Illustration par DALL-E (+PJ)
Sur ce que vous venez de me dire et en particulier sur la position de ce professeur qui faisait une distinction entre un débat qui serait sur l’augmentation de la productivité, débat qui serait clos selon lui, et un débat qui se justifierait encore sur l’intelligence artificielle, je peux rappeler quelque chose que j’ai raconté récemment dans une vidéo, mais qui vaut quand même la peine d’être mentionné.
J’ai été appelé à travailler dans la finance : un banquier m’a offert d’entrer dans le monde de la finance en travaillant pour lui, en me disant la chose suivante : « Vos travaux en intelligence artificielle me paraissent très, très importants », il avait entendu en particulier les émissions que j’avais j’avais faites sur France-Culture à ce propos là, « Il faut que vous veniez avec moi dans la banque, le moment est venu d’introduire les techniques d’intelligence artificielle dans notre monde ». Et j’ai effectivement travaillé pendant 18 ans dans la banque, on était au tout début 1990.
Quand on m’a posé la question par la suite, à partir de 2009, quand on m’a dit : « Est ce que vous avez utilisé de l’intelligence artificielle dans la banque ? », j’ai dit : « Pas du tout. J’ai utilisé des méthodes sur la survie. J’ai étudié les méthodes statistiques sur la survie. J’ai utilisé l’analyse de régression. J’ai introduit ceci et cela. Mais en fait, tout ça, c’était de la statistique et ainsi de suite ».
Et je me suis retrouvé, c’était il y a un an ou deux, dans une réunion à propos de la législation qui allait venir sur l’informatique, le numérique, à Bruxelles. Et là, je me suis aperçu que on m’a dit : « Mais non ! Tout ce que tu as fait, c’est introduire de l’intelligence artificielle dans le business, dans la banque, maintenant, on appelle tout ça « intelligence artificielle ! ». »
Et ça m’a attiré l’attention sur la chose suivante : effectivement, quand je disais : « Je n’ai jamais utilisé des techniques d’intelligence artificielle », c’était par rapport à la définition de ce qu’était l’intelligence artificielle au moment où je suis entrée dans la banque en 1990.
Je n’ai pas pensé du tout qu’on me dirait par la suite : « Mais tu as inventé de la nouvelle intelligence artificielle et c’est dans la banque que tu l’as inventée ». J’en suis resté comme deux ronds de flan, comme on dit, mais voilà. Voilà : quand on discute maintenant à Bruxelles de législation sur l’intelligence artificielle, c’est en particulier de toutes les choses que j’ai introduites dans la banque.
Je n’ai pas été le seul : j’avais des collègues. Mais pas énormément : il y a peut-être une vingtaine de personnes en tout à mon avis dans la finance, qui ont introduit vraiment des choses nouvelles.
La définition de l’intelligence artificielle n’arrête pas de changer.
Il y a deux choses. D’une part, ce que je viens de décrire, c’est-à-dire qu’on introduit une nouvelle technique et puis on décide arbitrairement que c’est dans le domaine de l’intelligence artificielle. Et d’autre part, il y a un mouvement en sens inverse qui consiste à dire que chaque fois que ça marche, eh bien, en fait, ce n’était pas vraiment de l’intelligence artificielle, puisque la preuve, c’est qu’on l’a fait. Et donc l’intelligence artificielle, dans cette définition là, c’est des choses qu’on n’est pas arrivé encore à faire.
Donc il ne faut rien faire reposer à mon sens en se disant qu’on va pouvoir mettre d’un côté l’intelligence artificielle, de l’autre côté autre chose. Non, c’est une frontière à ce point mouvante et qui bouge tout le temps, qui dépend de nous tous qui sommes dans les mathématiques appliquées. Et ça, ne dépend pas vraiment de nous : c’est le monde autour de nous qui va dire : « Ça, ça a cessé d’être de l’intelligence artificielle et ça, ça l’est devenu, etc. » Impossible donc : on ne peut pas !
Du coup, moi, je parle simplement de « la machine ». Et là, on peut se déplacer sur le terrain de la productivité : « Combien un être humain produit dans le monde à partir de son travail ? » Mais, dès qu’on pose la question dans ce sens là, c’est un monde humain où on est entouré de machines.
À une époque, il y a juste des moulins à grain et des machins de ce type là. Mais il y a déjà une partie du travail qui est faite par des bœufs qui tirent un truc : il y a une part qui est faite par un cheval. Après, ça devient un cheval-vapeur quand c’est la machine à vapeur, il y a les moulins à vent, etc. Depuis qu’on réfléchit, l’être humain, et Leroi-Gourhan le disait d’ailleurs : on a commencé à réfléchir parce qu’on a commencé à utiliser des outils. On ne peut pas séparer les deux.
Mais à partir du moment où, dans un monde marchand, on peut faire une distinction entre capital et travail : quand on veut rassembler un certain nombre de ressources pour produire quelque chose, il y a un certain nombre de choses qu’on va payer parce que ça coûte, parce que ce sont des objets dans le monde et il y a d’autre part des êtres humains qu’on va payer aussi si on paie des salaires et des choses de cet ordre là. Et là, c’est là que la frontière se fait : entre ce qu’on paye en tant que travail humain, et ce qu’on paie à la machine.
Mais je dirais que la définition de Sismondi est bonne. On peut dire : « On ne sait pas quand ça s’est passé exactement ! » Si ! on le sait, parce qu’on a vu des moments où un homme a été remplacé, un homme ou une femme, et parfois, malheureusement, des enfants, ont été remplacés par une machine.
Et c’est la question qui se pose avec les Luddites au moment où, vers 1810, quand Sismondi en parle, quand on voit sous nos yeux-même, quand on voit un homme remplacé par la machine, on peut dire qu’il y a quelque chose qui se passe : on fait passer du côté du capital, parce qu’il s’agira simplement d’objets à acheter, à remplacer, à faire une maintenance, etc. et on ne versera plus de salaire.
Ça, on le voit. Et en ce moment : quand maintenant des graphistes sont en train de perdre leur boulot à toute allure parce qu’il y a DALL-E, Midjourney, Stable diffusion, etc. Il y a toutes ces techniques maintenant qui permettent à n’importe qui, moi je le fais tous les jours, de mettre des illustrations dans mes articles alors que je n’ai pas le talent du tout pour faire ça.
Ce sont des boulots qui disparaissent.
J’ai payé il y a quelque temps, quand on a créé une petite firme d’intelligence artificielle, un copain, et moi, j’ai payé une personne très faiblement : je lui ai payé 150 € pour faire un logo. Elle était prête à le faire à ce prix là. Mon copain avait dégagé un budget de 1.000 €, parce que c’était normal de payer 1.000 € pour un logo. Maintenant j’ai un abonnement à DALL-E, qu’est-ce que ça m’aurait coûté de faire un logo comme ça ? De l’ordre de 5 €.Peut-être 10 €. Mais on n’est pas dans le même ordre d’idée. Et il y a quelqu’un qui pouvait gagner soit 150 €, soit 1.000 € en le faisant, qui ne les aura pas et nous, on a gagné, je dirais 1 000 € – 5 €, c’est à dire 995 €, à ne pas devoir se tourner vers un être humain.
Tous les gens qui font des rapports, tous les gens dont le boulot – et en particulier dans les administrations publiques – dont le boulot consiste à rassembler des documents, à en faire une synthèse, etc., tout ça, on le voit bien, est terminé.
Alors on nous dit encore la semaine dernière : « Oui, mais ChatGPT fait encore des erreurs, etc. » C’était la semaine dernière ! Cette semaine, ce n’est plus le cas : ça va tellement vite. Ça va tellement vite ! Quiconque vient avec une critique de ces outils en disant : « Oui mais ceci, ils ne savent pas le faire, etc. », il y a une chance sur deux que ce n’est déjà plus vrai parce que ça a été réglé : le problème a été réglé hier dans la nuit, des choses comme ça.
Ça va très très très vite. Tous ces outils graphiques maintenant, il n’est même plus nécessaire d’accéder à quelque chose qui se trouve bien loin dans un gros ordinateur : on peut le télécharger sur sa propre machine. Voilà, c’est quoi ? Ça date de quand ? Trois semaines ? que l’on puisse télécharger un Grand Modèle de Langage sur son propre ordinateur ? Et que va-t-il se passer la semaine prochaine ?
Alors on nous dit : « Oui, mais c’est des problèmes de productivité, donc en fait ça c’est réglé ! ». Mais non, ce n’est pas réglé puisque c’est sous nos yeux que c’est en train de se passer !
Et dans toutes ces techniques on peut appeler tout ça « intelligence artificielle » mais on pourrait tout aussi bien appeler ça autrement ! On pourrait dire : « c’est du logiciel », « c’est du numérique », etc. Et comme mon expérience avec la finance le montre, dans trois ans on redéfinira ces trucs là, en disant : « Cela, c’était de l’intelligence artificielle et cela en réalité ça n’en était pas ! » Mais ce seront des redéfinitions, je dirais de type humain, c’est-à-dire relativement arbitraires.
Il y aura des raisons mathématiques : « Oui, bien sûr, ce type de technique, en fait, ce n’était pas vraiment de l’intelligence artificielle… » Tout ce qui relève des réseaux neuronaux pendant encore un certain temps, on appellera ça de l’intelligence artificielle. Mais il n’est pas interdit non plus qu’on fasse éclater la notion d’intelligence artificielle, qu’on voie là des trucs très différents : que la conduite automatique d’une voiture, il n’y a pas de raison que ça tombe nécessairement dans la même catégorie qu’un logiciel qui vous aide à faire des dessins. Bon, on pourrait dire finalement que ça n’a aucun rapport. Mais bon, on continue de dire que tout ça, c’est de l’intelligence artificielle. Mais un jour viendra où ça paraîtra tellement grossier qu’on ne le fera plus.
Donc passage sous nos yeux d’une rémunération d’un être humain à une rémunération du capital. Ça, on peut le voir sous nos yeux-même, on peut le dire comme Saint Thomas. Et quand on dit « payer la machine plutôt que l’être humain », c’est payer les investisseurs, bien entendu : c’est en rendement du capital que tout ça va apparaître.
Et alors ? Bien entendu, on nous dit durant le confinement, le Covid, tout ça, comment est-il possible qu’en cette période où personne ne travaille en réalité et que les entreprises parlent de tels bénéfices ? Mais c’est parce qu’on a accéléré, bien entendu, la numérisation ! On en a profité. Et on a vu aussi qu’on avait besoin de moins de travail humain, que les gens à la maison sont en train pendant ce temps-là de faire la cuisine, de donner le biberon, etc. On pouvait très bien le faire pour la plupart des choses et que ça s’est passé exactement de la même manière.
Enfin voilà, ça c’est ma déclaration, ma réponse à votre question [la position de ce professeur qui fait une distinction entre un débat qui serait sur l’augmentation de la productivité, débat qui serait clos selon lui, et un débat qui se justifierait encore sur l’intelligence artificielle].
Illustration par DALL-E (+PJ)
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