2.1.2022. “Voulez-vous prendre ma place ?”
À propos du psychanalyste qui répond à une demande d’analyse didactique par “Voulez-vous prendre ma place ?” : la transmission du savoir est un devoir pour celui qui l’a acquis, et si une demande de transmission est ressentie comme une menace par un “sujet supposé savoir”, la suspicion est jetée sur l’existence même d’un savoir chez lui. Encore que Lévi-Strauss m’ait un jour dit – à l’étudiant que j’étais et qui lui présentait ce qui s’appelait à l’époque un mémoire de licence faisant l’inventaire du rousseauisme dans son œuvre, un équivalent du “Voulez-vous prendre ma place ?”, à savoir, de la manière dont il l’exprima lui : “Ce que vous dites-là, je l’ai déjà dit !”
J’étais stupéfait. J’avais quoi ? 22 ans. Je manifestais mon respect pour son prodigieux intellect en le comparant à celui de Jean-Jacques Rousseau, et il me reprochait que les propos que je rapportais de lui, il les avait … déjà dits ? Mais bien entendu, puisqu’il s’agissait pour un disciple, de citations de son mentor, dans un esprit de piété philosophique !
J’eus encore l’occasion d’échanger avec lui plus tard mais ce “Je l’ai déjà dit” de Lévi-Strauss me resterait en travers de la gorge. Je n’ai compris sa signification que l’année dernière lorsque j’ai retrouvé dans mes caisses un exemplaire du premier jet manuscrit de mon “L’Homme, l’espèce, la Nature et l’Histoire”, et que je l’ai relu. Dans mon souvenir, qui se confondait avec le sentiment que j’avais à l’époque de sa rédaction, je n’avais fait que citer Lévi-Strauss, or il s’avérait à la relecture un demi-siècle plus tard, qu’il y avait dans ce mémoire, bien des choses que Lévi-Strauss n’avait précisément pas dites et que son “Ce que vous dites-là, je l’ai déjà dit !”, signifiait sans doute : “Je ne l’ai pas dit mais j’aurais pu le dire !” et n’était en réalité qu’une autre manière d’interjeter “Voulez-vous prendre ma place ?”
[Je modifierais mon mémoire pour échapper au reproche infamant de Lévi-Strauss, mais peut-être pas de la manière qu’il avait imaginée : en le faisant disparaître du texte pour faire de celui-ci “Une étude structurale de la pensée de Jean-Jacques Rousseau”. Prenant date cependant, je ferais allusion dans l’avertissement à l’amertume qui avait été la mienne devant le reproche incongru que ses paroles, avant que je ne les reproduise, il les avait préalablement prononcées lui-même : “C’est le contact avec le professeur Lévi-Strauss qui, faut-il le dire, nous encouragea à rapprocher Rousseau, son maître, du structuralisme, son œuvre. Tentative apparentée à l’idolâtrie que le Professeur eut la sagesse de décourager dans les critiques qu’il m’adressa durant ma recherche”. Une recette à laquelle je dus malheureusement recourir bien souvent par la suite : insolent plutôt qu’humilié !]
Lacan était tout à l’opposé : il se délectait dans la transmission de son savoir, même si le gongorisme de son écriture faisait de la lecture de celle-ci un parcours du combattant. Et alors que le sens harpagonesque de la propriété intellectuelle de Lévi-Strauss le conduisait à tuer dans l’œuf toute tentative de devenir son disciple, Lacan ne sut pas maîtriser lui, la cour des miracles surpeuplée de gens qui, l’ayant ou ne l’ayant pas compris, s’affirmèrent pour autant au même titre, ses élèves.
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