Bonjour M. Jorion.
J’espère ne pas vous importuner.
- Finalement, comparativement à Michael Burry, comment avez-vous pu détecter en avance la crise des subprimes ? Est-ce vous à qui on (on = votre direction de l’époque) demandait de les évaluer, voire de les concevoir ?
- Burry a-t-il eu une méthode différente comparativement à vous ? Dans le film on le voit lire en détails d’épais contrats mais peu faire de calculs de haute précision (j’imagine que c’est sans doute pour ne pas « décourager » le spectateur).
- Pour bien comprendre l’analyse technique, faut-il bien connaître la stochastique ? Ou bien une autre branche de mathématiques ?
En espérant un éclairage si vous avez du temps
Bien cordialement.
Vincent Lacarin
* * *
Merci pour ces intéressantes questions.
Oui : les personnes qui s’avérèrent avoir eu raison avaient bien entendu fait les mêmes bons raisonnements. Cela dit, les informations n’étaient pas difficiles à trouver : non seulement elles existaient à profusion mais d’excellentes analyses de ce qui était en train de se passer étaient produites et d’accès facile (il fallait parfois s’abonner, mais généralement gratuitement).
Un exemple : mon billet du 7 septembre 2007 à 16h17, donc un an avant la chute de Lehman Brothers : Là où les optimistes et les pessimistes se trompent également où j’écrivais ceci :
Je lisais hier dans une publication spécialisée de l’Union de Banques Suisses, datée du 4 septembre : « Les CDO « au carré » sont virtuellement impossibles à analyser (…) Pour analyser un simple CDO « au carré » constitué de 125 titres différents (…) il nous faudrait connaître l’information relative à 9.375 titres ».
Cette analyse, ni Michael Burry, ni moi, n’avons dû la faire : elle était là à notre disposition, à portée de la main, la chose essentielle était simplement que la quasi totalité des acteurs autour de nous étaient soit de « petites mains » qui pensaient juste à sauver leur peau, soit des dirigeants lobotomisés par l’idéologie « à la von Hayek », « à la Milton Friedman », et qui planaient complètement. Comme d’ailleurs Angelo Mozillo, notre patron chez Countrywide, qui n’ignorait rien de l’information que nous lui faisions remonter et qui nous déclara un jour – j’étais à deux mètres de lui – que tout cela était formidable parce que la crise allait faire le tri et allait nous permettre de nous débarrasser de deux ou trois rivaux gênants.
Michael Burry savait ce qu’il pouvait faire avec ce type de connaissances : faire sans scrupule des ronds sur l’écroulement du système. Moi de mon côté : rassembler des données pour dénoncer de manière convaincante un système de nature foncièrement « ennemi du peuple ».
P.S. L’analyse technique, à mon sens, a mis le doigt sur une réalité, sur des faits authentiques : la nature fractale des courbes de prix et y a découvert des régularités exploitables.
Un extrait de « Comment on devient l’’anthropologue de la crise’ », publié dans Le Débat N° 161, septembre-octobre 2010
Bart Maser, l’un de mes collègues au département de gestion du risque de Countrywide, partageait mon intérêt intellectuel pour la crise et son déroulement et nous nous faisions bénéficier mutuellement de l’information que nous mettions à jour. Plus le temps passait durant l’année 2007, plus nos supérieurs se désintéressaient du fonctionnement de la firme pour s’occuper exclusivement de ce que j’appellerais de manière imagée : « la construction du radeau ». Mes combats d’arrière-garde relatifs à la qualité des modèles ayant cessé de retenir l’attention, le temps que je pus consacrer journellement à la collecte d’informations relatives au déroulement de la crise ne cessa d’augmenter. Le matériau qui me permettrait de rédiger mon livre suivant : L’implosion. La finance contre l’économie. Ce que révèle et annonce la crise des subprimes (Jorion 2008a), fut essentiellement rassemblé durant les trois derniers mois de mon emploi chez Countrywide. À l’époque où je fis l’objet d’un licenciement économique, en octobre 2007, mon activité quotidienne ne consistait pratiquement plus que dans le rassemblement de l’information relative à la chute de la compagnie qui m’employait. Mon travail de terrain au sein du monde de la finance prit fin le jour-même.
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