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Traduction d’un de mes articles en anglais.
Jorion, P. J. (2007). Reasons vs. Causes: Emergence as experienced by the human agent. Structure and Dynamics, 2(1). http://dx.doi.org/10.5070/SD921003287
Causes et raisons
Lorsqu’on parle des êtres humains, on oublie souvent que l’auto-organisation doit être comprise à la lumière de l’organisation intentionnelle qui caractérise leur comportement. Le physicien propose des explications en termes de « causes » du comportement humain collectif, tandis que les agents humains qui agissent dans le cadre de ce processus se considèrent comme agissant selon des « raisons ». Les explications en termes de « causes » contre les explications en termes de « raisons » ont été, selon C.P. Snow (1956), à l’origine d’un clivage entre deux « cultures » divergentes, celle du scientifique et celle de l’intellectuel « humaniste ».
Lorsque l’on découvre des lois (semblables à celles que l’on trouve en physique) qui expliquent le comportement humain, celles-ci semblent « extérieures » aux motifs que les agents actifs dans le processus s’attribuent en tant que « raisons » d’agir comme ils le font. Inversement, le point de vue traditionnellement défendu par les physiciens est que si une « loi » peut être formulée pour décrire fidèlement une variété de comportements humains, alors le sentiment des agents d’avoir déterminé leurs raisons d’agir et d’avoir agi en conséquence – leur sentiment de libre arbitre – doit être illusoire.
Mais cela ne devrait pas être le cas. La « raison » de l’agent est la cause finale d’Aristote, une représentation d’un but pour atteindre un objectif : l’ »effet » qui sera alors atteint. La « cause » du physicien est la cause efficiente d’Aristote : l’événement unique qui a déclenché une chaîne d’autres événements, conduisant au résultat considéré comme l’ »effet ». Avec la cause efficiente, l’accent est clairement mis sur l’origine du processus, avec la cause finale, sur son résultat.
Envisager la cause finale avant même que le processus n’ait débuté implique bien sûr la faculté de se représenter la fin avant qu’elle n’ait été atteinte. Hegel distingue le domaine de la physique où les éléments sont indifférents les uns aux autres et se heurtent s’ils se rencontrent sur leur trajectoire, le domaine de la chimie où les éléments s’attirent ou se repoussent et enfin le domaine de la biologie où les éléments anticipent le comportement des uns et des autres et modifient le leur en conséquence. L’espèce humaine est dotée d’une telle faculté d’anticipation : les êtres humains se font une représentation du résultat (une combinaison des deux autres causes d’Aristote : la cause matérielle et la cause formelle) et en font leur but (la cause finale).
Champs et particules
Une propriété émergente apparaît comme une forme distinctive dans l’analyse statistique du comportement collectif. Alors que l’on s’attendrait à ne voir que le nuage des résultats individuels de l’interaction des composants élémentaires, une forme spécifique est apparue, qui peut être décrite en tant que telle. L’interaction des composants sous-jacents a été canalisée dans ce qui semble être un attracteur spécifique pour l’effet composé des interactions ; une « harmonisation des comportements » a eu lieu.
Une nouvelle dimension a ainsi été ajoutée, transcendant la description purement statistique des interactions composées. Inversement, cette nouvelle dimension reste invisible lorsque seul le comportement des composants élémentaires est pris en compte dans leurs recherches « individualistes ». Le processus émergent est collectif, de même que la « cause » que la loi invoque ; les interactions de l’agent sont au contraire individuelles. La cause agit au niveau du « champ » tandis que la raison est « particulière » : c’est une représentation de ce qui se passe du point de vue de la particule incluse dans le champ.
Il en va de même pour la « structure » et le « sentiment », le couple d’opposés que Rodney Needham avait introduit pour caractériser les approches « structuralistes » par rapport aux approches « fonctionnalistes (britanniques) » des études sur la parenté dans les années 1960 (Needham 1962). La « structure » ne s’applique valablement qu’au niveau du champ (collectif) tandis que le « sentiment » caractérise la particule (singulière) à l’intérieur du champ. La structure est la manière dont le comportement humain coordonné apparaît dans sa dimension collective à une vue d’ensemble, tandis que le sentiment est au contraire la manière dont les agents individuels ressentent les contraintes créées par le comportement collectif d’autres agents (voir également Homans et Schneider 1955 ; Paxton et Moody 2003).
Le « sentiment », les émotions ressenties par l’agent, signifie que les êtres humains ne sont pas indifférents aux structures dont ils font partie et que la manière dont ils réagissent peut modifier ces structures en retour. J’en ai donné un exemple dans une publication récente (Jorion 2004) sur la fission des villages en Afrique :
« Les populations humaines sont limitées, comme toute autre population vivante, par la capacité de charge de leur environnement. Dans l’agriculture sur brûlis, les habitations humaines se heurtent, à un moment donné de leur évolution démographique, à la diminution des rendements due au fait que des champs trop éloignés doivent désormais être cultivés. C’est alors que se produit la fission des villages et qu’une partie de la population émigre pour coloniser des terres plus éloignées. Il n’en reste pas moins que les agriculteurs pratiquant la culture sur brûlis [n’utilisent pas les] compétences qui leur permettraient, d’une part, de prendre pleinement conscience qu’ils ont épuisé la capacité de charge de leur environnement et, d’autre part, de prendre la décision rationnelle de se scinder. Ce que l’on observe dans la pratique (voir Jorion 1987), c’est que dans la période qui précède la fission du village, les accusations de sorcellerie fleurissent, plus particulièrement entre les fils de chef : les candidats les plus probables pour, à terme, soit conduire un groupe d’émigrants, soit prendre la tête de la partie de la population qui restera dans l’habitat d’origine » (Jorion 2004 : 277).
La capacité de charge est ici la structure, les accusations de sorcellerie, le sentiment. Le clivage des « deux cultures » de Snow peut alors être reformulé en ces termes : le scientifique se place du point de vue du champ et parle de « structures », tandis que l’humaniste se place du point de vue de la particule sensible et parle de « sentiment ».
Une trajectoire dans l’espace des phases
Dans les termes utilisés en physique pour décrire les systèmes mécaniques, l’espace des phases d’une propriété émergente possède une ou plusieurs dimensions supplémentaires à celle des composants individuels dont les interactions constituent le système affichant la propriété émergente. En effet, une définition complète du composant, énumérant toutes ses propriétés essentielles et rien d’autre, ne mentionne pas la propriété émergente elle-même. Une définition complète de la propriété émergente mentionne conjointement la définition des composants élémentaires du système ainsi que les caractéristiques de l’interaction des composants individuels qui génèrent la propriété émergente. Le processus émergent acquiert une permanence en tant que parcours dynamique dans le temps ou, selon les termes de Waddington : une « chréode », une canalisation qui est plus qu’un simple effondrement de tentatives individuelles : la « chréode » est un devenir, « un changement de forme (c’est-à-dire d’espace) dans le temps ». Dans le cas de la cause et de la raison, il existe un gradient dans l’espace des phases contenant cette dimension supplémentaire et la descente le long du gradient équivaut à une « relaxation » dans l’espace des phases. La cause est le point où la descente est initiée tandis que la raison est son point d’arrivée, l’état final tel qu’il était représenté dans l’esprit de l’agent comme un but avant même que la descente ne s’amorce.
Nous avons ainsi montré pourquoi il n’y a aucune raison de ne pas prendre en compte à la fois les « causes » et les « raisons » dans nos explications du comportement humain car, ensemble, elles déterminent de manière unique le parcours dans l’espace des phases auquel les agents humains adhèrent délibérément. Il reste à comprendre comment les causes efficientes et les causes finales fonctionnent de manière complémentaire.
La prise de conscience
Les catastrophes découlent généralement de rétroactions positives où un processus s’amplifie et fait boule de neige, jusqu’à ce qu’il atteigne un état critique où il s’effondre dans l’une des sept catastrophes élémentaires que René Thom a répertoriées pour la première fois. Les processus catastrophiques que subissent les êtres humains se traduisent par une souffrance qui les conduit à prendre conscience et à analyser ce qui s’est passé (éveil) ; cela les pousse à modifier leur comportement afin d’éviter le retour de la catastrophe qui était à l’origine de cette souffrance.
La prise de conscience des êtres humains se matérialise typiquement par une rétroaction négative qui stoppe la réaction en chaîne et rétablit une situation où la divergence par rapport à l’équilibre est absorbée (homéostasie). Les agents humains modifient effectivement leur comportement et la manière dont cela se produit dans le cadre de la loi physique décrivant ce comportement est qu’une rétroaction négative est intervenue là où il n’y avait jusqu’à présent qu’une rétroaction positive, créant ainsi une bifurcation dans le processus. Parce qu’elles déclenchent une rétroaction négative au sein d’une rétroaction positive, les « raisons » expliquent les points critiques que le physicien observe comme faisant partie du comportement « légal » (comme dans une foule en train d’éteindre un incendie).
L’éveil a un rôle à jouer lorsque le comportement individuel peut être harmonisé, rendu « cohérent », comme lorsqu’on dit d’un rayon laser qu’il est un flux « cohérent » de photons. « Harmonisé » ne signifie cependant pas « identique », mais simplement « coordonné ». Un comportement identique de tous les agents peut en effet conduire à une catastrophe : le marché boursier, par exemple, s’effondre lorsque tous les agents cherchent à vendre alors qu’il évolue harmonieusement lorsqu’environ la moitié des agents veulent vendre et que l’autre moitié souhaite acheter (voir Jorion 2006). L’éveil a un rôle à jouer lorsque le comportement humain est semi-cohérent et présente donc un potentiel d’harmonisation.
La prise de conscience peut concerner le mécanisme réel à l’œuvre, comme lorsqu’une pyramide (« Ponzi scheme ») s’effondre parce que les participants présents se retirent tandis que les participants potentiels hésitent et s’abstiennent finalement de participer. Cela peut découler de ce que l’on appelle « l’effet USA Today » : prendre conscience d’un processus parce qu’il est désormais décrit de manière explicite dans les comptes rendus journalistiques.
La prise de conscience peut faire la différence lorsqu’un consensus visant à coordonner les comportements garantit le succès plus sûrement que les rencontres fortuites. Pour avoir un pouvoir structurant, il doit donc se produire lorsque le processus a déjà atteint un stade de « semi-cohérence » ; c’est l’idée de Marx selon laquelle, pour que le révolutionnaire ait un impact, la période doit être elle-même « pré-révolutionnaire ».
Suivre une règle
Un moyen d’assurer une harmonisation des comportements qui empêche l’effet boule de neige létal est de créer une « règle » qui introduit une harmonisation forcée lorsque les individus s’y conforment. Les règles ne peuvent être créées que dans le cadre d’un dialogue entre agents humains. Des philosophes comme Hobbes et Rousseau ont caractérisé le fondement de ce cadre de dialogue comme le contrat social, lorsque l’homme a échangé une partie de sa liberté pour améliorer sa sûreté et sa sécurité.
La règle suivie devient la raison du comportement observé tout en étant la cause de ce comportement. L’existence de la règle est à l’origine du processus ; il y a ici une confusion entre la raison et la cause : John Searle a noté que la signification de la règle joue un rôle de cause efficiente dans le comportement qui la suit (Searle 1984 : 47).
Les règles peuvent devenir intuitivement suivies dans le processus qu’Émile Durkheim avait à l’esprit lorsqu’il a introduit la notion de « social intériorisé », lorsque le respect de la règle est devenu une « seconde nature » et que les agents la suivent sans en être conscients. En effet, avec le « social intériorisé », il n’y a plus de « suivi » proprement dit d’une règle puisqu’il n’y a pas de « cause finale », pas d’anticipation par une représentation du résultat : le processus est devenu proprement physique : ce n’est pas une « seconde » nature qui est à l’œuvre mais proprement une « première » nature.
Il en découle que la description du comportement collectif d’agents humains suivant une règle (qu’elle soit suivie consciemment ou qu’elle ait été « intériorisée ») peut être expliquée par des « lois » proches de celles de la physique (Jorion 2004). C’est d’ailleurs la raison intuitive pour laquelle les lois de la physique ont été appelées « lois » en premier lieu : parce qu’elles rendent compte d’un processus similaire à celui des agents qui suivent une règle.
La « main invisible »
La « main invisible » se réfère le plus souvent à des processus où le suivi d’une règle a été intériorisé (comme dans la circulation à grande vitesse sur une autoroute : « ne vous approchez pas des autres véhicules »), mais elle se réfère également à des processus où il n’y a pas de suivi de règle du tout et où l’harmonisation a en fait été spontanée, c’est-à-dire intériorisée depuis des temps immémoriaux (comme les files d’attente) : pré-humains peut-être (comme dans le toilettage mutuel : « tu me grattes le dos et je gratterai le tien »).
Parfois, comme dans le cas du marché boursier, on dit à tort qu’une « main invisible » est à l’œuvre, en supposant simplement qu’il s’agit d’un processus dynamique continu. Toutefois, lorsqu’un processus est susceptible d’avoir une issue catastrophique – ce qui est typiquement le cas du marché boursier qui s’effondre parfois – il est injustifié d’invoquer la « main invisible ». Si les marchés boursiers persistent la plupart du temps, c’est en fait parce que la complexité de l’histoire passée du prix fait qu’il est tout aussi probable pour un agent de croire qu’il est maintenant sur la voie de la hausse ou de la baisse et que la stabilité du marché découle uniquement de la caractéristique de retour à la moyenne de la loi des grands nombres (voir Jorion 2006).
Mais la « main invisible » peut aussi résulter de la rencontre de stratégies individuelles dans un contexte de bonne volonté réciproque. Elle est alors de la nature de ce qu’Aristote appelait la « philia » : la solidarité (réciprocité), la bonne volonté « philanthropique » unissant les membres d’une même communauté en vue de la réalisation du bien-être commun. C’est une contribution directe (bien que parfois inconsciente) au fonctionnement du système social. On parle alors d’une « main invisible » ; il n’y a pas besoin ici d’un dialogue entre les agents impliqués, mais la raison en est simplement que la « philia » est entrée en jeu.
La « philia » est parfois appelée « fair-play ». Le fair-play va à l’encontre de l’intérêt personnel de l’agent puisqu’il le détourne de l’idée de gagner à tout prix, mais il met en œuvre des règles tacites garantissant la poursuite du jeu. En ce qui concerne les échanges économiques, on parle de la « main invisible » comme provenant des agents sur le marché « qui poursuivent égoïstement leur seul intérêt ». Mais les marchands doivent coopérer pour préserver les avantages découlant de leur relation commerciale : les vendeurs cherchent donc à assurer l’existence des acheteurs, et les acheteurs celle des vendeurs. Essayer de gagner est une chose, s’assurer que le jeu se poursuive en est une autre qui demande autant d’efforts et de bonne volonté. Dans ces situations de concurrence, il y a donc, par nécessité, à la fois antagonisme ET solidarité ; la recherche du bien commun correspond à l’intérêt personnel ET à la solidarité, et non pas à l’intérêt personnel À L’ENCONTRE de la solidarité. En fait, les marchands ne suivent jamais leur « seul intérêt » : ils suivent à la fois leur propre intérêt et l’intérêt du jeu en tant que tel ; ils collaborent avec leurs adversaires pour la cause supérieure de la poursuite du jeu.
Conclusion
La conscience a doté les êtres humains d’une capacité à se représenter le résultat de processus dynamiques. Cela leur permet d’être des particules capables de modifier le comportement du champ dont ils font partie. Elle leur permet notamment d’éviter que les catastrophes découlant des processus dans lesquels ils sont engagés n’atteignent un point critique. Un moyen puissant qu’ils ont découvert à ces fins est d’énoncer des règles et de les suivre : ces règles deviennent alors à la fois la cause de leur comportement et sa raison d’être. En générant des règles (même si elles sont un jour oubliées parce qu’elles sont devenues une seconde nature), les êtres humains introduisent une harmonie, une « cohérence » dans le comportement qui faisait défaut jusqu’alors. Les mécanismes d’autorégulation ont été offerts aux êtres humains comme un présent, les règles sont un présent qu’ils se sont fait à eux-mêmes en attribuant des raisons à leurs actions, ou dit autrement, par l’exercice de la Raison.
Références
Homans, George C. et David M. Schneider. 1955. Marriage, Authority, and Final Causes. New York : Free Press.
Jorion, Paul, 1987. « Le sujet dans la parenté africaine », pp. 174-181, in Aspects du malaise dans la civilisation, Navarin, Paris.
Jorion, Paul, 2004, « Accounting for human activity through physics », Cybernetics and Systems 35 (No 2-3) : 275-284.
Jorion, Paul, 2006. « Adam Smith’s Invisible Hand Revisited : An Agent-Based simulation of the New York Stock Exchange, » Proceedings of the First World Congress on Social Simulation Vol.1 : 247-254. Kyoto, août 2006. http://www.paaa.econ.kyoto-u.ac.jp/wcss06/wcss06.html. Berlin : Springer Verlag.
Paxton, Pamela, et James Moody. 2003. « Structure and Sentiment : Explaining Emotional Attachment to Group ». Social Psychology Quarterly 66 : 34-47
Searle, John, 1984. Minds, Brains and Science, The 1984 Reith Lectures, BBC : Londres
Snow, Charles Percy, 1956. « The Two Cultures », The New Statesman, le 6 octobre 1956.
Illustration par DALL-E (+PJ)
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