Chaque fois qu’il semble possible au salariat d’opérer un « arrêt-relance », il me vient quelques interrogations désagréables (je crois) comme là « obtenir une augmentation générale… est-ce une réussite ? » ou comme celle que je m’apprête à vous livrer.
La paysannerie d’avant 1789 avait cet immense avantage sur le salariat de nos sociétés capitalistes qu’il lui fallait d’abord engranger la récolte avant de porter au propriétaire du terrain la part qui revenait à ce dernier, en nature ou en espèce. Ceux à qui échoyait le travail – tout le travail – avaient ainsi l’occasion de se rendre compte de l’étendue de la spoliation dont ils étaient les victimes ; une terrible expérience qui portait toutefois en elle des raisons d’espérer en ce sens qu’elle échauffait la bile et tenait les affects en ébullition. Et quand le moment fut propice à l’émancipation, la paysannerie commença par garder la récolte, ce qui était fort pratique pour continuer de subsister et pour camper une position défensive contraignant la féodalité à l’attaque (à faire donner la garde) pour entrer en possession de ce qu’elle considérait comme son bien.
Avec le capitalisme, les positions sont inverses : c’est le patronat qui s’occupe d’engranger la récolte et non plus ceux qui font le travail ! On pourrait dire que dans le fond, le patronat joue le même rôle que les gros paysans de l’ancien régime qui organisaient l’exploitation des terres mises à leur disposition par la noblesse et qui employaient à cette fin des journaliers, salariés de l’époque. Mais cette partie de la paysannerie représentait peu de monde. Et pour ce qui concerne nos sociétés, l’actionnariat s’étant assuré la pleine allégeance du patronat, le salariat n’a aucune visibilité sur le fruit de son labeur ! Pis que cela, il est réduit à devoir justifier toute prétention à la part le plus infime de la richesse qu’il crée et dont il est tenu éloigné.
Il fallut, par exemple, recourir aux arguments de l’économie politique pour soutenir l’idée que seul le travail crée de la valeur – en somme que le salariat est tout ! De son côté, le capital (entendre ici la classe bourgeoise) « travaillait » à trouver le moyen de rémunérer le salariat juste autant qu’il faut pour le faire subsister sans plus. Karl Marx soutint ensuite que le taux de profit ne pouvait que baisser tendanciellement. Ce fut sans doute une raison pour les plus optimistes de penser que le capital périrait tout seul, de sa belle mort. Mais le capital qui connait bien son affaire comprit promptement qu’il devait redoubler d’imagination et d’âpreté au gain pour conserver sa position de domination et consolider ses avoirs. C’est ce qu’il entreprit naturellement et avec beaucoup de succès en s’assurant, entre autres, les bons offices de la « science économique ». Et comme on l’enseigne dans les bonnes écoles de comptabilité et de management, la moindre possibilité doit être saisie avec empressement pour minorer la masse salariale et maximiser le profit. Tout y passe donc : la productivité du travail par le truchement d’une organisation standardisée au plus haut degré d’aliénation pour l’humain, l’introduction de la machine d’abord comme compagnon de l’ouvrier et finissant par remplacer ce dernier, l’internationalisation du marché du travail pour mettre le salarié d’ici en concurrence avec les moins disant d’ailleurs…
Ce qu’il ressort de ce survol historique, c’est que le capital a montré une parfaite cohérence et une indéniable continuité dans la poursuite de l’accaparement d’une part toujours croissante de la richesse créée par les entreprises. Il est alors difficile de comprendre la crédulité par trop entêtée du salariat qui s’engage dans les luttes sociales avec la ferme conviction qu’il existerait entre le capital et lui, en matière d’accès à la récolte, un équilibre intrinsèque qui est rompu seulement de temps en temps. Est-il réellement envisageable pour le salariat de se contenter de rétablir un hypothétique équilibre des forces en demeurant dans le même cadre du contrôle de la récolte et de sa répartition par l’actionnariat et son vassal le patronat ?
En l’occurrence, pour faire face au rouleau compresseur de l’actionnariat allié au patronat que devrait faire le salariat ? Il faut d’abord rappeler – et parce nous sommes au pied du mur et qu’il faut garder un œil sur le dénivelé à franchir – que le salariat est contraint de subir les visées et les pratiques d’un adversaire qui est parvenu à s’emparer des principales places fortes du champ de bataille et qui dispose de surcroit de l’arme économique ultime qu’est la possibilité de séquestrer la récolte. Le salariat n’a donc pas d’autre choix que celui de mener la guerre du faible, guerre asymétrique faite de guérilla, d’attaques fulgurantes ciblées d’intensités variables et de replis stratégiques tout aussi rapides pour limiter ses pertes.
Dans ce conflit asymétrique qui nous occupe depuis quelques siècles déjà, le salariat peut tout de même revendiquer quelques succès qui permettent de continuer d’espérer. Il parvint notamment à structurer les travailleurs en syndicats pour équilibrer le rapport de force, des syndicats qui sont encore indispensables au développement de tout mouvement social d’envergure. Plus tard ce fut la conquête des congés payés et plus généralement l’instauration de l’état-providence. Le salariat parvient encore aujourd’hui à se mobiliser pour sauvegarder ce qu’il reste de cet état providence systématiquement taillé en pièces par l’actionnariat et le patronat ! Cette histoire du salariat dessine toutefois un tableau de succès sporadiques très concrets mais ne paraissant s’inscrire dans aucune vision à long terme. Certes plusieurs batailles ont été remportées mais ces victoires ne permettent pas véritablement d’entrevoir la fin du conflit avec une paix sociale durable au bout. J’en arrive ainsi à la partie la plus délicate de mon raisonnement. Autant la guérilla est compréhensible au regard de la situation sur le terrain, autant il est difficile d’identifier l’objectif ultime du salariat. On ne peut s’empêcher de penser qu’il est installé dans une perspective de subsistance à perpétuité, c’est-à-dire qu’il serait voué à résister jusqu’à la fin des temps pour conserver autant que possibles les miettes que l‘actionnariat et le patronat, gardiens de la récolte, laissent de moins en moins échapper.
Ce que je veux dire, c’est que le salariat doit veiller à ne pas se tromper de destinée. Il ne saurait être question pour lui de continuer de céder à la séquestration du fruit de son labeur par autrui pour se damner aux revendications dont la finalité est encore et toujours un modeste ajustement à posteriori – la redistribution :
* revendications visant à faire voter et appliquer dans toute leur rigueur, l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu dont on a pourtant compris que les grandes compagnies et les grandes fortunes avaient tout loisir d’obtenir la dispense en toute légalité ?
* militantisme pour instaurer d’autres prélèvements, par exemple sous la forme d’une taxe Tobin ou d’une taxe Sismondi dont on imagine quelques difficultés de mise en œuvre mais surtout les possibilités de contournement en toute légalité également.
Tout cela, dans le cadre immuable de la conservation et de la répartition de la récolte par le patronat allié à l’actionnariat. Il se pourrait, je crois, que le salariat pèche par le côté d’où lui vient son succès c’est-à-dire par son sens de la guérilla, son pragmatisme, son attachement au résultat concret, immédiat. Contraint de réagir à la position hégémonique de l’adversaire, le salariat n’a pas le loisir de dessiner des perspectives et d’essayer de poursuivre la concrétisation d’objectifs à long terme. Alors que l’on vante à nouveau les vertus de la planification, quelle destination finale le salariat s’est-il choisie et quel est le chemin qu’il compte emprunter ? Cette destination et ce chemin ne devraient-ils pas transpirer des mots d’ordres de tout mouvement social ? Quels sont-ils donc ces mots d’ordre ? Autant qu’il soit possible d’en retrouver sur les pancartes de diverses manifestations populaires : contre les licenciements, pour une meilleure indemnisation du chômage, pour de meilleurs salaires indexés sur l’inflation, contre le recul de l’âge de la retraite à 64 ans… Ma mémoire des conflits sociaux est sans doute trop courte pour reproduire davantage d’instances de ces mots d’ordre mais ne tournent-ils pas le plus souvent autour travail, incontestablement l’affaire de chacune de nos vies ? Pourtant, le moyen de bien travailler ne serait-il pas justement de commencer par nous émanciper de l’injonction de tous ces poètes de l’amour du travail qui ne kiffent véritablement que le fruit du labeur des autres ? Les nouvelles générations dont on dit qu’elles construisent un nouveau rapport au travail ne représentent-elle pas un espoir d’émancipation du salariat ?
En attendant, nous continuons de penser travail là où la question demeure le contrôle du fruit du labeur. Nous voudrions bien travailler, nous voudrions que notre travail ait du sens, qu’il ne dure pas toute la vie, nous voudrions pouvoir décider de comment travailler, de travailler en étant libéré de la subordination à un employeur, bref toujours travailler. A quoi tendent l’actionnariat et le patronat pendant ce temps ? À rentabiliser du mieux possible le capital investi y compris s’il faut pour cela ôter tout sens au travail, contraindre le salarié, militariser l’organisation du travail, transformer le travail – le faire disparaître même ! D’un côté une stratégie pensée pour se saisir des places fortes (du pouvoir politique, de la production, de l’échange…) afin de se donner la possibilité de mettre tout en œuvre pour s’accaparer la richesse créée par les entreprises. De l’autre, une résistance contrainte à la guérilla et apparemment sans autres horizons que de parvenir à gagner (toujours ponctuellement) le rapport de force qui permettrait enfin de mieux… travailler !
Il y a là non seulement une difficulté d’enfanter des mots d’ordres déstabilisants pour l’adversaire mais surtout quelque chose comme un vide, un impensé ou du moins une courte vue en matière de finalité de la lutte du salariat. Certes, il est contraint à la guérilla mais sauf à se damner à une résistance à perpétuité, ses combats de rue, ses escarmouches planifiées devraient avoir pour finalité de déloger l’adversaire de sa position (de reprendre possession du terrain) puis d’élever des bastions qui puissent garantir au plus grand nombre une longue existence paisible. Et si l’on songe enfin à tirer le meilleur parti de l’expérience de nos ainés de 1789, ne devrions-nous pas entrer dans la carrière avec le projet d’un coup décisif sans lequel notre lutte restera une guérilla de résistance uniquement ? Ce coup fatal, ce mot d’ordre ultime que doit servir la grève générale reconductible peut-il être autre que l’abolition du privilège actionnarial ?
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