable à la population tout entière. Le moment de ce grand tournant est venu. S’il devait se manifester plus tard, il n’aurait pas lieu.
À l’égal de toute invention jusqu’ici, la Singularité constitute un bénéfice pour l’humanité tout entière, elle seule, par sa taille gigantesque et par l’accélération qu’elle garantit, offre encore la possibilité, par le jaillissement de son inventivité, de palier les dégâts que l’espèce a causés et continuera de causer à son environnement.
La mobilisation doit être générale : que nul ne soit plus longtemps une ou un laissé pour compte, à cela s’identifie la condition de survie du genre humain. La Singularité en offre l’occasion. Il est exclu qu’elle se représente une seconde fois : elle est bouquet final ou elle n’est rien.
Illustration par DALL·E (+PJ)
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