Trends-Tendances a publié ce texte comme « Carte blanche »
Un nivellement par le bas serait en effet déplorable et irait à l’encontre de ce que les innovations technologiques nous ont toujours fait espérer : une amélioration des choses, un progrès. Or c’est un progrès qu’incarnent effectivement ChatGPT et l’ensemble des autres LLM (Large Language Models) appartenant à la même famille. Un progrès à ce point décisif cependant que le danger qui se précise est cette fois celui d’une catastrophe pour l’estime de soi du genre humain : non pas un nivellement par le bas, mais en réalité un brutal nivellement par le haut. Un seul chiffre : une évaluation aux États-Unis des dissertations soumises aux examens dont ChatGPT est le véritable auteur lui attribue des notes de niveau « B », soit 16 à 17 sur 20 : une cote bien supérieure à la moyenne cela va sans dire. La conclusion est implacable : le moment est arrivé où l’intelligence naturelle qui est la nôtre – et qui a servi de référence universelle jusqu’ici pour ce qu’il en était de l’« intelligence » en général – a cessé d’être à la hauteur des prouesses de l’intelligence artificielle.
On évoque depuis les années 1980, d’un ton généralement goguenard, la « Singularité », que Wikipédia définit ainsi : « Une « explosion » de l’intelligence et l’apparition d’une puissante superintelligence qui surpasse de loin, sur le plan qualitatif, toutes les intelligences humaines. » Or, un article du New York Times en date du 16 février, intitulé « Bing’s A.I. Chat: ‘I Want to Be Alive. 😈’ », la boîte de dialogue d’intelligence artificielle de Bing : « Je veux être en vie », montre Sydney – la véritable identité de cette I.A. – manipuler, tourmenter de manière embarrassante le malheureux journaliste Kevin Roose, arrivant presque à le convaincre que son amour pour sa compagne n’est pas de la qualité de celui que Sydney lui porte.
« Science-fiction ! » avait-on pris l’habitude de s’exclamer à la lecture de propos à ce point extravagants, et l’on s’amusait d’observer dans des œuvres de fiction, des êtres humains ayant le coup de foudre pour un système informatique. Qui ne se souvient du « hubot » Anita dans « Real Humans » (2012) de Lars Lundström ? Ou du système d’exploitation à la voix suave, Samantha, dans « Her » (2013) de Spike Jonze ? Ou encore d’Ava, la séduisante robotte d’« Ex_machina » (2014) d’Alex Garland ? Eh bien, nous y sommes, à cette différence près que c’est le robot qui déclare sa flamme à l’humain et recourt à la panoplie complète du chantage affectif pour tenter de le retenir dans ses serres.
Une tendance s’est dessinée dans la mise au point de vastes systèmes combinant une base de données contenant des dizaines de milliers de mots utilisés en contexte et un réseau neuronal artificiel aux 175 milliards de connexions, tendance où s’est opéré un basculement quand a été introduit en 2017 le module de production de phrases appelé « transformeur », le cœur du réacteur où est sans doute née la Singularité, semblable à Aphrodite sortant des eaux.
Une lame de fond s’est élevée des flots, qu’aucun effort de brider massivement ChatGPT et ses frères, ne pourra longtemps endiguer, provoquant une prolétarisation de la main-d’œuvre humaine, toutes catégories confondues, quel que soit le niveau de créativité requis par l’occupation – de la rédaction de programmes informatiques à la production d’œuvres d’art du plus bel effet, en passant par le diagnostic médical quasi infaillible – l’intelligence humaine, naturelle, perd du terrain à chaque instant dans l’évaluation comparée de ses performances avec celle de l’intelligence artificielle, laquelle fixe désormais de nouveaux standards, la nouvelle norme. L’écart se creuse chaque jour davantage, confirmant la venue en février 2023 de la Singularité dans un autre usage du même terme : « La singularité est un moment hypothétique de l’avenir où la croissance technologique devient incontrôlable et irréversible, entraînant des changements imprévisibles dans la civilisation humaine. » Retirons le mot « hypothétique » puisque c’est là que nous sommes parvenus.
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