Illustration par DALL-E (+PJ)
Ce que l’on peut dire – à froid – de l’action et du comportement des membres des forces de l’ordre de notre république est, comme souligné abondamment dans le débat public, le résultat des décisions de gouvernements successifs qui ont fait voter des lois lourdes de signification et de conséquences pour ce qui concerne le rôle que nous entendons (que nos gouvernants entendent) faire jouer à la police dans l’organisation de notre vivre-ensemble. A l’occasion de chacun de ces incidents devenus fréquents, les progressistes tentent de remettre la question des fondements de l’institution du maintien de l’ordre sur le métier mais ils se heurtent immanquablement à des forces conservatrices toujours considérables.
Je prends la liberté de m’écarter très légèrement de cette question fondamentale pour aborder un sujet qui me semble également déterminant et qui explique peut-être un peu mieux les dommages aux personnes (à toutes les personnes) dans le cadre d’un contrôle de police. Ce sujet délicat, comme on s’en doute, est celui de la manière dont un membre de ces forces de l’ordre conçoit son rôle et sa posture dans l’exercice de ses fonctions. La perception du représentant des forces de l’ordre n’est d’ailleurs pas totalement disjointe de la façon dont la société conçoit le rôle de l’institution tout entière, mais il n’est pas anodin de s’intéresser plus spécifiquement à ce qu’il se dit et à ce qu’il ressent devant un citoyen susceptible de commettre une infraction ou l’ayant commise. Tout en restant en alerte sur la doctrine de nos dirigeants en matière de police, ne nous interdisons pas de nous intéresser à l’éthique individuelle (personnelle) du policier.
Mais avant de nous pencher sur l’éthique des représentants des forces de l’ordre, peut-être faudrait-il faire une petite halte sur celle des membres ou sympathisants les plus virulents du « parti de l’ordre ». Je veux parler de ces personnages qui essayent de faire passer pour opinions, des considérations éminemment délictuelles dont les fondements ne sont déchiffrables qu’à la lumière de la psychologie des émetteurs, si habiles en dissimulation. Ils nous infligent sans aucune retenue leurs éructations malodorantes du genre « ils sont tous coupables », « pour moi c’est direct la santé (la prison) » ou encore « il faut rétablir la peine de mort » ! Ces représentants de la communauté de la haine publique se livrent ainsi régulièrement à la pratique du raccourci entre l’infraction et la vengeance, en refusant obstinément d’obtempérer après plusieurs condamnations en justice – mais que fait la police ?!
Revenons au représentant des forces de l’ordre sur le terrain et à notre question : qu’est-ce qu’il ressent, comment envisage-t-il son rôle, dans quelle tonalité interprète-t-il la partition qui lui revient au sein du grand orchestre judiciaire ? Il y a sur ce sujet et en première approche sans doute autant de nuances que de personnes. Je m’intéresse en particulier au cas hypothétique d’un membre des forces de l’ordre qui, pour quelque raison que ce soit, serait très impliqué dans ses fonctions, le genre de fonctionnaire qu’il serait a priori envisageable d’encenser, tant il fait bien plus que son job, n’hésitant pas à s’engager, à faire barrage de son être, à incarner littéralement le corps social aux prises avec les contrevenants. Poussons l’hypothèse encore un peu plus loin pour envisager qu’il puisse exister des membres des forces de l’ordre si investis dans leur mission qu’ils ressentent dans certaines conditions (pouvant être liées aux particularités du suspect) une désobéissance à la loi en leur présence (en dépit de leur présence) comme une offense à leur personne.
Est-il possible que le risque de dérapage soit plus élevé lors des contacts entre un segment de la population « usuellement suspecte » et des membres des forces de l’ordre susceptibles d’interpréter les agissements des premiers comme non seulement une désobéissance à la loi mais également « un manque de respect pour leur personne » ? Peut-être faut-il avoir assisté à des scènes d’interception et de contrôle des « jeunes de banlieue », pour se rendre compte de la tension sourde que recèle ce type de situation ?
En créant un délit d’outrage à ses représentants, l’appareil judiciaire entend séparer l’obéissance à la loi du respect circonstancié à ceux qui ont pour mission de l’appliquer. Mais s’il est possible de sanctionner ce qui est suffisamment exprimé par le contrevenant pour faire l’objet d’un procès-verbal d’outrage à un représentant de la loi dans l’exercice de ses fonctions, qu’en est-il de ce qui transparait uniquement dans les attitudes, dans le vécu, dans les souvenirs ? De l’autre côté, comment le membre des forces de l’ordre s’accommode-t-il de la distinction entre la désobéissance à la loi et l’outrage au représentant, pensé comme totalement séparé de la personne sous l’uniforme ? Par ailleurs et à ma connaissance l’appareil judiciaire, d’ordinaire si soucieux de réciprocité, ne s’est pas beaucoup étendu sur les outrages que ses représentants, éventuellement débordés par les affects de la personne sous l’uniforme, sont susceptibles de commettre envers les citoyens (innocents ou coupables). A défaut d’être épris d’équilibre et de réciprocité, notre appareil juridique pourrait, à minima, faire montre d’un peu plus de jalousie dans ses prérogatives en légiférant pour réprimer les délits d’incitation à la justice expéditive.
Le dit appareil juridique s’étant efforcé de codifier avec exhaustivité le moindre agissement contrevenant, une pratique de justice apaisée et dépassionnées ne revient-elle pas, pour les représentants des forces de l’ordre, à s’en tenir à la constatation des contraventions, au rappel à la loi et à l’application des prolongements et des rigueurs qu’elle prévoit ? Est-il possible de rétablir (ou d’établir) cette situation de temps de paix où la collectivité serait en droit d’attendre du représentant des forces de l’ordre de ne pas s’identifier à « la France outragée ! La France brisée ! La France martyrisée ! La France qu’il doit personnellement libérer » ? En effet, si cette vision dramatique peut être utile chez un soldat aux prises avec un ennemi extérieur n’est-elle pas plutôt malvenue chez un représentant des forces de l‘ordre en face d’un contrevenant domestique ? La difficulté se ne trouverait-elle pas dans une certaine confusion entre l’ennemi extérieur et le contrevenant domestique ? Cette confusion tolérée, admise, voulue et même entretenue n’est-elle pas la source de bien de maux ?
En l’occurrence, si un citoyen prend le risque du refus d’obtempérer, n’est-ce pas à la loi qu’il désobéit en dernier ressort, quelle que soit l’autorité du policier chargé de la faire respecter ? Et si le contrevenant est coutumier du refus d’obtempérer, n’est-ce pas à cette justice désobéie maintes fois qu’il revient de décider d’envoyer un détachement à son domicile pour procéder à une interpellation au saut du lit ? L’objection habituelle dans ce cas de figure est que « ouais mais ces délinquants sont signalés régulièrement sans effet, la justice est trop laxiste » Et donc quoi ?! Bien entendu, les situations sur le terrain ne sont pas toujours faciles à lire. N’est-ce donc pas justement pour cette raison que le mode opératoire du représentant des forces de l’ordre devrait consister à éviter du mieux possible de s’interposer avec son corps ? Et n’est-ce pas parce que la question du respect du représentant des forces de l’ordre et celle de la sensibilité éventuellement déplacée de la personne sous l’uniforme sont difficiles à démêler qu’il faut être plus exigeant avec celui à qui la collectivité pourrait autoriser l’usage de la violence publique, quitte à le sélectionner et à l’éprouver sur sa résistance à d’éventuelles provocations ?
Les contacts entre les citoyens et les membres des forces de l’ordre seraient sans aucun doute nettement moins tendus si les premiers n’étaient pas « usuellement suspects » et si les seconds ne confondent pas la désobéissance à la loi avec le manque de respect à la personne sous l’uniforme. Dans ces conditions, ceux dont le métier est l’ordre public résisteraient davantage aux appels des partis de l’ordre qui leur « vendent » la crainte du policier comme l’ultime signe de respect à leur personne. C’est la loi et ses rigueurs que le citoyen doit être mis en situation de craindre et non le zèle et la férocité de ceux qui ont pour mission de l’appliquer. Symétriquement, une justice qui demanderait à ses représentants de prendre des risques, de se poser en rempart contre les contrevenants est une mauvaise justice à laquelle tout citoyen (y compris le représentant des forces de l’ordre) a le devoir de désobéir.
Pour que se produise le dernier incident qui s’est soldé par le décès d’un adolescent lors d’un contrôle de police, trois conditions principales semblent avoir été réunies, soit trois pistes à examiner de près pour qui souhaite envisager le mal par la racine (une des racines) – mais encore faut-il parvenir à convaincre ces gouvernants si prompts à privilégier la reconstruction qu’il serait nettement plus préférable de commencer par se prémunir contre la destruction, tant les mêmes causes profondes ne manqueront pas de générer les même effets. Les composantes du drame sont à mon sens :
1- une propension d’une portion de la société à présenter systématiquement certains contrevenants domestiques comme des ennemis extérieurs. Cette portion est représentée par les partis de l’ordre, leur relais médiatiques et soutiens en tous genres. La justice peut-elle laisser faire ?
2- une habitude apparemment fréquente dans les rangs des représentants des forces de l’ordre à considérer la désobéissance à la loi dans le cas des « suspects usuels » comme une offense à leur personne. Ces représentants n’hésitent d’ailleurs plus à revendiquer publiquement leur sympathie – leur adhésion même – aux partis de l’ordre. Cela est-il compatible avec la responsabilité d’exercer la violence publique ?
3- une loi qui, à force de se laisser glisser dans le sillon que creusent les partis de l’ordre et les syndicats puissants des représentants des forces de l’ordre finit par installer les conditions du dérapage incontrôlable. Peut-on en rester là ?
Et pour dire un mot de cette question fondamentale que je reprends dans ce dernier point : autrefois, la doctrine consistait à prendre le risque de laisser s’échapper plusieurs coupables plutôt que de se mettre en situation de condamner un seul innocent ? On en est aujourd’hui, à défendre – toute honte bue – des lois qui permettent aux représentants des forces de l’ordre de faire usage de leur arme s’ils estiment que la situation est susceptible de mettre des vies en danger. L’on ne se préoccupe plus de faire la preuve d’un danger clair et immédiat mais il suffit que le suspect soit « susceptible de… ». Ce n’est rien de moins que de la justice par anticipation et au rabais car sans une once de la sophistication « pré-cognitive » de la fiction « minority report ».
Illustration par Stable Diffusion (+PJ)
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