« Lucien Lévy-Bruhl et la « mentalité primitive » » est une leçon de mon cours « Éléments d’anthropologie culturelle », donnée en février 2023 dans le cadre du Diplôme Universitaire de Criminologie interculturelle de l’Université catholique de Lille.
Le contexte colonialiste
La question de la « mentalité primitive » est une problématique qui ne s’est pas imposée après avoir émergé du sein même de la profession anthropologique. C’est une question qui a interpellé les anthropologues, faisant irruption de l’extérieur, en provenance de la philosophie parce que Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) posa la question qu’il couvrit de ce terme à partir de 1910 dans Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, y consacrant jusqu’en 1938 une demi-douzaine de livres. Ce dont Lévy-Bruhl parlait essentiellement, sous une autre appellation, c’est précisément de ce totémisme qui avait constitué le premier échec d’une anthropologie tentant de classer les peuples non plus à partir de leur squelette et de la forme de leurs os, selon une logique d’anatomie comparée, mais selon leurs institutions.
Le terme de « mentalité primitive » fut l’objet d’un authentique conflit entre les anthropologues et Lucien Lévy-Bruhl, conflit que j’ai tenté d’apaiser, peut-être avec succès, à la fin des années 1980 (Jorion 1989).
Pourquoi les anthropologues ont-ils résisté tant à la tentative de Lévy-Bruhl ? Quand cette affaire de totémisme apparaît et que Max Müller dit : « Non, non, non : il y a là deux conceptions d’ordre différent » à ces anthropologues qui, souvent, sont des gens qui enseignent dans des départements de « sciences coloniales » et, le plus souvent, ce sont des personnes qui ont davantage de sympathie à titre personnel pour l’idée d’une décolonisation, d’une indépendance des peuples, ce sont des gens qui ont des doutes profonds en général vis-à-vis de l’entreprise coloniale. Ce n’est pas vrai pour tous les anthropologues : une vue comme celle-là n’est jamais vraie dans tous les cas, dans toutes les configurations, mais de manière générale, ces anthropologues ont le sentiment qu’avec cette notion de « mentalité primitive », de « totémisme », qui serait rebelle à notre mode de penser, il y aurait une justification éventuelle du colonisateur pour refuser la possibilité même d’une indépendance, d’une décolonisation en disant : « Non, il y a là une autre manière de penser, qui n’est pas à la hauteur ».
Le terme de « mentalité primitive » utilisé par Lévy-Bruhl est considéré de ce point de vue comme tout à fait malencontreux. Il n’y a pas là une « maladresse » : Lévy-Bruhl l’a utilisé délibérément, mais suggérer qu’il y aurait des gens qui seraient calés dans une sorte de primitivisme dont ils seraient incapables de sortir, cela pouvait servir de prétexte aux colonisateurs pour affirmer que la décolonisation est impossible pour une raison fondamentale : du fait d’une incapacité à réfléchir d’une certaine manière qui serait celle qui sera nécessaire, indispensable, pour accéder au monde moderne, pour incarner les modèles politiques qui seraient ceux de la démocratie.
Je vous rappelle qu’au moment où les puissances coloniales accordent l’indépendance ou se trouvent bien obligées de le faire parce que des guerres d’indépendance sont victorieuses, l’idée fondamentale – et on la retrouve dans la politique et dans la représentation américaine de l’ordre du monde – est qu’il n’y a qu’un certain type de démocratie pareille à la nôtre qui constitue un mode valide de régime politique. Sous-jacent à cela, un principe évolutionniste de progrès indispensable vers la civilisation, un mode bien précis de type de vie. Ceci a conduit aux débats sur l’universalité des Droits de l’Homme et débouché sur une sorte d’impérialisme d’un modèle de société comme étant le meilleur et qu’il convient d’imposer éventuellement par la force, par la guerre, à d’autres peuples.
La pensée « prélogique »
Quand Lévy-Bruhl s’intéresse donc à ce qui est le fondement de ce que lui appelait la « mentalité primitive », il invente cette expression parce qu’essentiellement il n’est pas anthropologue sans quoi il aurait recouru à l’expression de « totémisme » : il aurait parlé de « pensée totémique » au lieu de parler de « mentalité primitive ». Ç’aurait peut-être créé moins de conflits avec les anthropologues qui, pour la raison que je vous disais, craignaient toute suggestion que les populations étudiées par les anthropologues soient des gens dont la pensée est radicalement différente de la nôtre, occidentale.
Lévy-Bruhl tâtonne d’abord quelque peu autour de cette notion. Pour arriver à la solution véritablement, il faut aller un peu au-delà de ce qu’il formule, mais en réalité, il aura très bien cerné le problème.
Lévy-Bruhl dit souvent de ce qu’il appelle la « mentalité primitive » qu’il s’agit d’une pensée prélogique. Il dit en particulier :
« Les faits de mentalité primitive ont un caractère prélogique qui se manifeste essentiellement dans une indifférence à la contradiction qui est une conséquence d’une conception imprécise de l’identité ».
C’est une pensée « prélogique », celle de ces autres si différents de nous. Cela dit, je n’ai pas trouvé de définition chez lui de ce qu’il voulait dire par « prélogique ». Il ne parle pas même de la logique à aucun endroit que j’aie pu situer. Il s’agit d’une notion spontanée chez lui : qui va sans dire. Certaines manières de voir les choses lui apparaissent prélogiques mais sans qu’il éprouve le besoin de dire précisément ni ce qu’il entend par là, ni ce qu’il entend par la logique.
Nous n’ignorons pas bien, entendu ce qu’est la logique : c’est ce qu’Aristote a défini comme étant le moyen de produire des raisonnements valides à l’aide du syllogisme, etc. Mais Lévy-Bruhl est beaucoup moins précis. D’une certaine manière, dans toute son œuvre, il « tourne autour du pot » selon l’expression consacrée. Il n’arrive pas à définir entièrement ce qu’il saisit pourtant parfaitement sur un mode intuitif, et qui, nous allons le voir, est fort proche de cette distinction fondamentale entre la simple juxtaposition des concepts dont certaines cultures (orientales) se satisfont et le principe d’inclusion des concepts les uns dans les autres que l’on trouve dans d’autres cultures (occidentales).
Alors, que dit-il ?
1. le caractère prélogique de la mentalité primitive se manifeste essentiellement dans son « indifférence à la contradiction », conséquence d’une conception imprécise de l’identité.
Qu’est-ce qu’une contradiction ? Une contradiction, c’est si on prend son départ dans la même phrase et qu’on arrive à des conclusions qui sont contradictoires au sens où c’est l’une ou c’est l’autre mais pas les deux, si c’est les deux, il y a contradiction. On a dû se tromper quelque part dans le raisonnement déductif si on arrive à deux conclusions qui ne peuvent pas être vraies l’une et l’autre. Si l’une dit que c’est blanc et l’autre que c’est noir, il s’est passé quelque chose d’inadmissible. Et il y avait là une question fondamentale en Grèce antique parce que la première école qui forma des gens au droit, l’école qu’on appelait celle des Sophistes, prodiguait un apprentissage qui n’était pas de type scolaire contemporain : c’était un apprentissage de maître à élèves comme dans le cadre aujourd’hui d’une leçon particulière. Le slogan, l’argument de vente, des Sophistes, c’était : « Je vais pouvoir vous enseigner à prouver une chose comme son contraire de manière non-contradictoire : non-contradictoire dans le raisonnement. On ne pourra pas dire que vous vous êtes trompé à un certain endroit mais vous pourrez aussi bien, pour défendre votre client, prouver le blanc que prouver le noir. »
On raconte à propos de l’un de ces Sophistes, Protagoras (ça se passe au Ve siècle avant Jésus-Christ, en Grèce ancienne). Un de ses élèves refuse de lui payer les leçons qu’il lui a données et il lui dit : « Eh bien, je vais te poursuivre en justice et que tu sois condamné ou non, tu me paieras les leçons que tu me dois ». Il y a là un paradoxe évidemment. Il lui dit : « Si tu perds le procès, il faudra que tu me paies l’argent que tu me dois, mais si tu le gagnes, tu auras pu prouver au tribunal que j’avais tort et donc que je suis le meilleur professeur que tu aies pu avoir et tu me paieras les sommes que tu me dois à ce titre ». Donc, contradiction, c’est une notion qui a donné lieu à beaucoup de réflexions en Grèce antique. Mais ici, Lévy-Bruhl ne nous donnera que très peu d’exemples.
« Une conception imprécise de l’identité ». Effectivement, quand les Aborigènes australiens disent que le cacatoès blanc est comme le kangourou et que le cacatoès noir est comme le koala, notre réaction spontanée est de considérer qu’il y a quelque chose d’imprécis. Le terme n’est même pas assez fort : il y a ici quelque chose de très curieux dans la manière dont on traite l’identité. Le principe d’identité pour nous, c’est celui de l’identité en fonction de la ressemblance physique, où nous allons mettre tous les papillons dans la même catégorie parce qu’ils se ressemblent et parce que ce sont des animaux du même type – ce qui sera plus tard confirmé par la génétique : tous les papillons appartiennent effectivement à la même catégorie dans une classification que nous pourrons établir. Par contre, dire que le kangourou est le même qu’un certain oiseau mais qu’un oiseau très apparenté selon nous est, lui, le même que le koala, il y a quelque chose qui constitue une infraction flagrante à la manière dont nous concevons l’identité.
Dans une perspective de culture occidentale, on dirait que si quelqu’un redistribue l’ensemble des papillons entre 8 grandes catégories partageant le monde de manière globale, qu’il y a quelque chose d’essentiel qui lui échappe, qu’il ne voit pas qu’il devrait classer les papillons ensemble dans la même catégorie, parce que cela « crève les yeux », et pas les redistribuer entre les 8 sous-sections qui règlent prétendument l’ordre du monde chez les Aborigènes australiens.
Deuxième chose que dit Lévy-Bruhl :
2. la mentalité primitive recourt aux capacités brutes de la mémoire plutôt qu’à la classification (les connaissances sont stockées « en vrac »).
Stockées en vrac, c’est évidemment le contraire de classées, donc de constituer une taxonomie à proprement parler. Nous apparaît être « en vrac », par exemple, cette classification imaginaire de Borges, mais dont nous avons le sentiment qu’elle reflète d’une certaine manière, effectivement, l’esprit de la Chine ancienne :
« Les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) etc., m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ».
Par exemple, quand nous utilisons ce mot chinois de yeh qui nous permet de juxtaposer des notions. Si au lieu de dire bœuf cheval yeh, j’ajoute chien. On restera dans la catégorie des animaux domestiques. Si j’ajoute chat, on sera toujours dans les animaux domestiques. Si au lieu d’ajouter chat et chien, j’ajoute chameau, on dira qu’on reste dans les animaux de trait ou qui permettent du transport. Si j’ajoute lama, on est encore dans la catégorie des animaux qu’on peut utiliser pour transporter des choses. Si j’ajoute à ce moment-là lion, alors, nous sommes complètement perdus parce qu’on ne voit plus le principe qui permettrait de les rassembler sauf peut-être une affinité, une affinité secrète. Par exemple, qu’ils seraient du même signe du zodiaque.
Chez nous, les signes du zodiaque nous permettent d’importer en quelque sorte une pensée de type totémique puisque nous nous redistribuons l’ensemble des humains sur les 12 signes du zodiaque et l’on introduit de manière un peu totémique, une notion d’affinités : qu’il y a des choses qui sont de l’ordre de tel signe ou de tel autre. Par exemple pour des raisons évidentes que le cancer, qui est un crabe, et le verseau qui suggère l’idée d’eau, sont des signes d’eau, et ainsi de suite. Ou alors, nous avons aussi des catégories dualistes où il y a des signes qui sont plutôt de soleil et de feu et d’autres de lune et d’eau, etc. Le principe du grand découpage, ce sont les constellations au firmament et les alignements des planètes qui permettent de classer les personnes, et définissent leurs affinités dues à l’influence supposée des planètes.
Nous avons donc, dans notre culture occidentale folklorique, quelque chose de l’ordre du totémisme qui nous vient peut-être, d’ailleurs, de l’Orient. Un élément qui est de l’ordre du totémisme mais qui ne règle pas la vie courante, sauf peut-être pour ces personnes qui vous disent : « Ah, mais donc, vous êtes Sagittaire. Je m’en doutais (pour telle ou telle raison qui m’apparaît, à moi, évidente et rend compte d’éléments essentiels)… ».
Alors, indifférence à la contradiction, caractère prélogique, connaissances stockées en vrac. Et on voit bien donc comment avec ce terme de yeh en chinois archaïque dénotant une simple juxtaposition et l’absence chez eux d’une relation d’inclusion, fait qu’aux yeux d’Occidentaux comme nous par contraste, pour qui toutes les choses, toutes les sortes sont d’une certaine manière incluses dans d’autres, mais en l’absence de cette notion d’inclusion, il nous semble que le désordre règne, qu’il n’y a pas de véritable ordonnancement. Et pour ce qui touche à cela, il faut savoir que de manière historique, ce n’est qu’à la Renaissance que nous commençons à avoir de véritables classifications fondées sur l’inclusion, de véritables taxonomies.
Chez les Grecs et les Romains, il n’y a pas de tentatives systématiques de classification. La première tentative systématique, curieusement, c’est en théologie qu’on la trouve. C’est chez Thomas d’Aquin. On est alors au XIIIe siècle et il s’agit d’une classification des anges, d’une hiérarchie des anges. 7 catégories d’anges existent selon lui, allant des anges supérieurs aux anges inférieurs. Pourquoi en si grand nombre ? Parce qu’il s’agit de créer une échelle aux multiples échelons entre Dieu, avec qui nous ne pouvons pas communiquer véritablement, et nous-mêmes, qui doit permettre de rendre compte par exemple de l’Archange Gabriel annonçant à Marie la naissance d’un enfant qui sera Fils de Dieu. Il s’agit là d’un ange qui doit pouvoir parler aux hommes. La preuve, c’est qu’elle l’entend et le voit probablement, même si ce n’est pas dit explicitement par Luc. Alors que Dieu, dans la représentation du monde chrétien, n’apparaît pas en personne aux êtres humains. Il faut donc une échelle de créatures intermédiaires et Thomas d’Aquin invente ou décrit, selon la manière dont on conçoit les choses, les 7 catégories d’anges, où il existe des archanges mais aussi des catégories curieuses aux noms peu familiers : Thomas reconnaîtra parmi eux, dans un ordre descendant de Dieu vers l’homme, les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, les Dominations, les Vertus, les Principautés, les Archanges, et enfin, les anges « gardiens » des hommes, ou anges proprement dits (Gilson 1927 : 162-164). À cette hiérarchie qui établit une quasi-continuité entre Dieu et l’homme, correspond l’équivalent de cet « héritage des propriétés » qui caractérise les hiérarchies : « Chaque ange transmet à l’ange immédiatement inférieur la connaissance qu’il reçoit lui-même de plus haut, mais il ne la transmet que particularisée et morcelée selon la capacité de l’intelligence qui la suit » (ibid. : 164).
Jusque-là, il n’existait pas beaucoup de classifications qui soient véritablement systématiques dans la manière dont nous envisageons les choses. On voit apparaître ensuite, avec Carl Linné (1707-1778) en particulier, une classification entière des êtres vivants, les végétaux d’un côté, les animaux de l’autre.
Troisième caractère dit Lévy-Bruhl qui lui semble propre à la mentalité primitive :
3. ce qui tient lieu de classification dans la pensée primitive est une disposition à regrouper les notions selon l’équivalence de la réponse émotionnelle qu’elles suscitent,
C’est ça, en réalité, qui se trouve à l’arrière-plan de la manière de rassembler les choses dans la représentation de type totémique et donc, Lévy-Bruhl l’avait déjà vu mais ça n’a pas été pris au sérieux et, en particulier, ça n’a pas été pris au sérieux par Lévi-Strauss qui a dit : « Non, non, non, si une chose est certaine à propos de cette « mentalité primitive » (qu’il appelle lui « pensée sauvage » : un simple changement de vocabulaire), c’est que ça n’a rien à voir avec l’émotion. Il s’agit en réalité de problèmes intellectuels qu’on essaye de résoudre ». Le problème des mythes selon Lévi-Strauss, je donne un exemple : à quel endroit communiquent la Terre et le Ciel ? Ou bien : pourquoi le soleil n’est-il jamais au même endroit que la lune ? Il faut mettre là entre parenthèses l’éclipse parce que, parfois, effectivement, elle intervient, mais on pourrait considérer que c’est une anomalie tout à fait particulière et que, dans l’ensemble, en général, le soleil et la lune ne sont pas au même endroit au même moment : on voit l’une la nuit et l’autre, le jour.
Il y a effectivement, dans la représentation du monde des êtres humains, deux systèmes qui se sont constitués séparément selon des logiques entièrement différentes : l’un du monde tel qu’il apparaît sous ses ressemblances visibles et l’autre en fonction d’affinités secrètes, et qu’en fait, ce qui relie ces éléments qui, dans le totémisme, sont mis ensemble d’une manière qui nous paraît difficilement compréhensible, c’est l’émotion. Avec le totémisme, ce n’est pas la ressemblance physique : c’est dans un monde qui est fondé essentiellement sur l’émotion, sur l’affect, sur la manière dont nous ressentons le monde plutôt que comme nous le voyons. Les Aborigènes australiens vont placer dans la même catégorie des choses qui provoquent la même frayeur et il y a en particulier à ce sujet, un article d’un très bon anthropologue, David Biernoff (1978). Cet anthropologue parle des endroits dangereux du monde dans la représentation des Aborigènes australiens et là aussi, il y a là comme le fondement-même du totémisme : le regroupement dans une seule catégorie des choses qui se présentent à nous comme constituant un même danger. Ce qui veut dire qu’il y a une logique de l’action à l’arrière-plan de tout ça. C’est parce que, devant un danger semblable à un autre, il faut que nous réagissions de la même manière. Or, ce n’est pas ça du tout que nous avons fait nous Occidentaux. Nous avons appelé « oiseau » au même titre un oiseau extrêmement dangereux pour nous, comme l’aigle, et un oiseau parfaitement inoffensif comme le moineau. Alors que dans la civilisation de type chinois, cela n’a pas été fait : on a rassemblé les choses en fonction de la manière dont il faut y réagir. Et comment connaissons-nous de manière intuitive la manière dont il faut réagir ? À partir de la frayeur ou de l’enthousiasme, ou de l’émotion en général que ces choses suscitent en nous.
Les illustrations sont innombrables chez Lévy-Bruhl où apparaît clairement que l’émotion dirige la pensée dans ce qu’il a qualifié de mentalité primitive. Comme quand je vous le signalais, à propos de la classification des oiseaux chez les Kalam de Nouvelle-Guinée (Majnep et Bulmer 1977) où Bulmer avait fait un pas en arrière pour laisser la parole à son informateur : « Ce n’est pas moi qui ferai cette enquête sur les oiseaux. Je vais ouvrir le micro à mon informateur Ian Saem Majnep et c’est lui qui nous expliquera comment les Kalams classent les oiseaux ». Et c’est là qu’étaient apparues des choses extrêmement surprenantes pour nous. Le casoar à casque, pourquoi est-il très différent de tous les autres oiseaux et est pour les Kalam dans une catégorie à lui tout seul ? Parce qu’il tue aisément un être humain. Il a effectivement d’énormes serres et sur la tête, une crête osseuse, et dans un contact avec des êtres humains lui apparaissant menaçants, le casoar est capable de tuer un être humain, de lui fracturer le crâne avec cette crête qu’il a sur la tête : le casque en question dans l’expression « casoar à casque ». Ou bien les oiseaux qui nous « transmettent des messages ». Pourquoi les appeler comme ça ? Parce que leur jacassement ressemble fort à des paroles au point que, on le sait dans le cas des perroquets, nous pouvons leur apprendre à reproduire véritablement le son de l’être humain. Ou alors des considérations que nous appellerions « mythiques » : un certain nombre d’oiseaux qui ne se ressemblent pas pour un Occidental présentent pour les Kalam une qualité commune – que l’on pourrait appeler « totémique » : ils sont la forme sous laquelle les femmes peuvent leur apparaître en rêve.
Enfin, quatrième caractéristique, dit Lévy-Bruhl :
4. ce qui distingue la mentalité primitive de la mentalité moderne ce ne sont pas tant ses infractions à la logique que sa référence à une représentation du monde différente, à savoir à une autre modélisation physique.
Et avec ça, c’est une tout autre dimension dont Lévy-Bruhl a le soupçon. Il nous dit qu’il y a là une autre représentation du monde que la représentation physique à laquelle nous souscrivons. Il y a une autre façon d’aborder le monde. Quand nous regroupons les choses à partir du visible, que nous mettons tous les papillons ensemble, c’est parce que nous pensons qu’il y a une sorte de vérité que nous pouvons faire apparaître dans cette manière de procéder. Et cette vérité, en langage contemporain, c’est le code génétique, le génome. Le génome de certains insectes va faire qu’ils sont des lépidoptères et pas des coléoptères, qu’ils sont donc des papillons et non des scarabées. Et nous nous référons sans cesse à cela. Par exemple, quand on se demande : « Sommes-nous proches de l’orang-outan ? ». C’est à partir du code génétique qu’on va décider de ça. Quand les gens disent : « Oui, les grands singes, sont en réalité très différents de nous… » mais un éthologiste comme Frans de Waal, affirme lui : « Sans doute, mais quand on examine le code génétique, on s’aperçoit qu’en fait c’est une variation minime qui fait qu’un animal sera appelé homo sapiens et un autre sera appelé pongo, c’est-à-dire, orang-outan ».
Et là, c’est une bonne intuition aussi parce que dans la pensée australienne, au moment où nous Occidentaux rencontrons les Aborigènes australiens, ils nous disent que le Monde du rêve, c’est le monde réel et que dans le monde éveillé, nous vivons dans un monde d’illusions. Alors que nous, Occidentaux, nous avons bien entendu le sentiment contraire : que le Monde du rêve est un monde d’illusions et que le monde où je vous parle est le monde réel. Il y a là, effectivement, une différence essentielle, d’ordre physique, parce que, nous, le monde du rêve, nous pouvons dire éventuellement – si nous lui attachons une connotation religieuse – qu’il relève de la métaphysique, mais pas en tout cas de la physique : il relève d’un monde où les lois de la physique ne s’appliquent pas.
Lévy-Bruhl, donc, dans sa tentative qui couvre une trentaine d’années, n’arrive pas à définir parfaitement le totémisme mais il s’approche très près d’une description adéquate de ce type de représentation du monde. Il nous dit : « Il y a quelque chose de l’ordre de l’émotionnel. Dans cette mentalité primitive, on rapproche les choses pour une raison d’ordre émotionnel » et il nous laisse entendre : « La différence aussi, c’est qu’il y a, à l’arrière-plan de ces deux mondes (je veux dire le monde qui vient du Moyen-Orient et le monde qui vient de l’Extrême-Orient), il y a là, dit-il, deux représentations distinctes du monde physique. Il y a deux choses qui ne se correspondent pas. Il y a des choses qui sont, en fait, intraduisibles l’une dans l’autre : un monde divisé en 8 sous-sections dont la vérité est dans le Monde du rêve, ce n’est pas le monde de la physique qui est fondé sur une notion qui a émergé petit à petit à partir de l’idée d’une Réalité-objective (que l’on peut modéliser de manière satisfaisante à l’aide de nombres que l’on va pouvoir connecter les uns aux autres par des opérations et des applications comme des fonctions, etc.) C’est une représentation du monde tout à fait différente de celle de la Chine archaïque et que les Européens découvrent au XVIIe siècle sous la forme essentiellement de la pensée des Aborigènes australiens. »
Lévy-Bruhl s’est-il renié ?
On a encore publié après la mort de Lévy-Bruhl certains des carnets qui lui servaient à préparer le prochain volume de ses œuvres. On a publié ses carnets avec une introduction de l’anthropologue et missionnaire en Nouvelle-Calédonie, Maurice Leenhardt (1878-1954).
Dans la préface des carnets de Lévy-Bruhl (1949), Leenhardt a affirmé que Lévy-Bruhl avait abandonné sa croyance dans l’existence d’une « mentalité primitive » : il avait changé d’avis comme les carnets en apportaient la preuve. Or les carnets qu’il a tenus tout au long de sa vie n’ont jamais été le brouillon de son prochain livre : ce sont des questions qu’il se pose alors qu’il le prépare. Du coup, bien des phrases se terminent bien entendu par un point d’interrogation. Moi qui avait lu l’ensemble de ses ouvrages précédents, je me rendais compte que Lévy-Bruhl ne se contredisait pas du tout dans ces notes. Il n’avait pas du tout changé d’avis. Et je me suis convaincu, moi qui suis un anthropologue, qu’il y a eu là un très mauvais coup fait à Lévy-Bruhl par la corporation des anthropologues. Les anthropologues exécraient cette affaire de « mentalité primitive » et ils ont profité du fait qu’il était mort pour prétendre qu’il s’était renié. Or il n’avait pas changé d’avis dans ce livre.
Je vous ai expliqué pourquoi la notion de « mentalité primitive » dérangeait les anthropologues, des personnes acquises à titre individuel – c’est toujours le cas pour la plupart – à une sympathie vis-à-vis des cultures autres et qui se sont montrés massivement favorables à la décolonisation. Or cette idée de « mentalité primitive » avait l’air de suggérer que, peut-être, les peuples dont on parlait étaient des peuples « enfants » et qu’ils ne seraient pas capables de gérer leur pays par leurs propres moyens si on devait leur accorder l’indépendance. Il n’en était rien : la culture bâtie par eux et leurs ancêtres avant eux avait fait le choix d’un regroupement des entités du monde selon la communauté de l’émotion qu’elles provoquent en nous plutôt que selon leur ressemblance visuelle, comme nous avions choisi de le faire, c’était tout.
Références
Biernoff, David, « Safe and dangerous places », Australian Aboriginal concepts, edited by L.R. Hiatt Canberra : Australian Institute of Aboriginal Studies ; Atlantic Highlands, N.J. : Humanities Press, 1978
Gilson, Étienne, Le Thomisme. Introduction au système de Saint Thomas d’Aquin, Paris : Vrin 1927
Jorion, Paul, « Intelligence artificielle et mentalité primitive. Actualité de quelques concepts lévy-bruhliens », Revue Philosophique, 1989, 4 : 515-541
Lévy-Bruhl, Lucien, Les Carnets de Lucien Lévy-Bruhl, préface de M. Leenhardt, Bibliothèque de Philosophie contemporaine – Paris : P.U.F. 1949
Majnep, Ian Saem et Ralph Bulmer, Birds of my Kalam Country, Auckland University Press – Oxford University Press 1977
Laisser un commentaire