2.1.2022. À propos de “dans des situations qui auraient généré du stress, de l’angoisse, maintenant le mécanisme ne démarre pas…”.
Le psychanalyste qui entend cela y trouve sa gratification : ses efforts ont été récompensés. Et il s’agit bien d’efforts : pour en être convaincu il me suffit de me souvenir de l’état de fatigue dans lequel se trouvait Philippe Julien à la fin de certaines de nos séances – certaines et pas toutes : pas celles où il ne s’était pas passé grand-chose.
Quand MG évoque le 20 août, trois mois avant le fatidique 15 novembre, le fantasme d’écrire Une saison chez Jorion, à l’image du Une saison chez Lacan de Pierre Rey, est-ce à partir de l’idée que Rey aurait réussi son analyse, comme il en a lui désormais le sentiment ?
Or rien ne suggère dans Une saison chez Lacan que Rey aurait réussi son analyse. Il y a bien à la page 76 cette mention que “Trois mois après le début des séances, la plupart des symptômes apparents qui m’avaient conduit chez lui avaient disparu. Il paraît que j’étais ‘phobique’”. Mais on déchante aussitôt à la page suivante quand on lit : “L’avouer aujourd’hui me fait sourire : je suis toujours aussi phobique”. De qui se moque-t-il ? Est-il même dupe ? On peut en douter puisqu’il écrit à la page 90 : “Je n’avais aucune aide à attendre de lui”.
Lacan aurait donc eu en analyse un sujet qui n’avait aucune aide à attendre de lui ? Le mystère s’épaissit… Mais il se dissipe si l’on pose la question qui fâche : Rey était-il seulement en analyse chez Lacan ? Et là, la réponse est Non et c’est lui qui candidement l’avoue à la page 121 : “… le divan est la meilleure des chambres d’écho – en ce qui me concerne, divan est à prendre comme métaphore car au cours de mon analyse, les séances s’étant toujours déroulées en face à face, je ne m’y allongeais jamais.”
Bigre ! de quoi s’agit-il alors ?
Imaginons la conversation suivante.
Un interlocuteur de Lacan : “Il paraît que vous avez parmi vos analysants, Pierre Rey ?”
Lacan : Euh… non. Qui vous a dit ça ?
X : Il va dans Paris, l’affirmant…
Lacan : Vous a-t-il dit qu’il s’était jamais allongé sur mon divan ?
X : Non, il dit qu’il est assis devant vous sur une chaise.
Lacan : Eh bien voilà !
Et voici ce que cela donnerait aujourd’hui avec moi-même dans le rôle de Lacan, en toute modestie et à l’époque du Zoom :
Mon interlocuteur : “Il paraît que vous avez parmi vos analysants, Oscar C*** ?”
Moi : Euh… non. Qui vous a dit ça ?
X : Il va dans Paris, l’affirmant…
Moi : Vous a-t-il dit que j’éteignais la caméra de mon côté durant nos séances ?
X : Non, il dit que vous le voyez et qu’il vous voit.
Moi : Eh bien voilà !
Si Lacan n’a jamais pris Rey en analyse, que sont alors ces dix années de bavardages chez l’un et de silence chez l’autre ?
Une saison chez Lacan faisant 221 pages, l’on apprend en cours de lecture, bien des choses sur son auteur, suffisamment en tout cas pour que j’émette de loin mon propre diagnostic.
Le pervers ne prend pas un premier rendez-vous chez le psychanalyste mû par une souffrance dont il chercherait à se débarrasser : personne en réalité ne se porte davantage comme un charme que lui. À deux, son fétiche et lui sont les maîtres de l’univers. Mais cela les amuse de se divertir de ceux qui se croient malins. Or Lacan fait partie de ceux-là.
Rey aurait reçu de son ami “le Gros” le numéro de téléphone de Clavreul, de Périer et de Lacan, et il se serait “rabattu” sur ce dernier parce que le numéro du premier était occupé et le poste du second ne répondait pas. Allons ! soyons sérieux ! c’est la tête de Lacan qu’il voulait, comme trophée, trônant sur le manteau de sa cheminée. Il aura essayé, du vivant de Lacan, mais surtout par son livre en 1989, huit ans après la mort du maître.
Les tentatives de Rey du vivant de Lacan ? Quelques exemples.
Contourner le maître auprès de son ami Salvador Dali, et venir lui conter les frasques de Rey et Dali à deux à Cadaques pendant que Jacques est collé avec ses analysants à Paris.
À la page 121 : “Pendant longtemps, Lacan s’abstint de faire la moindre remarque quand je lui rapportai avec une sincérité désarmante les appréciations du Gros sur son propre travail ».
Être en analyse chez Lacan et lui rapporter “avec une sincérité désarmante” (sic), les appréciations d’un collègue sur ses interprétations ? La poilade !
Draguer une fille que l’on voit sortir de chez Lacan, à la page 122, en se disant qu’il s’agit d’une amante à lui ? Là Lacan, n’apprécie que modérément, et manifeste ce qui est chez lui le summum de l’exaspération : “Au moment où j’allais le quitter, il me retint un instant et marmonna dans un soupir :
- Écoutez, vous n’êtes pas là pour…”
Du moins pour ce que Rey en dit, Lacan ne le remit jamais à sa place. Ce serait, comme on l’apprend à la page 126, Lévi-Strauss qui s’en chargerait : “Écoutez, me dit-il, pour qu’il y ait dialogue, encore faut-il un minimum de connaissances en commun”. Le savoir partagé, en pragmatique linguistique, dont Lévi-Strauss jugea qu’entre Rey, chroniqueur chez Paris-Presse et Paris-Jour, et lui, il n’en existait pas.
Mais le combat contre un pervers et son fétiche n’est pas sans risques, comme il transparaît à la page 123 :
“En tant que journaliste, lui dis-je, supposez que je veuille vous démolir. Savez-vous comment je m’y prendrais ?
Sourcils levés, il se figea.
J’entrepris alors de lui énumérer un échantillonnage de parricides parfaits”.
Pierre Rey : l’analysant venu de l’enfer ! (Quelle est la direction de l’embarcation que dirige Charon sur la couverture de son livre ?). À ceci près qu’il ne fut, hélas pour lui, jamais analysant. Que Lacan le lui fit bien comprendre, et qu’il eut lui la candeur de nous le faire savoir, en mentionnant la chaise où il était assis plutôt que le divan où il aurait pu être couché. S’il en avait été jugé digne.
Rey savait-il qui il était ? Il écrit à la page 166 : “Entre un ‘pervers’ et un ‘normal’ – à supposer qu’il y ait une différence de structure entre les deux -, la frontière est fragile”. Non, mon cher, la différence de structure entre les deux est massive, il y a un fossé – on apprend ça en psychanalyse dans le rare cas où on ne l’aurait pas découvert tout seul, et que la frontière entre le pervers et le “normal” soit fragile, ça c’est le point de vue typique du pervers, le “normal” distingue clairement la frontière, et subit les incursions du pervers qui feint ne pas la voir – cela fait partie du personnage.
Personnellement, aussitôt que je l’ai débusqué des taillis où il se dissimule, je dis au pervers qui m’a réclamé un entretien préalable : “Allez donc voir là-bas si j’y suis…”. Pourquoi Lacan a-t-il accepté Rey, sachant que ce ne serait pas véritablement en analyse ? Pour tirer de celui qui lui apparaissait comme un cuistre, le plus d’argent possible ? C’est possible, je n’ai pas suffisamment connu Lacan pour en écarter la possibilité. Ou pour tenter de le briser ? Cela me paraît plus vraisemblable, même si l’exercice est éminemment casse-gueule – mais Lacan avait une bonne opinion de lui-même. En réclamant de Rey comme prix des séances des sommes exorbitantes, en le faisant venir tous les jours, en lui suggérant qu’il va vraiment très mal parce qu’il lui file son numéro de téléphone pour un éventuel appel le week-end en cas d’urgence, en le convoquant à six heures du matin, alors qu’il sait que le bougre est un fêtard invétéré. Il y avait là de quoi, pouvait-il lui sembler, faire vaciller les certitudes d’un pervers dont l’assurance ne se fonde que sur sa croyance en son fétiche, une simple idole aux pieds d’argile.
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