Dans le message de Mme Audrey Azoulay, Directrice générale de l’UNESCO, à l’occasion de la création de la Journée mondiale de la logique le 14 janvier 2020 [1] :
– C’est pourquoi, pour attirer l’attention sur l’importance de la logique, l’UNESCO a proclamé le 14 janvier Journée mondiale de la logique. Cette date a été choisie en l’honneur de deux grands logiciens du vingtième siècle : Kurt Gödel et Alfred Tarski. Gödel, décédé le 14 janvier 1978, a démontré le théorème d’incomplétude qui a transformé l’étude de la logique au vingtième siècle. Tarski, né le 14 janvier 1901, a développé des théories qui ont interagi avec celles de Gödel.
- La troublante démonstration de Gödel
En présentant la biographie de Kurt Gödel, Journey to the Edge of Reason – The Life of Kurt Gödel par Stephen Budiansky (2021), l’éditeur Norton affirmait [2] :
– La première grande biographie écrite pour le grand public du logicien et mathématicien dont les théorèmes d’incomplétude ont contribué à lancer une révolution scientifique moderne. Près de cent ans après sa publication, la célèbre démonstration de Kurt Gödel selon laquelle tout système mathématique doit contenir des propositions qui sont vraies – mais jamais prouvables – continue de perturber les mathématiques, la philosophie et l’informatique.
Alors qu’y a-t-il dans le théorème d’incomplétude de Gödel qui provoque un tel malaise jusqu’à aujourd’hui ? Si nous y regardons de plus près, nous voyons que ce malaise n’est pas causé par la conclusion que le système formel contient des propositions vraies mais indémontrable, mais par la démonstration de Gödel, puisqu’il prend comme prémisse le paradoxe du menteur et argumente que ce paradoxe est une proposition vraie mais indémontrable dans le système formel. En d’autres termes, il découle de la démonstration de Gödel qu’il existe des propositions telles que le paradoxe du menteur dans le système formel.
La démonstration du théorème d’incomplétude de Gödel a été contestée depuis sa publication, John W. Dawson Jr. en a fait l’historique dans son article « The reception of Gödel’s Incompleteness Theorems » ([3], pp. 74-95) :
- Ernst Zermelo a déclaré dans une lettre à Gödel en 1931 que sa démonstration de l’existence de propositions indécidables présente une faille essentielle ;
- Le logicien Chaïm Perelman a affirmé que Gödel avait en fait découvert une antinomie ;
- Les commentaires bien connus de Wittgenstein sur le théorème de Gödel figurent dans Remarks on the Foundations of Mathematics (1938) ;
- Bertrand Russell a exprimé sa profonde perplexité dans une lettre à Leon Henkin : « Je me suis rendu compte, bien sûr, que le travail de Gödel est d’une importance fondamentale, mais il m’a laissé perplexe. […] Si un ensemble donné d’axiomes conduit à une contradiction, il est clair qu’au moins un des axiomes doit être faux. »
Jacques Herbrand a également déclaré dans une lettre à Gödel en 1931 [4] (pp. 3-14) que le système formel de la démonstration de Gödel ne pouvait pas exprimer des fonctions récursives non primitives telles celles d’Ackermann.
Il faut également redécouvrir la démonstration du problème d’Entscheidung présentée par Alan Turing dans son article (1936) [5], où Turing faisait allusion aux erreurs commises par Gödel sans mentionner son nom et s’aventurait à les corriger.
Le malaise provoqué par la démonstration de Gödel n’a cessé d’être exploré dans les sciences humaines [6-8], voire même dans la collision entre les sciences humaines et les sciences naturelles, comme l’« affaire Sokal » initiée par le physicien Sokal [9] ; la remise en cause de la démonstration de Gödel dans la perspective de l’Anthropologie des connaissances par l’anthropologue Paul Jorion [10].
Pourtant dans le domaine de la logique mathématique, un tel malaise est aujourd’hui quasiment éludé. Ainsi dans le livre Le Point Aveugle, Cours de Logique – Vers la perfection (chapitre 2, « The Incompleteness Theorem ») du logicien français Jean-Yves Girard, l’auteur déclare [11] :
– Il est hors de question de rentrer dans les arcanes techniques du théorème de Gödel, pour plusieurs raisons :
– Ce résultat, au fond très facile (sic), ne se perçoit bien, comme les peintures de vieillesse de Claude Monet, que d’une certaine distance. De près, ce ne sont que détails fastidieux qu’on n’a pas forcément envie de connaitre.
– On n’en a pas besoin non plus, car ce théorème est un cul-de-sac scientifique : il signale une voie sans issue. Puisqu’il n’y a rien à chercher par là, il ne sert à rien d’être expert ès théorème de Gödel.
Nous souhaitons confronter aujourd’hui ce sentiment de malaise en revisitant la démonstration d’origine de Gödel à la lumière de la logique de la découverte scientifique.
2. La logique de la découverte scientifique
Y a-t-il une logique de la découverte scientifique ? Comment les chercheurs trouvent-ils leurs hypothèses et font-ils avancer nos connaissances ? Charles Sanders Peirce utilisa le terme « abduction » [12], en référence à la déduction et à l’induction, pour désigner le raisonnement de l’effet à la cause par lequel on adopte une hypothèse, où le terme « hypothèse » désigne une explication proposée pour un phénomène. Sans la connaissance de la cause, nous serions condamnés à ne connaître que le phénomène, mais pas son essence. En ce sens, on peut considérer que l’abduction est la logique de la découverte scientifique.
La forme de l’abduction est par conséquent celle-ci :
– Un phénomène surprenant C est observé ;
– Or si A est vrai, C se produit ;
– Donc, il y a une raison de suspecter que A est vrai.
L’hypothèse A est conçue par la pensée et doit être transformée en une déduction pour vérifier sa vérité : Si A est vrai, C se produit ; et A est vrai ; donc C se produit.
La validité de l’abduction dépend donc de deux facteurs : si l’hypothèse peut expliquer le phénomène, et si l’hypothèse peut être vérifiée. En d’autres termes, la question la plus fondamentale de l’abduction concerne la relation entre le pouvoir explicatif et la vérité de l’hypothèse.
3. Initiative de revisiter l’article de Gödel de 1931
L’origine du théorème d’incomplétude de Gödel est mentionnée dans l’article de John W. Dawson [3] :
– Dans l’ébauche d’une réponse à la question d’un étudiant diplômé en 1970, Gödel indique que c’est précisément sa reconnaissance du contraste entre la définissabilité formelle de la démontrabilité et l’indéfinissabilité formelle de la vérité qui l’a conduit à la découverte de l’incomplétude.
En d’autres termes, l’incomplétude est en fait une découverte étonnante de Gödel, mais pour être précis, cette découverte provient initialement du Entscheidungsproblem (problème de la décision) proposé par Hilbert [13] (pp. 45-53). Afin de transformer cette découverte en connaissance – un théorème d’incomplétude – Gödel a conçu sa célèbre démonstration dans son article de 1931 (Über formal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und verwandter Systeme) [3][14] [15] [16] . Ainsi, la véritable contribution de Gödel devrait être sa démonstration.
La démonstration de Gödel est basée sur deux paradoxes : le paradoxe de Richard comme point de départ et le paradoxe du menteur comme point d’arrivée. La démonstration se déroule principalement dans les première et deuxième parties de son article : dans la partie 1, Gödel utilise le paradoxe de Richard pour construire la proposition paradoxale qui dit qu’elle est indémontrable, à savoir le paradoxe du menteur; puis dans la partie 2, Gödel argumente, dans un système formel de sa propre définition, que la proposition paradoxale du chapitre 1 est indémontrable. Ainsi, Il déclare avoir prouvé l’existence de propositions indécidables dans les systèmes formels comme celui de Peano, c’est-à-dire l’incomplétude du système formel.
Dans le cadre de l’abduction, nous pouvons nous demander :
1) La démonstration de Gödel nous aide-t-elle à comprendre les propositions indécidables dans les systèmes formels ?
2) Comment est construite la proposition paradoxale G de Gödel (qui dit qu’elle est indémontrable) ? La proposition G existe-t-elle dans le système formel considéré par Gödel ? Si la proposition G n’existe pas, la démonstration de Gödel est-elle toujours valable ?
3) Lorsque le paradoxe de Russell est apparu dans la théorie des ensembles, il a été considéré comme une crise et les gens se sont efforcés de le dissiper. Pourquoi, alors, les gens n’ont-ils pas été alertés lorsque le paradoxe du menteur est apparu dans la démonstration de Gödel ?
Aujourd’hui, à l’occasion de la Journée mondiale de la logique, nous proposons donc de revisiter l’article de Gödel de 1931, de pénétrer dans la démonstration originale de Gödel, de dépasser les limites de nos pensées pour nous confronter ensemble au malaise que suscite la démonstration de Gödel. Nous pensons qu’en ces temps de crise, l’aspiration à la vérité et la recherche de la vérité sont les moyens les plus fondamentaux de dissoudre le malaise. En ce sens, lire Gödel, c’est aussi se lire soi-même, …
Référence :
[1] https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000372449_chi
[2] Stephen Budiansky, Journey to the Edge of Reason – The Life of Kurt Gödel (2021). https://wwnorton.com/books/9781324005445/overview
[3] S.G. Shanker (ed.), Gödel’s Theorem in Focus, Croom Helm 1988, https://pdfslide.net/documents/godels-theorem-in-focus-philosophers-in-focus.html
[4] Kurt Gödel: Collected Works: Volume V, Volume 5
https://books.google.fr/books?id=4rTYxQEACAAJ&printsec=copyright&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false
[5] Alan Turing, « On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem », https://www.cs.virginia.edu/~robins/Turing_Paper_1936.pdf
[6] Rebecca Goldstein, Incompleteness: The Proof and Paradox of Kurt Gödel): https://www.essra.org.cn/upload/202102/Incompleteness%20-%20The%20Proof%20and%20Paradox%20of%20Kurt%20Godel%20by%20Rebecca%20Goldstein%EF%BC%882005%EF%BC%89.pdf
[7] Pierre Cassou-Noguès, Les Démons de Gödel – Logique et folie (2007). https://www.amazon.fr/D%C3%A9mons-G%C3%B6del-Logique-folie/dp/2020923394
[8] James R Meyer, The shackles of conviction. Paperback (2022). https://www.amazon.com/Shackles-Conviction-James-R-Meyer/dp/1906706093
[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Sokal
[10] Paul Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard 2009). https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-des-Sciences-humaines/Comment-la-verite-et-la-realite-furent-inventees
[11] Jean-Yves Girard , Le Point Aveugle, Cours de Logique – Vers la perfection. http://recherche.ircam.fr/equipes/repmus/mamux/hermann.pdf
[12] Frédéric Roudaut, Comment on invente les hypothèses : Peirce et la théorie de l’abduction, https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2017-3-page-45.htm
[13] The Essential Turing: Seminal Writings in Computing, Logic, Philosophy, Artificial Intelligence, and Artificial Life:
Plus The Secrets of Enigma, B. Jack Copeland, Editor :
http://www.cse.chalmers.se/~aikmitr/papers/Turing.pdf
[14] Godel, On Formally Undecidable Propositions of Principia Mathematica and Related Systems, translated by Bernard Meltzer :
[15] Godel, On Formally Undecidable Propositions of Principia Mathematica and Related Systems, in « The Undecidable », edited by Martin Davis :
[16] Godel, On Formally Undecidable Propositions of Principia Mathematica and Related Systems, translated in French by Jean-Baptiste Scherrer :
https://www.seuil.com/ouvrage/le-theoreme-de-godel-jean-yves-girard/9782020327787
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