15.2.23. Le complexe d’Œdipe. À qui la faute ?
Merci à T.K. pour sa relecture et sa suggestion d’ajouter au texte d’autres de mes notes.
Freud écrit en 1908 : « … appelons complexe tout groupe d’éléments représentatifs liés ensemble et chargés d’affect » (1968 [1908] : 34). Il évoquera à partir de 1910, un « complexe d’Œdipe ».
Le mot « complexe », à ne pas entendre donc au sens qu’a le mot dans l’expression « complexe d’infériorité », mais comme une configuration. En l’occurrence, une configuration où un petit garçon entend évincer son père en tant qu’objet d’amour privilégié de sa mère.
La notion de complexe d’Œdipe deviendra centrale à la métapsychologie freudienne. Freud, contrairement à ses habitudes, voudra en faire un phénomène phylogénétique : se transmettant de manière souterraine de génération en génération. Il ira même jusqu’à imaginer un événement fondateur : le meurtre du père par une coalition de fils rebelles se partageant ensuite ses restes au cours d’un banquet d’anthropophages. Il y a pour Freud une transmission à l’espèce tout entière du meurtre du père de la horde, pour les siècles des siècles.
En 1966, faisant état de leur expérience de psychanalystes à Dakar, Marie-Cécile et Edmond Ortigues mettaient en cause l’universalité du complexe d’Œdipe dans leur ouvrage intitulé Œdipe africain. Pour eux, dans les sociétés africaines, les rivalités existent prioritairement entre frères, le père étant déjà assimilé, de son vivant, aux ancêtres morts (cf. aussi Jorion 1985 : 162).
Dans ma propre expérience de psychanalyste, le complexe d’Œdipe est là aussi essentiellement aux abonnés absents. À une exception près.
L’initiative, si l’on peut dire, du complexe d’Œdipe, est celle, chez Freud, du petit garçon : c’est lui qui ouvre les hostilités, c’est lui qui entreprend d’évincer son père, celui-ci n’y étant pas pour grand-chose. La responsabilité du père dans l’affaire est cependant plus prégnante quand Freud met en scène le meurtre d’un père, assassiné par des fils réunis en bande, rassemblés ensuite dans un repas cannibale : difficile d’imaginer que le père en question n’ait pas été quelque peu autocrate.
« À une exception près », ai-je précisé. Voici ce dont il s’agit dans le cas de mon analysant T.K.
« Mon père était le fils de sa femme, me dit-il. Mon père était le mari ET le fils de sa femme. Mon frère et moi nous étions ses concurrents. En étant mon frère aîné, mon père m’a usurpé ma place.
J’existe et je dérange mon père : il voudrait m’éliminer carrément. C’est la guerre des pénis. Je n’ai aucune chance.
Mon père ne voulait partager avec moi ni ma mère, ni sa mère. Il ne m’a jamais pris au sérieux. Il s’arrangeait pour me dénigrer. Il était en concurrence permanente, en tant que frère aîné. »
On le voit, alors que dans la configuration dite « classique », c’est le jeune fils qui décrète que son père constitue pour lui un rival vis-à-vis de sa mère, ici, c’est le père qui engage les hostilités en étant à la fois mari ET fils de son épouse, faisant automatiquement de chacun de ses propres fils, des frères cadets censés chercher à le déboulonner de son statut de chef de fratrie.
Bien entendu, dans ces hostilités, la mère est complice en ayant accepté / voulu que ce père soit à la fois mari ET fils.
Mais comme dans la plupart des cas, la conscience de ce schéma qu’a le fils, d’une offensive menée contre lui par son père, ne le retiendra pas de reproduire la même configuration à la génération suivante. Ou plutôt, la conscience de ce qu’il a vécu lui sera insuffisante à empêcher que la configuration ne renaisse en lui.
Ainsi, quand T.K. fait la liste des trois événements les plus traumatisants de sa vie, il mentionne en premier le spectacle d’un parent malade, en second, une interaction avec un enfant handicapé, et en trois : « La naissance de mon fils. »
Je lui fais la remarque : « Cherchez l’intrus dans votre liste ! ».
« J’ai très mal vécu la conception de mes enfants. À l’idée de la naissance de mes enfants, j’étais anéanti. Parce que ça révèle que j’ai un pénis. Tant que nous somme mariés sans qu’elle soit enceinte, le doute subsiste. Mais ça va se savoir : un pénis qui existera au su de tout le monde. Le monde va comprendre qu’il y a une confusion malsaine.
Au lieu de donner la mort, ce pénis donne la vie. Il y a une deuxième grossesse : je suis responsable d’une naissance future, je trouve ça dangereux.
Moi : Parce qu’un fils, c’est en réalité un frère cadet ?
Oui, des créatures qui viendront occuper mon espace. »
La naissance de son fils constitue pour T.K. une double menace. D’abord parce qu’elle révèle aux yeux du monde que son épouse/mère, n’est pas seulement sa mère mais aussi véritablement, son épouse. Dans les termes auxquels il recourt : « Le monde va comprendre qu’il y a une confusion malsaine. » Ensuite parce que la naissance de ce fils est celle d’un rival : tout homme étant le fils aîné de son épouse, ses propres fils viennent nécessairement se situer dans la lignée en tant que frères cadets.
Mais les choses sont différentes à la naissance du petit-fils : son grand-père voit en lui enfin un fils à proprement parler, le premier, à la différence du vrai fils dont la naissance a été vécue comme celle d’un frère cadet :
« Mon petit-fils est l’élément pacificateur. À ceci près que ma fille a eu ce fils pour moi : la loi a changé, on peut maintenant donner le nom de la mère ».
Avec la nouvelle formulation des textes juridiques, dans le cadre de cette logique particulière, les choses rentrent dans l’ordre : une reconnaissance du fait que, dans la représentation que tous s’en font, le mari est le fils aîné de son épouse alors que ses propres fils sont ses frères cadets, ainsi qu’une reconnaissance du fait que, dans cette même représentation, le petit-fils est le premier fils véritable.
Dans tout cet arrangement, la mère joue bien entendu le rôle-clé : c’est par elle que se fait le décalage des générations faisant de son époux, l’aîné de ses enfants, et du coup, la déclencheuse des hostilités dans un environnement où, non seulement le complexe d’Œdipe existe mais la guerre a été déclarée d’en-haut : ce n’est pas le petit garçon qui décide d’aller affronter son père comme un rival, c’est son père qui a décrété que sa naissance à lui était celle d’un concurrent.
« Ma mère était obsédée par mon sexe. Et moi j’avais peur d’elle. Je devais protéger mon sexe par rapport à elle. C’est plus qu’une simple imagination de castration [il s’agit d’une véritable émasculation]. Que je sois une partie d’elle-même. Que je sois son pénis, une partie de son corps. Elle ne m’aime que comme une partie d’elle-même. Mes contours disparaissent, sont mis en péril. J’ai un poids sur l’estomac. Vouloir m’ouvrir, et en même temps me refermer pour me protéger. Mon corps se referme. Ce poids sur l’estomac : couper mon corps en deux. Rendre une partie de mon corps inexistante. Donc personne ne peut me le prendre : je suis un enfant-tronc.
Mon doudou, ma mère l’avait appelé « mon kiki », comme mon pénis.
Ma mère voulait me garder entièrement à elle : je coupe une partie pour qu’elle n’ait pas tout. Il faut que je sauve mon pénis en particulier. Je viens de son corps, j’en suis sorti, mais d’une certaine manière elle voudrait que je n’en sois pas sorti. Ou reste collé à elle. Aimer ses petits-enfants, c’est les garder collés à elle, pour pouvoir se compléter.
À la fois elle veut m’utiliser et me protéger de mon père. Il n’aura pas ma peau grâce à elle. »
Et T.K. d’ajouter : « Les premières années : un double danger, mon père ET ma mère. »
La ou le psychanalyste a-t-il un rôle à jouer dans une telle configuration ? Un petit rôle en tout cas dans le cas de l’analyste qui m’a précédé dans l’écoute de T.K. :
« Mon père se fâchait sur ses amis, en leur hurlant dessus. Ma mère disait : « C’est parce qu’il veut leur bien : pour exister il faut être agressif ». Je me lève après une séance avec ma psychanalyste pour aller lui casser la gueule. C’est ce que j’ai d’ailleurs fait. »
Quant au second analyste :
« Avec vous je parle de mon père. Avec votre voix, je peux me resituer par rapport à lui. Je me suis posé la question ces derniers jours, du bout de chemin non-négligeable que nous avons fait ensemble, par rapport à ma demande initiale d’apaisement : séparer le lignage et mes problèmes personnels. Vous me ramenez à ça de manière clairvoyante et intelligente : en relativisant la difficulté de vie que j’ai eue avec mes parents. Vous étiez dans le camp de mes parents, mais vous vous substituiez à eux de manière compatissante ».
Références :
Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse [1908], Paris : Payot 1968
Paul Jorion, compte-rendu d’Œdipe africain, L’Homme, 25e Année, No. 96, Oct. – Déc. 1985, p. 162
Marie-Cécile et Edmond Ortigues, Œdipe africain, Paris : Plon 1966
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