Evgeny Prigogine ne laisse pas d’être un personnage étonnant, et assez inquiétant. Voici ce qui peut en être dit sur la base des médias oppositionnels russes.
Voici l’article de Meduza – l’un des principaux médias oppositionnels russes, évidemment établi à l’étranger – sur l’entretien donné par Prigogine mardi, une « interview étonnante » comme ils le disent.
Prigogine a toujours son style spécifique, à base de grossièreté et de brutalité. Son message est violemment populiste, il est anti-élites qu’il menace des pires violences, c’est aussi et peut-être surtout un message guerrier. Il propose sa méthode pour « ne pas f….. en l’air la Russie », et c’est essentiellement la guerre à outrance, à laquelle les élites doivent participer plutôt que de « s’enduire de crème solaire ». Il faut que les enfants de l’élite meurent aussi, sinon ils risquent « la Saint-Barthélémy », ça peut se terminer « comme en 1917 », les enfants dodus de l’élite termineront « sur les fourches ».
Prigogine présente les scénarios pour la suite de la guerre (sous-entendu : si on ne change rien) et affiche son pessimisme « Ils attaqueront la Crimée, ils essaieront de faire sauter le pont de Crimée, de couper les lignes d’approvisionnement. Par conséquent, nous devons nous préparer à une guerre dure ».
Que faire ? Auréolé de son succès à Bakhmout, où il dit avoir tué 50.000 soldats ukrainiens au prix de 20.000 morts dans les rangs de Wagner, Prigogine affirme que le noyau de Wagner c’est 6.000 personnes chacune capable « de gérer une entreprise ». Ils pourraient donc gérer « au moins » 600.000 combattants. Et lui n’en demande que « 200.000 ». Pourquoi ne les lui donne-t-on pas ? Les élites, bien sûr ! On craint qu’une structure qui se développe ne puisse venir à Moscou sur des chars d’assaut ».
Mais on en est arrivé au point où on pourrait « f….. en l’air la Russie ». Donc établissons la loi martiale, annonçons de nouvelles vagues de mobilisation et transférons tout le monde possible vers la production de munitions. Il faut « arrêter d’engraisser, arrêter de construire de nouvelles routes, de nouvelles infrastructures et ne travailler que pour la guerre
« La Russie doit vivre comme la Corée du Nord pendant un certain nombre d’années, fermer toutes les frontières, cesser d’être timorée, récupérer tous ses jeunes à l’étranger et travailler dur. Nous parviendrons alors à un résultat. »
Au sujet des armes nucléaires, les convictions de Prigogine sont bien arrêtées. En un mot : les armes nucléaires c’est pour les faibles. Ce n’est pas littéralement ce qu’il dit, mais c’est le sens général. Les armes nucléaires c’est malhonnête, ce n’est pas pour les vrais hommes.
« Vous allez chez votre voisin, vous pouvez lui casser la figure, vous pouvez casser de la vaisselle. Mais si votre voisin vous dit d’aller vous faire f…, que vous prenez une hache et que vous lui écrasez la tête, c’est une situation bizarre. Une bombe nucléaire est une hache. On ne s’attaque pas à son voisin avec une hache. Il faut être honnête, soit lui botter le cul, soit avouer qu’il a botté le vôtre. Il faut prouver son point de vue sur le champ de bataille. »
Pour dire les choses de manière plus intellectuelle – n’en déplaise à Prigogine qui me considérerait sans doute comme un empommadé – les armes nucléaires c’est disproportionné à l’enjeu : « On ne s’attaque pas à son voisin avec une hache ». C’est personnellement l’un de mes rares points d’accord avec lui !
Meduza discute encore dans cet article l’influence de Prigogine, qui repose avant tout sur les succès militaires qu’il apporte à la Russie, par les méthodes que l’on sait. Ce genre de personnage risque un destin écourté par quelque « disparition », car de toute évidence, il dérange, et ceux qui se sont écarté de la « verticale du pouvoir » établie par Poutine dès le début des années 2000 ont mal fini. Or le bloc des principaux proches de Poutine a de quoi se sentir visé ! Les succès actuels de Prigogine le rendent intouchable pour qui que ce soit d’autre que le maître du Kremlin lui-même, mais cela durera-t-il ?
Reste une option pour lui : la politique bien sûr. Et quelqu’un qui a un discours populiste si virulent est peut-être bien en train d’y penser ! Meduza cite un sondage récent sur l’élection de 2024 qui donne – évidemment – Poutine en tête à 30% au premier tout… mais Prigogine derrière lui, il est vrai à 2%. Il n’aurait naturellement aucune chance à se présenter contre l’autocrate. Mais à sa place ?
Ce scénario – il est vrai assez extrême – est exploré dans cette analyse. Il ne pourrait avoir de vraisemblance réelle que si Vladimir Poutine avait effectivement, comme certaines rumeurs l’affirment, des problèmes de santé sérieux. Rien n’est moins sûr, sans qu’on puisse naturellement l’exclure.
En attendant, Prigogine va sans doute continuer à pousser à la guerre à outrance, magnifiant ses réussites militaires, grossissant la force de l’ennemi et le danger couru par la Russie tout en conchiant les élites mollassonnes et hypocrites qui dirigent la guerre sans que leurs enfants la fassent. Et proposant la solution évidente en régime de concurrence exacerbée : que l’on donne enfin les moyens à l’entrepreneur militaire le plus performant de faire la guerre à la véritable échelle qu’il faudrait !
>Étrange personnage. Trumpien par son populisme anti-élites et sa proximité affectée et surjouée avec l’homme du peuple. Mais un Trump beaucoup plus actif et intelligent que l’original, et dont la réussite économique est dans l’entrepreneuriat militaire plutôt que la promotion immobilière. Un reître qui veut prendre la direction d’une guerre totale, voire devenir roi. Loyal serviteur du Tsar aujourd’hui, demain son successeur, comme Poutine en son temps fut d’abord le loyal serviteur de Eltsine ? Ou bien la future victime d’un « malheureux accident », dès que son étoile pâlira ?
Aut Caesar aut nihil, disaient les Romains. Ou bien César, ou bien rien.
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