La pensée aztèque comme variété de la pensée archaïque chinoise

« La pensée aztèque comme variété de la pensée archaïque chinoise » est une leçon de mon cours « Éléments d’anthropologie culturelle », donnée en 2021 dans le cadre du Diplôme Universitaire de Criminologie interculturelle de l’Université catholique de Lille.

Dans un ouvrage intitulé Récits aztèques de la conquêteTextes choisis et présentés par Georges Baudot et Tzvetan Todorov, paru aux Éditions du Seuil en 1983, se trouve un petit texte de 24 pages, de la plume de Todorov, intitulé « Postface. Les récits de la conquête », où l’auteur analyse des chroniques aztèques du XVIe siècle, contemporaines de la campagne de conquête espagnole, en des termes tels que leur apparentement avec la pensée archaïque chinoise saute aux yeux. Mais, fait remarquable, Todorov le fait à son insu : il ignore (ou en tout cas n’y fait à aucun moment allusion) que les traits distinctifs de la pensée aztèque, telle qu’elle transparaît selon lui des textes qu’il examine, sont très exactement ceux que l’on retient quand il est question de la pensée archaïque chinoise.

C’est cela que je vais mettre en évidence ici en reproduisant plusieurs passages du texte de Todorov tout particulièrement pertinents sous ce rapport.

Quelle était l’intention de Baudot et Todorov, les auteurs de Récits aztèques de la conquête ? Donner accès pour la première fois à des traductions françaises des textes les plus anciens écrits en langue nahuatl dont nous disposons. Des chroniques furent en effet rédigées en nahuatl aussitôt que fut disponible pour cette langue une écriture alphabétique du type de la nôtre, à savoir en caractères latins. Ce sont les Franciscains qui s’étaient empressés de la mettre au point. Les Nahuatls, dont les Aztèques, disposaient au moment de la conquête espagnole d’une « écriture de type pictographique », ou dit plus exactement sans doute : d’un mode de communication sous la forme de petits tableaux, qui pourra apparaître rétrospectivement comme un substitut à une écriture, tel celui-ci.

Il est loisible d’imaginer qu’une telle manière de véhiculer de l’information constitue un stade historiquement antérieur précédant la représentation de type chinois ou japonais à l’aide de sinogrammes (pictogrammes et idéogrammes), dont on sait grâce à des documents que leurs caractères dérivent de représentations réalistes anciennes se simplifiant toujours davantage et devenant par combinaison d’éléments, extrêmement élaborées et stylisées. Il y a par exemple, l’ensemble de signes qui représentent un petit bonhomme et qu’on reconnaît dans certains signes chinois, etc.

Ce dont les Amérindiens disposent en matière d’écriture, est donc beaucoup plus proche de véritables petits tableaux que ce que nous appelons à proprement « écriture » et qui requiert un déchiffrement plutôt qu’une aperception immédiate de la scène dont on cherche à nous informer. Il faut avoir cela en tête.

Très rapidement, pour la langue parlée nahuatl qui est donc très éloignée de ces petites représentations sous forme pictographique, les Franciscains inventent une représentation de ses sons en utilisant les lettres de notre alphabet latin. Une invention qui devient en un rien de temps la coqueluche des gens du lieu, adoptée en particulier par les premiers métis que sont les enfants de conquistadors et de femmes amérindiennes, qui adoptent immédiatement cette écriture et écrivent des textes dans la langue de leur mère avec ces caractères nouveaux.

Dès 1520, c’est-à-dire 28 ans après la découverte par Christophe Colomb de ce qui lui apparaît comme un Nouveau-Monde en 1492, nous disposons déjà de textes en nahuatl. Les Franciscains se passionnent pour cette entreprise : ils encouragent les locaux à exprimer leur point de vue et ceci parce qu’apparaît immédiatement chez eux un projet : une tentative d’établir des communautés de type théocratique, dans une perspective apocalyptique, c’est-à-dire de construire, à partir de zéro, des communautés fondées sur les principes du Christianisme des tout débuts, originel, projet théocratique qui sera véritablement réalisé dans le cas des missions : les réductions du Paraguay, mais cette fois alors par les Jésuites.

Tzvetan Todorov est devenu assez connu en France, comme linguiste. Il est d’origine bulgare mais il a fait toute sa carrière en France. C’est un spécialiste du récit : « Qu’est-ce qui fait la différence entre des annales et des mémorables ? », ce sont des choses de cet ordre-là qui l’intéressent.

Il y a quelques commentaires sur ces récits aztèques par Georges Baudot qui donc, lui, en est essentiellement le traducteur et un historien et par Todorov qui fait des commentaires sur ce qu’il a pu lire là.

Baudot écrit : « Les spécificités propres [au nahuatl : la langue locale] qui utilise des groupes d’images ou de signifiés étroitement liés par un sens traditionnel ou rituel, qui se sert d’un immense champ de sous-entendus ou de notions liées par des affinités ingénieuses, parfois mystérieuses […] La phrase nahuatl procédant par association d’idées ou d’images, organisant la signification selon des analogies subtiles fondées sur l’habitude ou l’implication religieuse, peut s’avérer inextricable [pour l’Occidental] » (p. 31).

Qu’est-ce qu’on reconnaît là ? C’est ce fameux totémisme qui nous rend extrêmement perplexes au point que ça nous paraît inextricable à cause de, et je relis les termes, « ces liens d’affinité ingénieuse, parfois mystérieuse ». Qu’est-ce que c’est que ça ? Eh bien, c’est la relation par l’émotion, par l’émotion en arrière-plan et qui nous paraît bizarre puisque ça met des papillons et des perroquets dans la même catégorie, ce qui nous semble tout à fait choquant, et une partie de la population est aussi à la fois perroquet, papillon et ainsi de suite. Comme je le disais, ça classe tout : les points cardinaux, les sécrétions du corps, enfin absolument tout est partagé. Quand c’est partagé en 4, tout est partagé en 4. Quand c’est partagé en 8, tout est partagé en 8. Et je fais le rapprochement entre ce que je viens de vous lire et ce que Claudine Friedberg dit à propos des Bunaq de Timor en Indonésie – dans la classification des Bunaqs, les plantes apparaissent connectées – et le texte est en anglais – par un « web » que j’avais traduit par une toile ou un réseau puisqu’on dit web pour la toile d’une araignée mais le web, c’est aussi la toile, vous le savez bien. Quand on traduit web pour l’Internet, on traduit web par toile. « Dans la classification des Bunaq, les plantes apparaissent connectées par une « toile (web) de ressemblances et d’affinités, où chaque espèce peut appartenir à plusieurs catégories, et non par une structure en forme d’arbre organisant les catégories en une hiérarchie par l’exclusion mutuelle » (Friedberg, Claudine 1979 « Socially Significant Plant Species and Their Taxonomic Position among the Bunaq of Central Timor », in: Ellen, Roy F.; Reason, David (sous la direction de), Classifications in Their Social Context. London : Academic Press Inc, 81-101, page 85). Et je vous avais aussi lu une réflexion d’Henri Wallon qui était donc un psychologue de l’enfance, qui est un peu un précurseur de Piaget si le nom vous dit davantage quelque chose, qui, là aussi, lisant les textes de Lévy-Bruhl qui s’intéressait donc à la mentalité primitive, ayant le sentiment de reconnaître quelque chose qu’il avait parfois vu chez les enfants : « Chez l’enfant […], il est fréquent de recueillir, à quelques instants d’intervalle, des explications tout à fait disparates, et qui s’ignorent entre elles, selon qu’un même problème est abordé tour à tour de différents points de vue » (Wallon, Henri, 1959 [1932] « De l’expérience concrète à la notion de causalité et à la représentation-symbole », Enfance, 3-4, 33-366, originellement dans Journal de Psychologie, XXVIII, 1-2, page 395).

Donc, je vous ai lu un petit paragraphe, là, de Georges Baudot. Maintenant, je vais vous lire quelques paragraphes de Tzvetan Todorov, un spécialiste du récit, donc de l’écriture, il y a, dit-il :

« … un procédé de parallélisme synonymique à l’intérieur de la phrase. [Par exemple], le codex de Florence [un des textes que nous avons en nahuatl] évoque une comète [en disant] : « Jusqu’au beau milieu du ciel, jusqu’au cœur du ciel elle allait, jusqu’au plus profond du cœur du soleil, elle parvenait » (pp. 363-364)..

Il nous dit que c’est un procédé d’écriture. Il dit : « On imagine bien la fonction de ces répétitions au cours d’une transmission orale dont elle récrée aussitôt l’ambiance, mais je crois qu’il y a un malentendu. Qu’est-ce qu’il fait ? Le Nahuatl qui a l’habitude de représenter des choses dans son écriture par un petit dessin, il regarde ce petit dessin et il essaye d’exprimer ce qu’il voit de trois manières différentes : « jusqu’au beau milieu du ciel », « jusqu’au cœur du ciel elle allait », « jusqu’au plus profond du cœur du soleil elle parvenait ». C’est trois façons de voir. C’est comme quelqu’un devant un tableau, disons un enfant devant un tableau. On lui dit : « Qu’est-ce que tu vois ? ». L’enfant dit : « Je vois ceci, cela » et on lui dit : « Est-ce que tu vois autre chose ? » et là, il fait une autre description du tableau et ainsi de suite. Ce n’est pas un procédé de récit : c’est une manière d’essayer de traduire, à mon sens, une écriture pictographique dans des phrases.

Je vous donne un autre exemple, un don d’esclaves. Il est dit la première fois :

« Aussitôt, alors, on a donné des gens du peuple ». Deuxième fois : « Partout, dans toutes les cités. C’est alors que l’on a fait des dons de gens » et troisième fois : « C’est alors que des gens du peuple ont été livrés » (p. 364). Là aussi, c’est trois fois, je dirais, à mon sens, c’est trois fois tenter de décrire, essayer d’exprimer ce qu’on voit dans un petit dessin.

Autre passage chez Todorov :

« C’est encore à cette situation que fait penser la prédominance de conjonctions et d’adverbes désignant la seule succession temporelle, la pure accumulation dépourvue d’une hiérarchie intérieure. D’un fait évoqué à un autre, on passe par ‘et’, ‘aussitôt’, ‘alors’, ‘de suite’, ‘plus tard’, ‘lorsque’, etc. À cette « parataxe » grammaticale [c’est là un terme de linguiste] s’oppose le style ‘hypotaxique’ des récits en espagnol : ici fourmillent les subordonnées de toutes sortes, les ‘parce que’ et les ‘pour que’ » (p. 364).

Dans la langue chinoise archaïque, il n’y a pas de relation de type implication ou intrication ou descendance ou des choses de cet ordre-là. Il n’y a pas de phrase du genre : « La mouche est un insecte » ou « Les lions sont des mammifères » ou « Les femmes et les hommes sont des êtres humains ». Il n’y a pas de phrases de ce type-là. Ça n’existe pas dans la pensée archaïque chinoise. Et dans un de mes livres, intitulé Principes des systèmes intelligents (Masson 1989 – Éditions du Croquant 2012) où je faisais référence à cela dans un projet d’intelligence artificielle, j’ai appelé un rapport de ce type-là, indéfini, comme dans « et », la « connexion simple ». Toutes les conjonctions sont des connexions simples. Ces connexions peuvent être dans le temps, une chose a eu lieu après une autre, mais c’est surtout des choses qui sont mises ensemble simplement les unes à côté des autres : juxtaposées.

J’ai cité cette plaisanterie de Borges, le fameux écrivain argentin qui avait évoqué d’une classification chinoise en disant, à propos d’une mouche, qu’on la représentait avec un pinceau très fin, qu’elle n’arrête pas de bouger, qu’il y a d’autres animaux qui sont attirés par la viande, c’est-à-dire des tas d’observations mais qui ne sont pas du tout ce que nous dirions de la mouche. On dirait : « La mouche est un insecte. Il y a d’autres insectes. Certains ont deux ailes, certains autres en ont 4. Elle fait partie de ceux qui en ont 2 » et ainsi de suite, des choses de cet ordre-là.

Ce que Todorov dit à propos de la langue espagnole, des récits en espagnol : « Ici fourmillent les subordonnées de toutes sortes, les ‘parce que’ et les ‘pour que’ » (p. 364). Il y a cette relation que j’ai appelée dans ce livre aussi la relation antisymétrique. La relation entre deux éléments dans le chinois archaïque est toujours symétrique. On vous dit toujours : « Le pharaon et sa pyramide » ou bien « La pyramide et son pharaon » mais on ne dit pas « La pyramide appartient au pharaon » ou bien « Le pharaon est enterré dans la pyramide ». On peut le faire mais par la juxtaposition purement et simplement. Donc, quand je dis ça, je dis que Todorov n’a pas vu que c’est du chinois archaïque, ou qu’il s’agit d’une langue en tout cas tout à fait apparentée au chinois archaïque. C’est la manière dont on dit les choses et où il n’y a pas précisément de relation de type « pour que », etc.

Une autre implication de cela, c’est que, du coup, les évènements historiques en général sont conçus sur un monde cyclique et je crois que je vous avais donné l’exemple de Chine archaïque, où on dit que l’alouette et le rat des champs, c’est le même animal puisque, dans les champs, on voit l’alouette en été et le rat des champs en hiver. C’est la même créature qui alterne, qui tourne, qui, selon les saisons, on la trouve là ou on la trouve sous une autre forme. Je ne dis pas bien entendu que les Chinois contemporains ne savent pas que ce sont des espèces distinctes, mais dans la pensée archaïque chinoise, c’est de ce type-là : de type cyclique.

Alors, je lis encore quelques passages de chez Todorov :

« D’autres caractéristiques stylistiques des deux groupes de textes ne semblent pas pouvoir être ramenées à l’opposition entre l’écrit et l’oral mais renvoient plutôt à deux types de structures mentales » (pp. 364-365).

Todorov se doute donc, vous voyez, de ce que moi j’aurais pu dire à ce propos-là. Il se rend compte que ce n’est peut-être pas vraiment une question de forme de récit mais, dit-il, à deux types de structures mentales et ces deux types de structures mentales, je crois qu’on peut l’exprimer comme ce que je disais tout à l’heure : ou bien sur la ressemblance visuelle, mettre des choses, définir l’identité à partir de la ressemblance visuelle, ce qui nous fait, nous Occidentaux, mettre tous les papillons rassemblés dans le même lieu, tous les mammifères dans le même lieu, etc., et par opposition à ce qu’il dit, l’autre structure mentale, c’est le totémisme qui regroupe les choses en faisant de grandes découpes en 2, en 4, en 8, regroupements de l’ensemble des choses.

Todorov dit encore : « … la présence exclusive des ‘et’ et l’omission des ‘parce que’ ou des ‘pour que’ » (p. 365). C’est exactement ça : il met le doigt sur l’essence même de la pensée de la Chine archaïque : pas de « pour que », pas de « parce que », uniquement des « et », soit ce que j’ai appelé dans PSI « la connexion simple ».

Pourquoi est-ce que je m’intéressais à cela ? C’était à partir d’une réflexion sur ce qu’on appelle l’association libre en psychanalyse. Et vous avez vu que le mot est utilisé par Baudot. Ça lui est venu, je dirais, de manière tout à fait spontanée de parler d’association d’idées : « la phrase nahuatl procédant par association d’idées ou d’images » (p. 31). Dans l’association d’idées et dans la structure du rêve, il n’y a que des « et ». Il n’y a que des juxtapositions. Il n’y a pas de grand raisonnement, il n’y a pas de choses qui en entraînent une autre. Au contraire, ce qui nous frappe quand nous repensons à un rêve, c’est qu’il n’y a pas de connexion logique entre les évènements ou les lieux. On est à un endroit et le moment d’après, on est sur un autre continent. On parle à une personne et, tout à coup, il s’agit d’une personne différente mais ça ne gêne pas du tout et l’on poursuit la conversation. Ça, c’est une réflexion qui était venu aussi à Wallon, le psychologue, qui observait que dans la pensée de l’enfant, on se situe de ce côté-là : on a des choses qui apparaissent comme simplement juxtaposées. Et comme il le disait, on peut apprendre à un enfant que la femme est un être humain et puis, on lui dira un autre jour que l’être humain est un mammifère et la connexion pourra être établie directement, je dirais, femme à mammifère par l’intermédiaire de être humain et des choses de cet ordre-là mais on le lui aura appris, c’est ce que l’on appelle la « transitivité ». Ce ne sera pas quelque chose qui lui sera venu spontanément. Le spontané, c’est sans aucun doute cette association libre, le « et » plutôt que le « pour que », le « parce que », etc.

Je lis encore un dernier paragraphe. Voici le début :

« Les textes en nahuatl maintiennent, d’un bout à l’autre du récit, un niveau d’abstraction à peu près égal, qu’on pourrait dire ‘phénoménal’ » (p. 365), c’est-à-dire au niveau simplement des phénomènes, sans théorisation en arrière-plan, un autre trait typique lui aussi de la pensée chinoise : une absence de théorisation. Dans le livre que j’ai écrit sur Comment la vérité et la réalité furent inventées (Paris : Gallimard 2009), il n’y a pas ce que nous appelons nous Occidentaux, la « réalité-objective ». Cette catégorie n’existe pas dans la Chine archaïque. Elle arrive dans la pensée chinoise avec la pensée occidentale.

« Les textes en nahuatl maintiennent, d’un bout à l’autre du récit, un niveau d’abstraction à peu près égal, qu’on pourrait dire ‘phénoménal’ : les évènements sont donnés pour ce qu’ils sont, non pour des instances d’une catégorie plus abstraite » (p. 365). Pour qu’il y ait « catégorie plus abstraite », il faut qu’il puisse y avoir intrication, implication mutuelle. La mouche est un insecte, l’insecte est un arthropode donc la mouche est un arthropode mais ça, ça nous vient – et là, on pense à ces grandes classifications, en réalité récentes même dans la culture occidentale. On ne les trouve pas chez les Grecs anciens. On ne les trouve pas chez les Romains, mais on commence à les voir par exemple dans l’exemple de classement des anges chez saint Thomas d’Aquin.

Une autre de ces remarques que fait Todorov, qui lui viennent comme ça :

« […] à un niveau qu’on pourrait dire phénoménal. Les évènements sont donnés pour ce qu’ils sont, non pour des instances d’une catégorie plus abstraite. Les textes en espagnol changent sans cesse de niveau » (p. 365). Il le note : on est au niveau des insectes, ou bien des mouches, ou bien des arthropodes pour prendre un exemple. On se trouve au niveau de l’État, ou bien de la région, ou bien de la ville, ou bien de ma rue, ou bien de la maison dans laquelle j’habite. Si vous n’utilisez que des « et », c’est plus compliqué parce que vous ne pouvez pas dire que la maison est dans la rue et la rue est dans la ville et la ville est dans la région et la région est dans l’État. Ça ne veut pas dire bien sûr qu’il n’y ait pas de représentation mais ce sont des représentations de contiguïté, contiguïté temporelle, contiguïté dans l’espace plutôt qu’au niveau de grandes classifications hiérarchiques : par l’adjonction successive de contextes, comme le fait là aussi, la pensée archaïque chinoise.

« […] Les textes en espagnol changent sans cesse de niveau » (p. 365). C’est ça qui frappe Todorov quand il a les deux textes nahuatl et espagnol en parallèle, l’un à côté de l’autre.

« […] Les textes en espagnol changent sans cesse de niveau, ils passent du général au particulier, et inversement ; ils font la différence entre les phénomènes et leur essence : pour qu’un fait soit retenu par le discours, il ne suffit pas qu’il ait eu lieu, encore faut-il qu’il exemplifie une catégorie ou une loi » (p. 365). Voilà ! La mouche est là comme un exemple. La mouche qui tourne, c’est un exemple d’un insecte que j’ai ici dans la pièce. Et cet insecte lui-même est un animal. Il y a un animal qui est un insecte qui est une mouche. Nous avons pris l’habitude, en Occident, de réfléchir de cette manière-là.

« Pour qu’un fait soit retenu par le discours, il ne suffit pas qu’il ait eu lieu, encore faut-il qu’il amplifie une catégorie ou une loi » (p. 365). Toute la conception du temps des Aztèques favorise le cycle au détriment de la linéarité, la répétition plutôt que la différence et c’est pour ça, au moment où les Espagnols arrivent et où Moctézuma n’a toujours pas vu d’Espagnols, ils ne sont pas encore arrivés au Mexique, il interroge autour de lui. On fait venir les personnes les plus âgées : « Avez-vous déjà vu quelque chose comme cela ? ». Voilà ! Dans cette pensée qui est de type cyclique : les anciens, les plus vieux, se souviennent-ils de quelque chose de cet ordre ? Est-ce là le retour de quelque chose qui a déjà été vu ? Et là, des récits nous rapportent : « Certains disent oui : on avait vu des gens très très bizarres mais c’est parce que, comme les cyclopes, ils avaient un grand œil unique au milieu du front ». Alors que les personnes qui ont vu des Espagnols et témoignent à la cour de Moctézuma disent : « Non, non, non, ce n’est pas du tout ça : ils sont assis sur de gros animaux » et on emploie donc l’image des « très grands chevreuils ». Et les autres disent : « Oui, oui, il y a des très vieux qui se souviennent d’ancêtres qui sont venus assis sur des grands aigles » et les autres répondent : « Non, non, non, vous n’y êtes pas du tout : il ne s’agit pas d’aigles : ce sont des animaux extrêmement différents ». Des efforts considérables sont consentis pour situer les événements contemporains au sein d’une chronologie cyclique.

« L’information concrète est donc soumise au même traitement que les prodiges : elle confirme le caractère cyclique du temps et la répétition de l’histoire » (p. 369), écrit Todorov.

Exactement ! C’est précisément là l’observation que j’ai pu faire en cours de lecture. Ça ne s’inscrit pas dans ma grande chronologie mais ça m’a semblé intéressant de vous en parler un peu parce que ça se connecte bien entendu à ce que j’ai pu vous dire auparavant. Ce contact de ces deux civilisations me parait un très bel exemple, d’abord de malentendu total mais nous montre ce que c’est que deux cultures qui se rencontrent sans jamais avoir entendu parler l’une de l’autre : la radicalité de cette rencontre entre gens qui hésitent même à comprendre à qui véritablement ils ont affaire : « S’agit-il avec eux de dieux dans notre religion ou s’agit-il d’autre chose ? » « Et ces maisons qui se déplacent sur l’eau grâce à des grandes toiles ? ». On assiste à l’arrivée des caravelles et on dit tout de suite, ceux qui viennent auprès de Moctézuma lui disent : « C’est des choses qui n’ont pu être inventées que par des dieux ». La caravelle est quelque chose : on la classe dans la catégorie des maisons et on a le sentiment que ce sont les toiles qui leur permettent de flotter, ce qui n’est pas exactement le cas : c’est le déplacement qui s’explique par les toiles. Donc, un malentendu total. Ces gens qui viennent d’Espagne sont de deux sortes : ceux qui s’intéressent essentiellement au Ciel et ceux qui s’intéressent essentiellement à l’or, qui n’ont pas de grand dialogue entre eux non plus et j’aurai l’occasion d’y revenir à propos justement des missions du Paraguay. Là aussi, mais il ne s’agit pas d’interculturel, c’est à l’intérieur d’une même culture, je ne vais pas dire le malentendu, mais l’antagonisme total entre deux représentations à l’intérieur de la même culture : ceux qui ne s’intéressent qu’à l’or et ceux qui ne s’intéressent qu’au Ciel, qu’au salut.

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16 réponses à “La pensée aztèque comme variété de la pensée archaïque chinoise

  1. Avatar de Tout me hérisse
    Tout me hérisse

    Peut-on également relier cela au Baybayin et au Tagalog usités aux Philippines qui ont également été colonisées par les espagnols et leurs prêtres ?

  2. Avatar de Endora et Dimitri
    Endora et Dimitri

    Un pays qui a eût dans l’obligation d’importer des énergies d’autres pays étrangers n’est plus auto-suffisant, il doit se diversifier dans d’autres domaines énergétiques pour la sûreté énergétique, économique et financière nationale, ses futures investissements énergétiques doivent se développer vers la croissance d’autres énergies renouvelables et non renouvelables pour assurer la stabilité économique du pays, une auto-suffisance à énergies multiples.

  3. Avatar de timiota
    timiota

    C’est vrai que les faits socio-économiques tels qu’on se les prend dans la figure donnent envie d’adopter un discours totémique (le travail et en même temps l’environnement et en même temps le lien social, etc.).
    Alors que les économistes, comme au choix les jésuites ou les franciscains, déclarent doctement qu’il y a bien là des causes et des conséquences.
    Causes et conséquences où certains banquiers ne perdraient pas leur latin
    (comment dit-on quantitative easing en latin ? ) .

  4. Avatar de JMarc
    JMarc

    Encore un sacré billet !
    Je ne suis pas sûr que ce que je vais dire soit bien en rapport mais voici ce qui me vient spontanément à l’esprit :
    La relation entre d’une part un rêve, et d’autre part les façons différentes dont on en parle et reparle, d’une séance d’analyse à l’autre par exemple. Et ce qu’en dit l’analyste.
    Ou encore ceci :
    J’avais beaucoup aimé « Fenêtre sur Cour » d’Hitchcock mais sans en « penser » vraiment quelque chose. Puis, de nombreuses années plus tard, en lisant que ce film est une représentation du spectateur (sa position passive et impuissante, son désir de voir un meurtre et d’en jouir etc) de films noirs, tels ceux de Sir Alfred, tous les éléments dont je me souvenais se mettaient soudainement en place. Une prise de conscience en quelque sorte, ou bien plutôt une compréhension (= « prendre avec »).
    N’est-ce pas ainsi qu’opère la psychanalyse, permettant au moi de se saisir du ça ?
    « Wo es war, soll ich werden ».

    1. Avatar de JMarc
      JMarc

      Suite de JMarc 25/02 20h03 (ce n’est pas pour le plaisir de m’auto-citer mais par esprit de l’escalier) :
      Si j’ai bon, est-ce ainsi qu’il faut comprendre que la psychanalyse est une question de « discours » comme le disent parfois les psychanalystes ?

      1. Avatar de timiota
        timiota

        Le psychanalyste serait alors souvent le chercher de « connexion simple manquante » (en gros les « contournements » qu’impose la névrose sont le fait de l’isolement de certains points du réseau, isolement fait en premier pour protéger le reste).
        Je dis ça je dis ryen.

    2. Avatar de Vincent Teixeira
      Vincent Teixeira

      Petite digression au sujet de ce que vous dites sur « Fenêtre sur cour », qui fait étrangement écho à ma propre expérience (en même temps, j’ai souvent observé que les films d’Hitchcock ont tendance à devenir plus beaux et plus « riches », non seulement d’un point de vue esthétique, mais aussi spéculatif, quand on les revoit). Oui, l’oeil du photographe est celui du spectateur, comme si le film montrait ce qui se trouve « derrière » (« rear »), à savoir dans l’esprit du spectateur – et le titre original l’indique davantage que la trad. fr. (« Rear Window »). Hitchcock lui-même résuma l’essentiel en disant que le film est « totalement un processus mental, conduit à travers des moyens visuels. »

  5. Avatar de un lecteur
    un lecteur

    Dans les cycles du vivant, il y a deux moments quantiques, la naissance (hybridation+réplication biologique) et la mort (disparition de l’être parlant). La phase d’apprentissage qui suit la naissance, constitué de connaissances accumulées sous forme de strates historiques (poupées russes) culmine avec la libération de la génération suivante, puis le retour à la Terre.
    Je pense que tout se joue pendant la phase d’apprentissage. La langue comme système de communication subit des transformations radicales avec l’évolution des moyens d’inscription matériels de la connaissance. En retour, l’inscription de la connaissance induit d’autres transformations du langage. Cette dualité évoluera entre autres vers le raisonnement, la dialectique et la méthode scientifique (le modèle et l’expérience).
    Je constate qu’en Occident, la libre circulation de toutes les marchandises (monnaies, individus (sciences économiques obligent), matière, etc.) hybride les cultures (essentiellement les langues) et les gènes au niveau du noyau familiale (principe nucléaire), et dans les sociétés totémiques, on hybride plutôt la Nation, le peuple avec des cultures importées. On retrouve ces configurations «bottom-up» et «top-down».

  6. Avatar de Pascal
    Pascal

    Cher Paul, ce billet me rappelle une observation que j’ai pu faire avec des enfants dans le cadre d’une recherche en éducation à l’environnement urbain.
    La perception qu’on les enfants de l’espace urbain (et peut-être aussi pour certains adultes) est très différente de la perception qu’en a la grande majorité des adultes. L’enfant perçoit l’espace urbain comme une juxtaposition d’itinéraires qu’il mémorise en seulement deux dimensions pourrait on dire : le chemin pour aller à l’école, le chemin pour aller au supermarché, celui pour aller chez papi, celui pour aller au parc … Et chaque trajet n’est qu’une succession d’images de lieux, de repères qui s’enchaînent dans un certain ordre. Mais à aucun moment l’enfant n’aura conscience d’une globalité de l’espace urbain, celle que par la suite nous représentons sur un plan de la ville.
    Cela se traduit par une incapacité à se représenter la ville comme espace global(comme à trois dimensions). A l’époque, avec un petit groupe d’enfants, nous avions obtenu la possibilité de monter sur le toit d’une des tours de la cité et là, enfin la ville devenait un espace global.
    Je pense que certains adultes n’ont pas forcément eu accès à cette représentation de la ville et conservent la seule mémoire de quelques itinéraires connus. Ils s’en trouvent de fait prisonniers car sortir de l’itinéraire connu peut être source de peur.
    Dans un tout autre contexte, un ancien garde du Parc National des Pyrénées m’avait raconté sa jeunesse de berger vivant dans une vallée de montagne (val d’Azun) où son oncle lui avait appris à connaître chaque lieu dit de ce bout de vallée (vallée de Boulet) mais il ne connaissait pas le reste de la vallée, pas même où se trouvait l’Espagne pourtant à seulement quelques kilomètres dans la continuité de la vallée. Là encore, l’expérience de l’espace n’était qu’une succession de lieux faisant l’objet d’une toponymie.

    1. Avatar de timiota
      timiota

      C’est vrai que ça peut paraitre une connaissance « amputée », mais pour l’ancien garde du Val d’Azun, je plaiderais qu’il a (probablement) une connaissance irremplaçable des interrelations entre les lieux qu’il connait (faune, flore, eaux, …).

      Bon mais je ne défends pas la vie « confinée » pour autant (p ex celles que décrit la journaliste scandinave Seierstad à Kaboul dans son livre, https://www.babelio.com/livres/Seierstad-Le-Libraire-de-Kaboul/10491#! : souvenir par exemple du fait que les femmes doivent stocker leurs affaires dans des coffres qu’elles passent leur temps à déballer et remballer, ajoutant une sorte de folie dirigée dans leur gestion de l’espace domestique)

      1. Avatar de Pascal
        Pascal

        A l’époque où Michel Domec était berger, il n’y avait pas encore de route dans le val d’Azun. Elles ne sont arrivées qu’après la « dernière » guerre, avec la construction des barrages hydroélectriques. Donc ces villages vivaient quasiment en autarcie. Il me disait qu’il n’y avait pas d’argent ou très peu, on y pratiquait essentiellement le troc et l’échange de services. Quand on naissait au village, difficile d’en partir. Il n’en souffrait pas plus que ça du fait qu’il ne connaissait rien d’autre.
        Dans un livre du Parc National sur la toponymie, il a pu y laisser tout son savoir sur la vallée de Boulest. Pour l’anecdote, il m’avait emmené dans cette petite vallée et m’avait présenté un rocher où tous les bergers avaient gravé leur nom depuis plus d’un siècle. Ce lieu était connu sous le nom de « Lou patadas de Roland » (traduction : les pas de Roland, oui ce fameux Roland de Roncevaux) et en voyant le rocher, j’ai vu comme des petites vasques bordées d’entailles. Je lui demandais s’il savait ce que c’était mais n’en n’avait aucune idée. Moi, je n’en n’avais vu que dans des livres d’archéologie. C’était des polissoirs. Je connaissais un archéologue et la semaine suivante, on se retrouvait là haut tous les trois. L’archéologue nous confirma que c’était bien des polissoirs qui n’avaient jamais été répertoriés. Un moment très fort avec cet archéologue très ému par la découverte et cet ancien berger qui découvrait que plusieurs millénaires avant lui, il y avait déjà une activité pastorale dans cette vallée. Le hasard des rencontres.

        1. Avatar de timiota
          timiota

          Ah, j’avais souvenir que les derniers villages à avoir eu la route étaient Py et Mantet, à l’Ouest-Nord-ouest du Canigou, « protégés » par une gorge étroite.
          Mais info prise, c’était en 1964 pour Mantet.
          La « routisation » du Val d’Azun a donc eu lieu une vingtaine d’année avant, tant mieux d’avoir pu « sentir » ce que ça veut dire avec Michel Domec.
          Je ne connais qu’Artouste (l’été) dans le coin, le Pourtalet, Anayet (altiplano), cela donne néanmoins une idée de la variété et des interconnexions qu’on peut faire dans un même « coin ».

          1. Avatar de Pascal
            Pascal

            Faut venir faire un tour dans « les hautes »!😉☺️

            1. Avatar de timiota
              timiota

              Mes jambes ont pris 3 j de courbatures après la descente (-1400m) du refuge de Fourcat (Ariège), l’été dernier, à plus oser descendre 3 marches;

              j’avais pas vu que c’est pas les mêmes muscles que ceux du vélo (~ceux de la montée à pied) !

              Artefacts hydroélectriques plutôt dans le bas de vallée (on l’on voit que l’hydroélectricité, toute verte qu’elle soit, a coûté son lot de victimes, ici une trentaine d’ouvriers italiens en 1939 de mémoire).

          1. Avatar de Pascal
            Pascal

            Précision pour Arkao, il s’agit plus exactement d’un affutoir-polissoir 😉 a voir ici
            https://valleesdesgaves.n2000.fr/sites/valleesdesgaves.n2000.fr/files/documents/page/v2_bat_gabizos_bull_ndeg5.pdf

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