Il y a quelques mois, j’ai mis à votre disposition « Le pêcheur rencontre l’économie », un rapport rédigé en 1989 pour la Direction du Patrimoine Ethnologique.
J’en extrais une réflexion (pages 65-69) sur les raisonnements conspirationnistes quand je les ai vus apparaître chez les pêcheurs-artisans bretons dans les années 1970. Comme je l’indique en titre, ce type de raisonnement intervenait essentiellement quand l’explication officielle était systématiquement battue en brêche par les faits. Il s’agissait ici de la formation des prix et l’explication officielle était la prétendue « loi de l’offre et de la demande ».
En certaines occasions, le pêcheur n’hésitera pas à souligner la possibilité pour le vendeur, c’est-à-dire pour lui-même, d’obtenir par son astuce un meilleur prix à la vente : disposition personnelle à vendre mieux certains jours que certains autres, à vendre mieux que ne le font ses concurrents, à vendre mieux que certains de ses membres d’équipage à qui la vente est occasionnellement confiée, etc.
Une telle « ouverture » possible sur le « bon coup » est conçue comme offerte à quiconque fait preuve d’un certain talent à subvertir à titre personnel ce qui demeure cependant une loi et dont le domaine d’application est celui des comportements idéaux. Et ceci, de la même manière qu’un contribuable astucieux pourra contourner les lois qui règlent le système des impôts, pendant que la Réalité-Objective a « l’attention occupée ailleurs ». Et c’est parce qu’un tel talent — dont on sait personnellement la délibération et les qualités qu’il requiert – est nécessairement mal partagé, que la loi de l’offre et de la demande demeure inentamée comme description globale sinon du monde tel qu’il est, du moins du monde tel qu’il pourrait être.
Ce que l’analyste observe ici, c’est la reconnaissance par le pêcheur de perspectives de lecture autonomes dans l’économique : pour ce dernier en effet, l’explication d’un fait peut être produite dans la perspective de lecture qui parait la plus éclairante en situation, sans qu’il soit nécessaire que cette explication demeure cohérente lorsqu’elle est lue dans d’autres perspectives de lecture possibles et convenant mieux en d’autres circonstances. Autrement dit, et pour recourir au langage de la physique, le pêcheur ne conçoit pas comme nécessaire (il n’en ressent pas le besoin) qu’il existe des règles de correspondance permettant de traduire les phénomènes tels qu’ils se présentent à l’observateur dans une perspective de lecture, en phénomènes d’un autre ordre, lisibles dans une autre perspective.
Plus spécialement, l’incohérence n’est pas perçue d’une conception qui suppose, d’une part, que la communauté des pêcheurs est jugée sans influence dans la formation des prix et, d’autre part, que le pêcheur individuel est jugé, lui, susceptible d’exercer une influence réelle sur ces mêmes prix. Cette incohérence n’est pas reconnue : elle est jugée seulement apparente, comme un simple paradoxe, curieux en effet, mais sans conséquence.
En fait, la facilité du pêcheur à passer d’une perspective de lecture de la réalité économique à une autre, sans relever les incohérences qui apparaissent à l’occasion de leur confrontation, révèle l’affinité réelle qui existe entre la conception qu’il se fait du rôle que doit jouer une modélisation et celle qui sous-tend aussi la théorie marginaliste. Pour toutes deux en effet, la modélisation ne vise pas à dégager les traits d’un monde idéalisé au sens de « stylisé » pour sa compréhension plus aisée, mais à décrire un monde idéal au sens où chacun y respecterait la même norme juridico-éthique, pour l’économiste, que les agents économiques individuels soient « rationnels » et que les entreprises « respectent les lois du marché », et pour le pêcheur, que les confrères soient des hommes « valables » et les mareyeurs, des partenaires commerciaux « réglos ».
C’est pourquoi il n’y a pas à proprement parler pour le pêcheur d’incohérence dans ses explications lorsqu’il invoque parallèlement deux perspectives logiquement inconciliables, mais simplement la mobilisation de deux perspectives de lecture, légitimes chacune à sa manière. Ainsi, le monde où l’on réussit sa vente par habileté personnelle est bien le monde tel qu’il est, alors que celui où les prix sont régulés par la confrontation nue de l’offre et de la demande – quelles que soient les qualités personnelles des agents économiques impliqués – est bien le monde tel qu’il pourrait être… si seulement chacun avait à cœur de se montrer droit et raisonnable.
Le monde idéal dont parlent les économistes est bien en effet aux yeux du pêcheur celui de la Raison et de l’Harmonie triomphantes ; celui, au contraire, où l’on évoque ses propres exploits, est celui de la « triste » réalité (par opposition à la Réalité « Objective ») : celui d’un monde fait de justes mais hélàs aussi de coquins, de malins mais aussi d’imbéciles, où tous les confrères ne sont pas « valables », ni tous les marchands, « réglos ». Le monde de le réalité « vraie », est non seulement celui où l’espoir du « bon coup » peut se voir matérialisé ou bien déçu en dépit des implications logiques des « bons principes », mais aussi celui où chaque « coup » peut être jugé à la fois en termes généraux d’efficacité et en termes spécifiques de qualités physiques, intellectuelles, morales ou même du « pot » de la personne singulière qui le tente (cf. Paul Jorion, Les pêcheurs de Houat, 1983, chapitre 3, « Bons et mauvais pêcheurs » : 72-85).
On comprend dès lors mieux pourquoi les deux discours, celui du « coup » individuel et celui du modèle économique peuvent être tenus en alternance ou même parallèlement dans la même conversation. Mais on peut aussi comprendre pourquoi le premier correspond davantage à un discours tenu à titre privé et orienté vers la singularité des comportements individuels soumis au jugement moral, alors que le second correspond plutôt à un discours public, orienté vers les « considérations générales », et qui permet, diplomatiquement, de passer sous silence les qualités et les défauts des uns et des autres.
Bien que, comme je viens de la dire, le pêcheur ne considère pas préoccupant le fait qu’il manipule selon l’occasion des modélisations distinctes et éventuellement contradictoires, les occasions se présentent cependant où il est nécessaire pour lui de confronter en vue de l’action, le monde « tel qu’il est » et le monde « tel qu’il pourrait être », c’est-à-dire, une représentation « privée » de la triste réalité et une représentation « publique » du monde idéal.
Ceci vaut en particulier pour les discussions publiques mais cependant orientées vers l’action qui se déroulent au sein des organisations professionnelles. L’impossibilité logique (ou « épistémologique ») de concilier modèles descriptifs et modèles normatifs trop distants se traduit alors par l’introduction artificielle de modélisations « intermédiaires » qui s’efforcent vainement de jouer le rôle de règles de correspondance impossibles entre perspectives de lecture distinctes.
La solution improvisée est classique en la circonstance et, faute de parvenir à la conceptualisation, présente toutes les caractéristiques d’une explication « par défaut » : dans l’impossibilité de décrire avec quelque certitude un mécanisme explicatif, un autre mécanisme inexpliqué celui-ci (de type black-box) est proposé à sa place. Et comment mieux rendre compte d’un mécanisme inconnu sinon imaginer que sa nature inconnue est telle du fait d’une volonté délibérée de secret entretenue par ses manipulateurs : à savoir un groupe de conspirateurs déterminés, unis contre vous.
Autrement dit, la partie inexplicable d’un mécanisme postulé pour remplir un blanc dans l’explication, cache en réalité les manœuvres faites dans l’ombre par des individus décidés à vous nuire ; soit ce que l’on appelle « thèse du complot » lorsque les adversaires supposés sont puissants et « recherche du bouc- émissaire » lorsqu’ils sont au contraire impuissants.
Le discours tenu est en conséquence celui de la méfiance envers quiconque peut être soupçonné avec un minimum de vraisemblance de chercher à nuire – méfiance justifiée a priori par le fait que l’adversaire ne se cacherait pas s’il n’avait précisément quelque chose à cacher : discours « paranoïde » comme s’expriment les psychiatres, et qui contribue au repliement sur soi-même. C’est « la faute », au choix et selon l’occasion, à ceux qui pèchent à l’aide de filets pélagiques (voir, sur la « guerre du pélagique » entre Houatais et Turballais, Geneviève Delbos & Paul Jorion, La transmission des savoirs, 1984 : 267-277), aux mareyeurs, aux Espagnols, aux scientifiques, aux bureaucrates ou bien encore à la CEE.
Les circonstances mêmes de l’apparition de ces « explications par défaut » désignent cependant les conditions nécessaires à leur éclosion : l’écart considérable perçu, à l’occasion de leur confrontation, entre le monde tel qu’il est vécu, et tel qu’il est représenté dans les modélisations normatives.
Le repliement sur soi, la méfiance envers l’entourage, constituent autant de handicaps pour une profession, et autant d’obstacles au dialogue socialement nécessaire avec « les autres », autres pêcheurs, partenaires commerciaux, administratifs, scientifiques, etc. Cette réalité souligne qu’il n’est pas indifférent que les modélisations proposées aux pêcheurs soient adéquates ou inadéquates, qu’il ne s’agit pas là d’un simple « jeu de l’esprit », puisque c’est l’écart occasionnellement perçu entre le monde et l’une de ses représentations possibles qui engendre l’explication par défaut la plus banale dans sa simplicité : celle qui conduit à postuler contre soi-même le complot des forts ou, pourquoi pas, des faibles.
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