À paraître dans le numéro d’avril d’Espace de Libertés.
1962. Robert a la chance de vivre dans un foyer dont la bibliothèque s’enrichit d’une impressionnante encyclopédie en 12 volumes. Lorsqu’il rédige une dissertation, il consulte de nombreux articles dont l’information alimente son texte.
2002. Lorsque Kevin doit rédiger une dissertation, il consulte en ligne Wikipédia. Quelques brèves lignes de transition de sa part entre 6 ou 7 copié-collés font désormais l’affaire.
2023. Arthur soumet le sujet de sa dissertation à ChatGPT. Il pense parfois à personnaliser quelque peu l’intitulé. Le texte à soumettre lui revient, prêt à l’emploi.
Y a-t-il une différence ? Robert est un excellent élève qui passait plusieurs heures à rédiger son texte, Kevin est un feignant pressé d’aller faire autre chose, Arthur est un imposteur, prêt à faire passer pour son œuvre personnelle ce qu’a produit à son intention, une machine.
Mais à part ça ? À part ça, le texte est à peu de choses près, le même : une synthèse de ce que l’on pense à une époque sur un certain sujet. Bien sûr, il y a à chaque génération, sur un million, un nouveau Blaise Pascal offrant un regard tout neuf sur le monde.
La différence n’est pas là : elle est dans le fait de savoir s’ils ont compris ce qu’ils écrivent. Et la question vaut pour ChatGPT lui-même : comprend-il ce qu’il affirme ?
Robert, en tout cas, a dû lire ce qu’il écrivait : il a dû passer d’une entrée à une autre dans sa consultation de l’encyclopédie. Si un mot lui semblait mystérieux dans un paragraphe qu’il avait retenu, il lui fallait découvrir ensuite à quoi ce mot renvoyait vraiment.
Kevin n’a pas même dû se donner autant de mal : un mot inconnu renferme un lien sur lequel il suffit de cliquer pour en savoir davantage. Quant à Arthur … il peut à la limite se contenter d’un copié-collé du sujet de la dissertation, il ne lui est pas même nécessaire d’avoir vu de quoi cela parle.
Mais lire est une chose et comprendre ce qui est écrit en est une autre. Quelle part de ce que nous lisons comprenons-nous vraiment ? En particulier de ces sujets pointus dont les enseignants adorent faire des sujets de dissertation.
Robert a dû comprendre une part. Kevin, peut être aussi. Quant à Arthur, impossible de savoir, mais cela le distingue-t-il de ChatGPT lui-même ? Peut-on écrire : « ChatGPT comprend ce qu’il dit » ? Le mot « comprendre » a-t-il un sens pour une machine ?
Le psychanalyste rencontre le syndrome de l’imposteur chez ses analysantes et analysants : plus la personne est intelligente plus elle est encline en réalité à s’interroger si la confiance qui lui est accordée se justifie. « Suis-je aussi malin que les autres le supposent ? » se demande-t-elle ? Comme l’explication la plus courante, celle dont le monde se contente, est souvent fausse, le doute est fondé.
Nous comblons tous par du « par cœur » la compréhension de cette part du mécanisme dont le fonctionnement nous échappe, soit parce que nous sommes un peu bête, soit parce que la version officielle étant fausse, nul n’a en réalité la capacité de comprendre pleinement.
L’important me direz-vous n’est pas que chacun comprenne ce qui est compliqué, l’essentiel, c’est que le savoir soit là présent à la disposition de qui peut en faire bon usage. Qu’un exemplaire de plus de cette compréhension se trouve dans la tête de Robert, Kevin et Arthur, est anecdotique si le sujet est éloigné de leurs préoccupations pratiques.
Alors, quelque chose a-t-il véritablement changé ? Oui, ChatGPT a été équipé pour accéder à l’ensemble de ce qu’un être humain – qui qu’il ait pu être – a un jour compris : il fouille les coins les plus reculés et rassemble le tout, synthétisant bien davantage que ce que peut le plus malin d’entre nous avec ses moyens limités. Son intelligence artificielle est à ce point supérieure à la nôtre naturelle, qu’il faut lui abandonner les problèmes dont la complexité dépasse notre entendement individuel. C’est cela que l’on appelle la Singularité : quand l’humain jette l’éponge parce qu’il a trouvé son maître : trop fort pour lui !
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