Illustration par DALL-E (+PJ)
« Je suis l’Étranger écologique. Je suis l’Étranger.
Je suis écrasé par la masse des mauvaises nouvelles sur tous les fronts.
Sur le front écologique, la Vie se meurt. Le climat n’est plus climatisé, les écosystèmes sont systématiquement ravagés, la biodiversité s’uniformise et se meurt, l’environnement s’éloigne de nous, le prochain pollue le lointain, les scientifiques crient dans le désert ou ignorent le réel, les journalistes vivent au jour le jour ou désinforment, les activistes sont désactivés -emprisonnés, violentés ou assassinés- ou inactifs -épuisés, désespérés, découragés-, les partis sont partis, jouent la mauvaise partition, ne prennent pas parti, se partitionnent, stagnent, s’isolent, déclinent ou se fourvoient au pouvoir, les citoyens ont quitté la Cité, n’y ont plus droit.
Sur le front social, la Justice se meurt. La santé est malade, les inégalités s’accroissent, la pauvreté s’enrichit de nouveaux venus, les minorités sont majoritairement discriminées, le service public se privatise et ne sert plus, l’enseignement est logé à la même enseigne et n’enseigne rien, la culture n’est pas cultivée, la convivialité vit seule, comme l’individu, les jeunes étouffent, les vieux étouffent aussi.
Sur le front économique, l’Économie se meurt. Les entreprises cessent d’entreprendre ou entreprennent de commettre l’écocide, l’économie mondialisée se fout du monde, les syndicats défendent le pouvoir d’achat et non le droit de vivre, les travailleurs restent oisifs ou travaillent à leur propre chômage, la quantité de marchandise détruit la qualité de vie, le béton enterre la terre vivante, les prix s’enchérissent pour les pauvres pour que les riches s’enrichissent, les robots et l’intelligence artificielle produisent de l’inutile en masse et les masses se découvrent inutiles
Sur le front politique, la Démocratie se meurt. Les gouvernements cessent de gouverner ou deviennent autoritaires, les parlements ne nous parlent plus et se corrompent, la Justice devient injuste ou impuissante, la presse ne dit plus la vérité ou est censurée, la police n’est plus policée et ne s’arrête pas elle-même, les citoyens ne s’engagent plus ou votent pour détruire la démocratie, les corps intermédiaires ne jouent plus les intermédiaires ou sont les intermédiaires d’intérêts privés, les intellectuels défendent la censure ou se censurent, les artistes naviguent dans le sens du vent ou mettent les voiles…
Sur le front international, la Paix se meurt. Les armées s’arment face aux citoyens désarmés, les États acceptent l’état de fait du fait de guerre, les négociateurs ne négocient plus, on ne s’attable plus à table ou on la renverse, les fusils remplacent les fleurs, les balles remplacent les bals, les chars à chenilles remplacent les chars à voile, on massacre les innocents comme dans un jeu, les conquêtes sont faites de mort et non d’amour, civis pacem para bellum mais qui vit par le glaive périra par le glaive.
Sur le front spirituel et philosophique, l’esprit étouffe et se meurt. Le mensonge remplace la vérité, les philosophes n’aiment plus la sagesse, les prêtres ne croient plus en rien, les polémistes font polémique, les foules se défoulent mais ne se foulent pas, les peuples se la coulent douce mais coulent, la connaissance s’accumule mais notre époque cumule le déni et l’ignorance, on se sépare des intellectuels et de l’intelligence, l’anomie a force de loi, le non sens est encensé, on fait l’éloge de la folie, les bouffons sont les rois.
Tous les fronts cèdent sous les assauts de la Mégamachine. Une tempête parfaite est en cours, qui pourrait mener l’Humanité à l’effondrement et la rapprocher de l’extinction, en emportant une bonne partie de la Vie avec elle. Mais non je rêve, je suis un catastrophiste.
Je suis dépassé par l’accélération des événements.
Tout s’accélère, c’est la Grande Accélération. La Mégamachine, immense, écrase de ses rouages l’individu minuscule. L’Ecocide, génocide des génocides, est en cours. Les effondrements vont plus vite que les résiliences. On détruit plus vite qu’on ne peut construire. Le solde net est la ruine de tout. les nuages s’amoncellent et un terrifiant orage se prépare. La célérité du monde anéantit la possibilité d’action. Nous devenons des spectateurs. Bientôt, l’intelligence artificielle nous rendra obsolètes.
Je suis impuissant à changer le monde.
J’ai tout essayé, rien n’a marché. Ni la science, ni l’administration, ni la politique, ni l’activisme. Les initiatives sont tuées dans l’œuf. Les tentatives de bifurcation aboutissent à des impasses. Le Système ne tolère aucune déviance et suture les interstices. Les déviants sont réalignés, les rebelles doivent rentrer dans le rang, les activistes sont emprisonnés. La transition n’a jamais eu lieu, elle n’est plus possible. Le monde ne veut pas changer.
Je suis impuissant à changer l’Autre.
L’Autre m’est désormais étranger. Je suis désormais étranger à l’Autre. J’avais confiance en mon concitoyen, j’avais confiance en la société, j’avais confiance en la politique, j’avais confiance en l’avenir, j’avais confiance en mon congénère, j’avais confiance en l’Autre. Mais l’Autre ne veut pas changer. L’Autre a déchiré et foulé aux pieds le Contrat social envers moi, les concitoyens, les vivants non humains, d’ici et d’ailleurs, d’aujourd’hui et demain. L’Autre m’a trahi.
Je suis impuissant à briser le silence assourdissant.
Chut, plus de bruit, c’est la ronde de nuit. Taisez-vous ! Tais-toi, toi l’enfant qui voit que l’empereur est nu, tais-toi ! N’énonce pas, ne dénonce pas, dénonce-toi ! Et non ce n’est pas toi. C’est moi. Je me tais, tu te tais, nous nous taisons. Les trois petits singes. C’est le Grand Déni. Je sais que tu sais que je sais que tu sais. Mais je préfère ne pas savoir. Tais-toi ! Laisse-nous nous suicider en paix !
Résistant déforcé, je suis forcé de collaborer.
Impossible de s’échapper de l’Anthropocène, il est partout, il est tout. Je suis totalement aliéné par la Mégamachine, complice malgré moi de l’Ecocide. Le moindre de mes gestes, le plus anodin, même ma simple respiration, accélère l’inéluctable. Je suis un criminel parmi les criminels, un meurtrier par appartenance à une espèce meurtrière. Un exemplaire de la pandémie virale nommée Humanité, qui affecte la Terre.
Résistant bientôt interné, ils viennent me chercher.
Demain, peut-être, déjà aujourd’hui, toi le résistant, ils viennent pour te chercher. Tu n’es pas comme nous. Tu rêves, tu penses, tu parles, tu agis. Tu t’engages. Tu ne respectes pas la loi du silence, la loi de la majorité. Tu brises le silence. Tu nie le déni. Tu es un fou. Tu es un étranger. L’étranger dérange l’ordre des choses. Tu n’es pas rentré assez vite dans le rang. Tu transgresses les limites parce que nous transgressons toutes les limites. Et donc tu dois mourir pour payer ton courage de dire vrai. Ils viennent pour te chercher.
Je suis désormais étranger au Monde, à la Vie, et à l’Avenir.
Il n’y a plus d’ordinaire, que de l’extra-ordinaire. Le sol s’est dérobé sous mes pieds. Je suis hors sol. Je flotte, déraciné, déterrestré. Je me sens en sursis, je sens l’Humanité en sursis, je sens la Vie en sursis. Le dernier qui s’en va devra éteindre la lumière, la lumière de la Conscience, peut-être la seule lumière dans tout l’Univers. L’Univers ne pourra plus se contempler lui-même. Retour aux bactéries ? Le Futur s’est effondré. No Future ! Sans avenir, sans au-delà, même profane, de la Mort, on ne peut plus construire aucun sens. L’anomie règne.
Je suis désormais l’Étranger.
Je suis désormais étranger à mon prochain, à ma famille, à mon quartier, à ma ville, à mon pays, au monde. Je suis désormais étranger à mon temps, à mon siècle. Je suis désormais étranger à mon espèce. Je suis désormais étranger à l’Humanité. Je suis étranger à la Terre. Je suis désormais étranger à l’Univers, à Dieu, à l’Existence, à l’Avenir.
Je suis le grand Philanthrope Misanthrope. J’aime et je déteste l’Humanité. J’aime et je déteste la Vie. J’aime et je déteste l’Existence. Je m’aime et je me déteste. J’aime et je déteste la conscience. J’aurais voulu ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas ressentir, ne pas aimer. Le néant semble parfois préférable à l’anomie. Je suis étranger à moi-même.
Néant. Je ne suis plus ni Amant, ni Parent, ni Ami, ni Citoyen, ni Humain ni Terrien ni Vivant. Néant. Je ne suis plus rien qu’une conscience sidérée, aliénée, inerte, désespérée, découragée, impuissante, invisible, insipide, incolore, indolore, anéantie. Néant, je suis désormais le jouet des dieux et du destin, le témoin effondré de mon propre effondrement, de l’effondrement de l’Humanité et de l’effondrement de la Vie. Le monde entier s’effondre sous mes yeux. C’est l’Existence et la Conscience toute entière qui s’effondrent.
C’est un effondrement existentiel, une transgression de la limite métaphysique. C’est un sentiment étrange, sublime et grotesque à la fois qui me saisit tout entier. Je suis saisi par l’étrangeté. Je suis l’étrangeté, je suis l’étranger. Alors que le monde se défait, alors que j’essaie de l’empêcher, je suis l’étranger.
Étrange condition humaine inhumaine. Étrange condition vivante mortelle. Étrange condition terrestre extraterrestre. Étrange condition existentielle inexistante. L’étrange étrangeté de l’existence.
Je suis l’Étranger écologique. Je suis l’Étranger.
Néanmoins, je refuse le néant. Je refuse tout cela. Je dis non. Je hurle un grand non à la face du monde. Vous les artisans du néant, je vous dis non. Vivant, je respire encore. Terrestre, je pose encore mes pieds sur le sol. Humain, je me révolte encore. Et tant que je me révolte, nous sommes. Et tant que vous vous révoltez, je suis aussi.
Anonyme
Illustration par DALL-E (+PJ)
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