L’imagerie explosive de l’artiste Goeun Lee (이고은)

Lorsque l’occasion m’a été donnée de voir les deux vidéos de l’artiste Goeun Lee (이고은), plusieurs idées me sont venues à l’esprit, certaines auxquelles elle avait pensé elle-même, comme j’ai pu  m’en rendre compte lorsque j’ai entrepris de lire ses commentaires personnels sur ses œuvres, d’autres qui me semblent purement les miennes : l’explosion de la maison au sommet de la colline dans Zabriskie Point d’Antonioni, le thème pictural né au dix-septième siècle sous le nom de « vanité », l’obturateur déroulant et les roues de véhicule en mouvement de Tintin au pays des Soviets, le mythe du « galop volant » et son rangement au magasin des accessoires par Muybridge, enfin ce que j’ai réussi à saisir des subtilités du tournage de La Matrice en 1999 en visionnant son making-of.

Recovery, Goeun Lee (이고은)

Il va sans dire que l’artiste Goeun Lee s’est interrogée sur le style pictural appelé « vanité » et son rappel sombre et calviniste que la vie n’est là que pour connaître un terme : le titre vanish and exist agit à cet égard comme un spoiler et la destruction de la beauté est ce que nous sommes convoqués à observer dans sa vidéo. Mieux encore, le crâne qui percera trop tôt la chair et la chevelure qui l’avaient recouvert et qui, du fait de son étonnante capacité à jouer le rôle de carapace protectrice, survit sans difficulté à des siècles, voire à des millénaires, d’enfouissement, le crâne, accessoire par excellence du style « vanité » est ici lui-même délibérément détruit à la dynamite.

La première fois qu’il m’a été donné de voir une explosion semblable à celle de la vidéo vanish and exist – celle qui se déroule dans la bonne direction d’écoulement du temps – c’était dans Zabriskie Point (1), le film de Michelangelo Antonioni (1970), où le personnage féminin principal, écœuré par la société de consommation matérialiste et meurtrière des enfants de la contre-culture, imagine à plusieurs reprises avec jubilation l’explosion du manoir arrogant de son patron. Nous assistons pendant trois minutes et demie à l’éparpillement au ralenti dans l’espace, des fragments de débris de l’ensemble des objets meublant un palace à l’Américaine. Une béatitude de ce genre nous envahit lorsque nous est offert ainsi en spectacle, le meurtre de la laideur.

Zabriskie Point, Michelangelo Antonioni

Une « vanité », à la manière d’Antonioni, dont l’objectif ici est de nous rappeler non tant la vacuité d’une existence individuelle que celle d’un style de vie auquel nous avons peut-être, dans notre égarement, consacré la seule vie qui nous a été confiée par… Dieu sait qui, la gaspillant ainsi.

Nous sommes guidés de cette manière au cœur du problème, qu’il s’agisse des films produits par l’artiste Goeun Lee ou des instantanés qui peuvent en être extraits : comment réaliser le tour de force de générer de la beauté en prenant pour matière la destruction de la beauté elle-même ? C’est là qu’intervient – cela ne surprendra personne – la véritable artiste.

Dans des commentaires qu’elle a consacrés à ses propres œuvres, l’artiste Goeun Lee a expliqué les difficultés techniques rencontrées pour faire exploser des objets et capturer chaque instant de leur annihilation. Il m’arrive de m’impatienter à la fin du visionnage d’un DVD, ayant hâte de voir le bonus intitulé « The making of », non pas parce que le produit fini me déplairait, mais parce que je souhaite en savoir plus, bien davantage en fait, sur deux acteurs splendides et astucieux mais jusque-là invisibles : je parle bien entendu du travail et du talent, les véritables protagonistes de tout chef-d’œuvre. Pour dire vrai, j’aime à égalité le making-of de La Matrice et le film lui-même, la capture du temps dans ses moments les plus fins et donc les plus secrets étant précisément ce dont il s’agit dans l’un et l’autre cas.

L’artiste Goeun Lee écrit : « Les explosions, imperceptibles à l’œil nu, sont représentées sous différentes formes par l’obturateur roulant (un phénomène qui se produit parce que le capteur de l’obturateur est balayé séquentiellement du haut vers le bas). Le verre et le plastique ont été pliés et étirés dans des formes inattendues. Des images invisibles à l’œil nu sont reproduites en faisant exploser des objets et en faisant rouler des obturateurs à une vitesse phénoménale ».

Vanish and exist, Goeun Lee (이고은)

Deux dimensions ici : « montrer l’imperceptible » et le montrer de manière déformée car le regard du regardant ne peut être abstrait de l’image, effacé, éliminé, quand il s’agit comme ici de l’infime, une notion que la mécanique quantique nous a rendue familière.

L’obturateur à grande vitesse ayant révélé l’imperceptible nous rappelle bien sûr le « galop volant », la représentation classique dans l’art du cheval au galop, aux quatre jambes étirées, aucun de ses sabots ne touchant le sol, tel que le dépeint, par exemple, Géricault dans son célèbre Derby d’Epsom de 1821 (2). Un demi-siècle plus tard, dans les années 1870, la photographie ultra-rapide d’Eadweard Muybridge (3) dissipa le mirage : les jambes étendues du cheval au galop sont un fantasme. Durant le bref instant où l’animal est entièrement dans les airs, ses quatre jambes sont au contraire repliées sous lui. Sinon, il y a à tout moment au moins un sabot au sol, exploit qu’un sculpteur chinois inconnu du IIe siècle (4) avait réussi à capturer avec pour seul appareil, son œil – du moins nous le supposons.

Le Derby d’Epsom, Théodore Géricault

The Horse in Motion, Eadweard Muybridge

Le cheval volant de Gansu

Je n’avais pas lu la remarque de l’artiste Goeun Lee sur l’obturateur roulant lorsque j’avais visionné vanish and exist pour la première fois mais son effet m’était venu à l’esprit : j’avais rédigé aussitôt une note qui disait « les roues de la voiture dans Tintin au pays des Soviets » (5).

Tintin au pays des Soviets (colorisé), Hergé

J’étais enfant lorsque j’avais vu cela, mais je n’ai pas manqué d’être impressionné par le bolide. Car on les voyait là ces roues des instantanés des années trente, penchées vers le haut, me faisant saisir de manière inconsciente la vitesse à laquelle elles tournaient à cet instant. Pas de capteurs à cette époque : des obturateurs mécaniques uniquement, mais suffisamment efficaces pour nous faire croire que nos yeux captaient en sus de la distance parcourue, la dérivée de cette distance qu’est la vitesse. L’artiste Goeun Lee, dans sa note technique, nous informe qu’il en va de même dans ses vidéos et ses photos : nous ne voyons pas seulement se déchiqueter sous nos yeux de magnifiques fleurs et des poteries splendides, nous voyons aussi, au ralenti, ou sous la forme de clichés instantanés, la vitesse-même à laquelle elles se métamorphosent selon le processus ici inversé qui mène de la beauté à l’anéantissement. C’est à juste titre que le néant inquiète. « Une chance offerte de réfléchir à ce pour quoi nous devrions vivre », écrit l’artiste Goeun Lee dans sa note sur vanish and exist. On ne saurait mieux dire.

(1) Zabriskie Point, Michelangelo Antonioni, 1970
(2) Le Derby d’Epsom, Théodore Géricault, 1821
(3) The Horse in Motion, Eadweard Muybridge, 1878
(4) Le cheval volant de Gansu, sculpteur chinois inconnu, IIe siècle
(5) Tintin au pays des Soviets, Hergé, 1930

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23 réponses à “L’imagerie explosive de l’artiste Goeun Lee (이고은)

  1. Avatar de Stéphane Liberski
    Stéphane Liberski

    @ Monsieur Jorion

    Pour sortir un peu des poncifs et des commentaires futiles, pourriez-vous nous dire ce que devient Stéphanie, cette sémillante personne qui apportait une touche de féminité bienfaisante et, oh combien nécessaire, sur ce blog dont le cararctère très masculin pour ne pas dire plus lui est sans doute préjudiciable. Car enfin, s’il n’y a pratiquement pas d’intervention féminine ici, cela signifie que 50% de l’humanité au sens strict n’y trouve aucun intérêt. C’est inquiétant. Et question annexe, quel est selon vous la sociologie du blog, n’est-elle pas celle des retraités qui n’ont plus grand chose d’autre à faire que de palabrer pour passer le temps? ce qui semble être si souvent le cas. Le blog aurait alors le mérite de distraire un peu nos vieux et on vous remercie pour cela.

    Merci pour votre réponse éclairante.

    1. Avatar de Paul Jorion

      Cher Monsieur Liberski,

      Si j’ai tardé un tout petit peu à vous répondre, c’est que j’ai commencé par signaler à Stéphanie vos sympathiques propos, accompagnés d’un enthousiaste « On referait une vidéo ? ».

      Pour ce qui est des lectrices et lecteurs du Blog, une remarque générale : la démographie des commentatrices et commentateurs ne reflète pas celle des lectrices et lecteurs qui représente tous les âges à partir de disons 25 ans et une proportion à peu près constante depuis les débuts du Blog de 60% d’hommes et 40% de femmes. La raison de la présence massive des retraités (« pensionné » en belge, « oude knul » en bruxellois) parmi les commentateurs s’explique à mon avis par le temps dont ils disposent et leur mobilité réduite (on les met le matin devant leur ordinateur, ils sont contents et ne gênent plus personne).

      Par ailleurs, une chose que vous ne voyez pas bien entendu, ce sont les courriers qu’on m’adresse à partir du Blog et là – Ô miracle ! – une majorité de jeunes. L’explication de cela, selon moi, est que les vieux veulent être admirés du monde entier, ce que leurs commentaires sur le Blog leur assure, tandis que les jeunes se contentent plus humblement de n’être admirés que par moi, un trait encourageant me semble-t-il de cette génération.

      J’espère avoir pu ainsi, cher Monsieur Liberski, lever vos doutes, fort légitimes au demeurant.

      1. Avatar de Philippe Soubeyrand

        Bonjour,

        Paul Jorion : « L’explication de cela, selon moi, est que les vieux veulent être admirés du monde entier, ce que leurs commentaires sur le Blog leur assure, tandis que les jeunes se contentent plus humblement de n’être admirés que par moi, un trait encourageant me semble-t-il de cette génération. » (!!!)

        … et sinon, Paul, ça va les chevilles ? Faites attention tout de même, car une fois les genoux en vrac, ce sont généralement les chevilles qui dérouillent le plus par ricochet ! Tout ça, c’est systémique !

        En attendant, ce serait donc pour cette triste raison que vous oubliez d’admirer à cet endroit, le travail remarquable (incompris du public) de Christopher Nolan sur TENET (https://fr.wikipedia.org/wiki/Tenet_(film)) ! Chapeau bas :

        https://www.youtube.com/watch?v=L3pk_TBkihU
        https://www.youtube.com/watch?v=64wxTcTUEUA

        Combien de jeunes ou moins jeunes du monde entier, cette oeuvre cinématographique majeure a-t-elle inspirés ? Peut-être devriez-vous poser la question à ladite Goeun Lee… J’imagine en tout cas qu’elle s’inspirera de celui-ci :

        https://www.youtube.com/watch?v=CoXtvSRpHgM
        https://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Christopher-Nolan-Oppenheimer-laisse-les-spectateurs-devastes-sans-voix

        Vivement le 19 juillet !

        Mes Amitiés du Midi,

        Philippe Soubeyrand
        … ni jeune, ni vieux…

        1. Avatar de Paul Jorion

          … et sinon, Paul, ça va les chevilles ? Faites attention tout de même, car une fois les genoux en vrac, ce sont généralement les chevilles qui dérouillent le plus par ricochet ! Tout ça, c’est systémique !

          Philippe Soubeyrand, votre manque d’humour n’a d’égale que votre inculture : mon ami Stef Liberski est un humoriste belge bien connu, ce qui explique pourquoi nous ne pouvons pas avoir une conversation sérieuse lui et moi, même dans un double contexte contradictoire d’effondrement généralisé et de Singularité [Notez l’absence à cet endroit de l’émoji attendu].

          1. Avatar de Khanard
            Khanard

            @Paul Jorion

            autant dire : qui s’y frotte s’y pique . 😉😉 (là il y en a deux😉 )

          2. Avatar de Tom
            Tom

            On n’excelle jamais en tout… Le « Cher Monsieur Liberski » en entrée et sortie de message aurait au moins du instiller le doute sur le caractère particulier du commentaire.

  2. Avatar de arkao

    Je pensais que le mouvement du galop du cheval était une découverte du français Etienne-Jules Marey (1830-1904 strictement contemporain à l’année près de Muybridge).
    https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tienne-Jules_Marey
    Comme j’ai encore une fournée de gelée de groseille à préparer, je laisse les experts (ou les retraités qui ne savent pas quoi faire de temps libre) régler ce conflit franco-britannique 😉

    1. Avatar de Paul Jorion

      Indeed, indeed ! À Marey, l’hypothèse hardie et à Muybridge la confirmation expérimentale :

      Wikipédia :

      Enregistrées par des appareils semblables, ce sont ensuite les allures des quadrupèdes, notamment du cheval, qui sont déterminées, et Marey comprend que le galop, allure rapide difficilement observable dans ses détails par l’œil humain, est mal interprété, y compris par les milieux savants, erreur que les peintres reproduisent dans leurs tableaux équestres quand ils montrent des chevaux au galop les quatre membres en extension au-dessus du sol. Des représentations « absolument invraisemblables ».

      En 1874, l’ouvrage de Marey La Machine animale avait été traduit en anglais et l’ancien gouverneur de Californie Leland Stanford s’intéresse à ses figures représentant le cheval au trot et au galop, inspirées à Marey par les résultats de la méthode graphique. Comme l’écrit le britannique Eadweard Muybridge en 17 février 1879, « la lecture [du] célèbre ouvrage sur le mécanisme animal a inspiré au gouverneur Leland la première idée de la possibilité de résoudre le problème de la locomotion à l’aide de la photographie. M. Stanford me consulta à ce propos et, sur sa demande, je résolus de le seconder dans sa tâche ».

      En 1878, Muybridge démontrera, dans une expérience devenue célèbre avec la méthode photographique qu’il mettra au point, que Marey avait raison en affirmant que le cheval au galop n’a jamais les quatre fers en l’air au cours des phases d’extension et qu’il ne quitte effectivement le sol que lorsqu’il regroupe ses jambes sous lui. Lors de sa visite à Paris en 1881, Stanford peut alors faire remarquer au peintre Ernest Meissonier, chargé de peindre son portrait, que la représentation d’un cheval au galop dans l’un de ses tableaux est inexacte.

      J’en frémis quand je pense à la quasi infinité de chercheurs auxquels reviendra le seul mérite d’avoir vérifié expérimentalement mes hypothèses hardies ! *

      * Oups ! Je n’ai pas pu résister à la tentation de faire tomber de sa chaise notre ami Philippe Soubeyrand ! 😀

      1. Avatar de Philippe Soubeyrand

        HAHA !

        😉

        Ah ! Un smiley ! Enfin ! Restons humains que diable !

        Et sachez que maintenant, je n’oublie jamais d’attacher ma ceinture de sécurité en vous lisant !

        Philippe Soubeyrand

  3. Avatar de Garorock
    Garorock

     » les vieux veulent être admirés du monde entier »
    Hé ouais, ça pique un peu…
    Mais en même temps, il faut bien l’admettre, lorsqu’on lit ce blog depuis un certain temps, cette affirmation ne paraît pas insensée.
    ( Boycott d’émoji!)

  4. Avatar de Khanard
    Khanard

    puisque nous sommes entre vieux dont une partie de vieux belges, allez c’est cadeau !

    https://youtu.be/OMxvAY54_Vg

  5. Avatar de Hervey

    Pas mal d’artistes en herbe en ce moment.

    Hum ! Il fait plus frais, je vais mettre une veste.

  6. Avatar de Khanard
    Khanard

    Je ne voudrais pas paraître pour un vieux qui voudrait faire voir qu’il sait tout mais ce billet m’a ramené à la lecture de l’ouvrage de Marey, La Méthode graphique dont j’avais souligné ces passages:

    je cite:

     » Non seulement ces appareils sont destinés à remplacer parfois l’observateur, et dans ces
    circonstances s’acquittent de leur rôle avec une supériorité incontestable ; mais ils ont
    aussi leur domaine propre où rien ne peut les remplacer. Quand l’oeil cesse de voir,
    l’oreille d’entendre, et le tact de sentir, ou bien quand nos sens nous donnent de
    trompeuses apparences, ces appareils sont comme des sens nouveaux d’une étonnante
    précision »

    et plus loin ceci :

     » Quand nous parlons de la défectuosité de nos
    sens, nous ne voulons pas seulement constater leur insuffisance pour découvrir certaines
    vérités ; mais surtout signaler les erreurs qu’ils nous font commettre »

    alors je me disais que de tout temps on a cherché à suppléer aux (in)capacités de l’Homme .

    Alors les papys boomers ça vous fait penser à rien ?

    certes nous étions aux prémices de la photographie mais il me semble que le processus de recherche ont aboutit à ceux des systèmes intelligents

    et pour finir
    https://youtu.be/ryhqj4IYhWs

    1. Avatar de arkao

      @Khanard
      C’est bien pour cela que j’ai réglé mon appareil photo numérique en « automatique ». Il est bien plus performant que mes vieux yeux, n’en déplaise aux intégristes de la discipline.

  7. Avatar de georges
    georges

    Difficile de sculpter un cheval sans lui conserver un sabot au sol, non ?

        1. Avatar de Paul Jorion

          J’ai regardé avec attention. M’est avis que ce ne sont pas des gens comme nous 😉 .

      1. Avatar de georges
        georges

        Quel hideux bibelot !

  8. Avatar de Tom
    Tom

    Une explication simple ? L’artiste chinois était en même temps sculpteur, cavalier émérite et cherchant à sculpter un cheval au galop (peut-être pas si courant dans l’histoire !). L’artiste cavalier au galop qui se concentre pour avoir une représentation du cheval sous lui doit pouvoir se figurer le mouvement correct ?

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