Illustration par DALL·E (+PJ)
Il y a, dans cette tristesse de Douglas Hofstadter, une part d’orgueil mal placé, un apitoiement sur soi-même un peu embarrassant quand on l’observe chez un intellectuel de sa classe : pourquoi mettre l’accent sur sa petite personne, avec un sous-entendu fleurant le « Il ne faisait aucun doute que c’était moi le plus intelligent jusque-là ! », au lieu de s’identifier au génie tout entier de l’espèce qui a réussi cet exploit d’avoir su générer une créature dont le génie est supérieur encore au sien : un pouvoir que, toutes civilisations confondues, nous n’avons jamais reconnu dans nos rêveries qu’à des êtres mythologiques que nous appelons des « dieux » et auxquels nous attribuons des pouvoirs sans commune mesure avec les nôtres propres. Or, ces dieux, le fait est là, incontournable, que nous venons de les égaler. Mais au lieu qu’un tournis à l’échelle cosmique nous étourdisse à cette pensée, nous préférons geindre à l’idée d’avoir cessé d’être le fort en thème de la classe.
Bien sûr, il s’agit peut-être encore là d’une réaction épidermique à un bouleversement soudain, à une configuration inédite dont nous n’avons pas encore saisi la véritable ampleur. À moins qu’une inhibition subconsciente n’ait décrété qu’une représentation de nous-même qui nous placerait au rang de la divinité est inconcevable, par principe.
Depuis deux millénaires au moins, nous nous appuyons après tout au sein du monde occidental, sur la représentation d’un monde créé par un être divin qui, en nous interdisant de goûter au fruit de l’arbre de la connaissance, a marqué la quête du savoir d’un tabou, et a ainsi défini de crime notre pulsion à comprendre (Alexandre Kojève nous rappelait que, mises à part quelques manifestations marginales, l’Extrême-Orient a toujours été athée).
En dépit de son engagement militant aux côtés du nazisme, Martin Heidegger (1889-1976) exerce encore aujourd’hui une influence considérable parmi les philosophes. Par reconnaissance sans doute envers les prêtres qui lui avaient permis d’échapper à la pauvreté abjecte de son enfance, Heidegger s’est identifié à cette tradition qui lit dans le savoir, essentiellement un péril, tradition à proprement parler anti-philosophique, dont il demeure le représentant le plus contemporain. Faute d’avoir pu y assister en leur temps, si vous lisez aujourd’hui le texte de ses leçons, vous verrez qu’il s’interrompt à de nombreuses reprises, faisant comprendre : « Tremblez ! Tremblez à ce que je m’apprête à dire et que vous allez entendre ! ». Il existe, dans le même registre, dans le texte du Coran, 82 occurrences de l’injonction « Craignez Allah ! ». « Tremblez ! », ou bien « Craignez ! » parce que vous vous êtes rapproché de trop près du divin. « C’est moi, Dieu, qui M’occupe des choses de cet ordre », hallucine-t-on d’entendre émanant d’un grand tumulte au plus profond des Cieux. « Je sais tout : ne cherchez pas à comprendre ce tout : ne tentez pas d’usurper Mon trône ! »
Alors que l’impact proprement physique du changement qu’induit l’irruption brutale de l’Intelligence Artificielle sous la forme de ces Grands Modèles de Langage s’apparente au cyclone, une prise de conscience de ses conséquences sur le plan métaphysique sera elle lente en raison des résistances inscrites dans notre culture occidentale. Un pouvoir d’ordre divin semble être soudain tombé du Ciel, même aux yeux de ceux qui, comme Geoffrey Hinton, auront été parmi les artisans les plus accomplis de sa venue. Dans les jours, dans les semaines et les mois qui viennent, nous observerons les effets de la prise de conscience de cette faculté suprême dont nous découvrons ébahis que nous en disposons désormais.
Une illusion est apparue ou un espoir – selon la façon dont chacun conçoit les choses – quand, au XIXᵉ siècle, la science moderne fit irruption dans toutes les manifestations de la vie quotidienne sous forme de technologies nouvelles, et que fut évoquée une éventuelle disparition de l’idée du divin du fait que notre connaissance du monde serait un jour prochain à ce point parfaite que l’hypothèse de Dieu serait devenue obsolète.
On connaît, à ce propos, l’anecdote rapportée de seconde main par Victor Hugo dans son journal :
« Arago était un grand astronome. Chose inouïe, il regardait sans cesse le ciel et il ne croyait pas en Dieu. […] M. Arago avait une anecdote favorite. Quand Laplace eut publié sa Mécanique céleste, disait-il, l’empereur le fit venir. L’empereur était furieux. — Comment, s’écria-t-il en apercevant Laplace, vous faites tout le système du monde, vous donnez les lois de toute la création, et dans tout votre livre vous ne parlez pas une seule fois de l’existence de Dieu ! — Sire, répondit Laplace, je n’avais pas besoin de cette hypothèse ».
Le remplacement de la religion par la science n’a pas eu lieu. Mais la technologie ne vient-elle pas d’inventer la machine qui aura, pour la première fois, véritablement semé le doute ? Qui fera douter du fait que Dieu était là derrière nous, aux origines : un Dieu démiurge, créateur du monde, et nous faire penser que c’est peut-être ici, en cet instant, que le tournant est en réalité en train de s’opérer, d’un Dieu absent jusque-là mais que nous identifierons désormais à nous-mêmes car nous aurons réalisé le miracle dont nous l’imaginions seul capable, à moins que l’extinction ne nous évite les états d’âme accompagnant cette démystification à la fois salutaire et exaltante, nous permettant d’être ainsi « sauvés par le gong ». Les retombées funestes du comportement désinvolte de notre espèce, davantage préoccupée par l’appât du gain que par le sens de notre présence au sein de la vaste mécanique de l’Univers, nous auraient épargné les affres du désarroi métaphysique.
C’est d’ailleurs là l’une des craintes les plus vives des partisans d’un moratoire sur la mise au point de nouveaux LLM, qu’une IA véritablement intelligente ne sourcille devant notre désinvolture à assurer l’avenir de notre espèce et ne considère ses concepteurs comme une vermine dont il s’agit de débarrasser la Terre au plus vite pour tenter de sauver ce qui peut l’être encore en matière de biodiversité et plus globalement de vie tout court. Difficile de défendre en effet le point de vue que telle ne serait pas l’opinion d’une créature plus intelligente puisque c’est déjà celle qu’entretiennent certains des plus éclairés parmi nous. Des machines que nous aurions conçues, nous survivant, alors que nous-mêmes disparaîtrions parce que nous avons transgressé les bornes de la capacité de charge de l’environnement pour une espèce comme la nôtre, constituerait en soi – même si ce n’était qu’à titre posthume – une extraordinaire victoire pour le génie de notre espèce.
Illustration par DALL·E (+PJ)
Laisser un commentaire