Imaginons…
(À cet instant, il n’y a pas encore de didascalies, à proprement parler. Qui peut se prévaloir de
nous ordonner des postures, des allures, des attitudes, des contenances ? En écrira qui voudra à
ses risques et périls. Les autres feront de leur mieux pour qu’à jamais s’enfuient les ombres.)
Dans quel décor vivions-nous jusqu’à lors ?
Imaginez, vous êtes au théâtre. Vous sentez des odeurs subtiles, d’épices et de sucre, de poussière et de propre, d’océan et de maman ; vous fermez les yeux et vous vous imaginez assis – assise – dans un jardin. Vous n’êtes pas seul – pas seule – mais pourriez l’être ; cela changerait-il quelque chose ? Nous le verrons. Vous pourriez être trois ou quatre.
Plus que cela encore ?
Oui, plus que cela encore et le temps passant, vous êtes toujours plus nombreux.
Au début, la scène est plutôt bien éclairée Mais à mesure que passe le temps, une grisaille crépusculaire s’installe et devient de plus en plus sombre. Une poursuite attrape les ombres une à une. Certains des personnages malgré tout demeurent dans la lumière.
Ainsi la pièce a déjà commencé mais vous ignorez depuis quand, elle s’est déjà poursuivie mais vous ne savez pas pendant encore combien de temps.
Cette pièce est jouée devant vous, devant un décor. Il s’agit d’une ville moyenne, ou d’une grande, où le gris de l’acier et du béton l’emporte ; les personnages se déplacent, parlent et agissent. Ils ont l’air de vivre, d’être libres. Certains semblent s’aimer et d’autres se détester et parfois se haïr.
Au fond, ils veulent simplement vivre. Ils ont des enfants, des petits enfants. Et ils veulent seulement qu’ils vivent. Vous pourriez les croire heureux. Certains se croient heureux et d’autres désespèrent jamais de l’être.
On voit des avions, des bagnoles, des vélos et des trottinettes, des montres connectées, des smartphones…Vous discernez de plus en plus difficilement les silhouettes qui s’agitent devant vous, voire très loin ou même très très loin devant vous. Vous comprenez de moins en moins ce qu’il se passe. Ce peut être au nord, ou bien au sud, ou encore à l’ouest, à l’est que cela se passe. Cela importe peu.
Car ce qui compte, c’est que des femmes, des hommes, des enfants et des vieillards jouent des scènes dans un cadre, devant un décor que vous connaissez, auquel vous êtes habitués depuis votre naissance et que vous avez fini par ne plus distinguer clairement. Ici, des gens se goinfrent sans la moindre retenue et boivent sans modération, rient tant et plus, là d’autres les envient ; le long d’une rue, des gens sont enfermés dans des automobiles qu’ils voudraient rapides mais qui ne sont que lentes, en longues théories dont on ne voit plus que les feux rouges de l’arrière.
À droite, ils se réjouissent de retrouver rapidement des parents ou des amis à la campagne ou au bord de l’eau, tandis que d’autres à gauche regardent tout cela tristement ; sur des plages parfumées, des gens s’aiment vite fait alors que dans des bosquets ou des boqueteaux, jouissent vivement des messieurs et des dames, des dames et des dames, des messieurs et des messieurs, et d’autres non. Des gens rient ou pleurent, pleurent ou rient, et d’autres non ; des gens bâclent des prières pour un dieu unique afin d’améliorer ou de mieux comprendre leur fantastique et mystérieuse existence, pour se sentir en harmonie avec ce qui vit, et d’autres non ; des gens déboulent des trains, des tramways, des métros et au pas de course s’engagent dans des rues bondées pour se rendre dans des lieux où ils ne sont pas vraiment attendus, et d’autres non ; des gens s’énervent à pousser dans des supermarchés, des chariots emplis de victuailles grasses et sucrées, et d’autres non ; des gens s’échinent pour le profit de quelques uns à labourer des sols épuisés, et d’autres non ; des gens extraient sans compter du ventre de la terre des ressources qu’ils ne voient pas encore fondre, et d’autres non ; des gens qui ne savent rien faire de mieux tracent des routes ou bâtissent des plateformes, et d’autres non ; des gens regardent des hommes, des femmes, des enfants aussi et des vieillards courir après des balles ou des ballons, et d’autres non ; dans des avions rapides, des gens se sont offerts pour trois francs six sous des voyages lointains pour oublier la férocité de leurs vies, et d’autres non ; des gens regardent dans des salles de cinéma des acteurs jouer des scènes fausses que parfois l’on prend pour des scènes vraies, et d’autres non ; des gens veulent qu’un chef les rassemble, les convainc, les stimule, les excite, et pense pour eux, et d’autres non ; alors des gens, comme on venait de les y exhorter, font la guerre pour élargir leur espace vital, pour accaparer les richesses de leurs voisins ou mieux encore pour construire la paix, et d’autres non ; … Ainsi va la vie, ainsi va le monde. Plus complexe encore qu’il se donnait à voir et à comprendre.
Car savez-vous que des étudiants dans des pays d’abondance, dans des Eldorado souffrent de la faim et du froid, que sales et loqueteux des enfants traînent dans les rues au désespoir de leurs parents dont certains finissent pas se suicider. Mais voulez-vous voir face à vous les cadavres de ces maudits inconsolés qui se sont entre-tués ? Acceptez-vous de regarder la réalité des nababs qui possèdent 10 fois, 100 fois, 1000 fois, 100 000 fois le nécessaire et qu’aucun danger ne menace jamais.
À leurs côtés ce sont 10, 100, 1000 ou 100 000 personnes qui ne disposent de presque rien.
Et voici qu’enfin certains, minoritaires, prennent la parole pour dire où nous en sommes. « Depuis quelques années, on sait que la chaleur des étés est insupportable, que tout partout s’assèche et que de terribles incendies s’en prennent aux forêts, aux plantes et aux animaux qui y vivent ; depuis quelques années, on sait que des pluies diluviennes s’abattent sur certaines régions, que des tempêtes arrachent les toits des habitations et les arbres surpris par la violence des Dieux, aspirent goulûment la frivolité et l’obsolescence du monde. »
« Que faire de ce que nous savons demandent des gens ? Par quoi commencer ? »
« Il faudrait sûrement tout arrêter avant que l’espèce humaine ne commence à disparaître de la surface
de la terre. »
« La plupart d’entre nous sait que la destruction de la nature, les urgences climatiques, l’érosion et la mort des sols, l’appauvrissement généralisé des populations à la surface de la Terre, l’injustice dans la répartition fiscale des efforts ont la même origine, ont les mêmes responsables et font les mêmes victimes. »
« Par quoi commencer, demande untel ? »
« La plupart d’entre nous qui écoutent scientifiques et philosophes sait qu’il faudrait agir de manière radicale dans un délai de 1 à 2 ans pour permettre un futur vivable. »
« Marcher et revendiquer ne suffit pas, nous ne sommes pas à la hauteur des urgences actuelles. »
« Alors pleurons ! »
De plus en plus de gens savent qu’il n’y aura pas de changement radical si nous n’abandonnons pas la logique capitaliste. Urgent pour le climat, urgent pour la biodiversité, urgent pour le contrôle des déchets, urgent pour la préservation de l’eau et la sauvegarde des ressources. Seule porte de sortie pour venir à bout de la misère sociale, les inégalités grandissantes et les injustices.
Nos vies sont trop courtes pour être réduites à l’esclavage et à la contemplation d’un monde qui s’effondre !
Nous consacrer pleinement et collectivement à l’urgence à laquelle nous devons faire face. Tôt ou tard, la solidarité prendra le relais car s’arrêter totalement n’est jamais simple mais personne d’entre nous n’a de raison valable de s’en dispenser. Par arrêt total nous entendons la grève de toutes et tous, l’arrêt de toutes activités, le boycotte massif des multinationales, et la mise à l’arrêt de tout les pays.
Plus nous serons nombreuses et nombreux, plus cela sera rapide. Ne nous lisez plus, rejoignez-nous ! Mobilisons-nous ! Unissons-nous dès maintenant pour préserver la vie, la planète et l’humanité. Pour vivre et non pour survivre. Il en va de notre responsabilité morale. L’espèce humaine a le devoir de contrôler les puissants qui n’accepteront pas de se soumettre à la volonté des peuples, elle a le devoir de repenser les choses pour redonner une chance à d’autres mondes et prendre en charge les autres espèces.
Marchons et formons une vague puissante.
Une voix dit sans que l’on sache d’où elle vient : « Je crois au capitalisme, à l’économie de marché, à la concurrence, à la mondialisation. » Il s’agit, à coup sûr, d’un Sarkozy des villes. D’autres l’ont dit déjà, d’autres encore le diront aussi dans les endroits les plus inattendus.
D’ailleurs, une autre voix déjà dit : « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires. » C’est certain, le Macron des villes a lâché cette aubade, comme un pet, sans réfléchir.
Il faudrait tout arrêter tout débrancher.
Et soudain…
Les lumières s’éteignent dans le théâtre. Toutes. Nul n’y voit goutte ; n’est-ce pas là un effondrement ? En effet, c’est bien l’image que nous pouvons nous faire d’un chaos.
Noir complet et bouche cousue.
Immobilité absolue. Plus aucun lien ne subsiste entre les choses et les êtres, entre les êtres et les choses. Entre les êtres et les êtres.
Les spectateurs se sont tus instantanément. Le moment de stupeur passé, on entend un cri ou deux d’un enfant. Et d’un autre. Puis le silence s’installe et pèse sur chacun. De proche en proche on prend la parole, on chuchote ; on écoute. Parfois, peut-être, on s’invective, on se houspille. Les mémoires anciennes regorgent de mots anciens. Mais alors c’est par détresse ou par dépit.
Quand on dispose d’UNE planète, on n’en consomme pas 1,7 !
Les peuples, à la surface de la Terre, à leur manière, crient, hurlent, gueulent, vocifèrent, rugissent : « Stop à la croissance ! » « assez de concurrence ! » « fini le pillage des biens communs de l’humanité ! » « terminé le gaspillage des ressources ! » « halte à la production de poisons et de déchets toxiques, chimiques, gazeux et nucléaires ! » « stop aux pollutions diverses ! » « cessez les aménagements insensés du territoire ! » « la boulimie productiviste d’objets inutiles pour la seule satisfaction de besoins artificiels, l’obsolescence programmée, la publicité harcelante, racoleuse et insidieuse, la surconsommation, la nourriture toxique sans rapport avec les besoins nutritionnels, les transports sans mesure, l’urbanisation des esprits, l’implantation incontrôlée et infinie des grandes surfaces et des zones commerciales, la complexité liée à la numérisation, l’exploitation de la nature comme réservoir inépuisable et comme décharge, l’agriculture productiviste, consommatrice effrénée d’intrants chimiques, de pesticide s, destructrice de paysages, la production d’Organismes Génétiquement Modifiés, l’élevage industriel et la maltraitance animale, la déforestation, l’irrigation démesurée, l’artificialisation des sols, la disparition du sable, la modification du circuit des eaux de
ruissellement, la réduction dramatique de la biodiversité …
Et le capitalisme sans foi ni loi, l’argent, la propriété, l’héritage, les intérêts, le mercantilisme sans bornes et la marchandisation de la planète, l’aveuglement de l’oligarchie mondiale, les dépenses inconsidérées des ploutocrates goulus, les guerres préventives et les guerres pour le contrôle des ressources en matières premières ou énergétiques, les ventes d’armes et la domination éhontée, immorale des marchands d’armes, les inégalités Nord-Sud, le dumping social et économique, les politiques sécuritaires, les injustices, les inégalités, les privilèges des classes dirigeantes, la mise sous
tutelle de la démocratie, les pouvoirs organisés autour d’un homme seul et de son camp, la précarité et la flexibilité des emplois, le travail qui tue, blesse, déprime, stresse et avilit, les mensonges, la cupidité et les prédations mafieuses, la propriété démesurée, l’illimitation, le progrès sans conscience, le scientisme fallacieux et l’innovation industrielle gadgétisée, l’hégémonie et la rémunération d’actionnaires et de hauts dirigeants infertiles, la spéculation insatiable et le Trading haute fréquence, les paradis fiscaux, la libre circulation des capitaux, la loi du marché, l’enseignement de l’économie se prenant pour une science, le contrôle des moyens d’information par une poignée d’individus sans scrupules, la crétinisation médiatique, le cumul des mandats et les carrières politiques, la voracité des lobbies énergétiques, industriels, chimiques et des laboratoires, le renoncement des consciences et le fatalisme mou, l’affaiblissement du savoir vivre individuel et collectif, le mépris pour la Culture et la Création, le délitement des sociétés, l’évanescence des valeurs humanistes, l’individualisme, le repli sur soi et l’oubli de l’entraide, l’exaltation idéologique de la recherche par chacun de son seul intérêt, la généralisation du mal être et du mal vivre, l’expansion de la précarité et la mondialisation de la misère,
la criminalisation de la contestation, la généralisation de la vidéosurveillance …
Tout arrêter avant que l’espèce humaine ne commence à disparaître de la surface de la terre.
La lumière revient enfin ou hélas, selon que l’on apprécie ou pas les confinements et la volupté de n’être plus tout à fait contraints. Le décor a complètement changé.Nous sommes à la campagne où le rouge, le bleu et le jaune s’ingénient à faire du multicolore. Les personnages sont les mêmes à quelques exceptions près. A quelques pièces de vêtements et chaussures
près qu’ils ont échangés pendant l’interruption. Ils se déplacent avec lenteur et parfois même
demeurent assis sans dire un mot de trop.
La pièce se construit sous les yeux des spectateurs qui s’invitent à participer aussi à sa création et à créer partout où cela est possible le nécessaire mais non le superflu. À envisager pour les autres de meilleures vies.
Ils parlent et ils s’écoutent.
Ils s’installent sur scène et occupent toute la salle bien décidés à se réorganiser hors des limites pour réinventer l’amour de tous pour chacun.
Une voix dit sans que l’on sache d’où elle vient :
« Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie à d’autres, est une folie. »
Les plus subtils reconnaissent instantanément l’autre face du Macron des champs qui ne sait plus tout à fait où il habite ni comment il peut encore épater la galerie.
Et puis, c’est une chorale d’écoliers qui chantent gaiement : « Il faut dire aux enfants ! »
Alors, lorsque le silence se fait, une fillette s’avance, c’est une petite Isabelle fière de ressembler à Louise Michel. Elle dit : « Revisiter nos croyances les plus ancrées, nos définitions de culture, de civilisation et de progrès. (…) A quel moment les humains se sont-ils affranchis des contraintes de leur écosystème. (…) qui a décidé que notre destin divin était de dominer le monde?( … ) Changer notre manière de penser le monde pour être en capacité de le changer. (…) Les classes dirigeantes nous ont persuadés que le capitalisme était synonyme de civilisation et que la civilisation était obligatoirement synonyme de progrès. »
Devant l’autre décor s’imposent maintenant des moments de vie, des histoires d’amour et des veillées d’armes en attendant le retour de l’humanité qui n’est sans doute pas pour demain. »
Illustration par DALL-E (+PJ)
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