« Si tout le monde pensait vrai, les plus grands changements, dès qu’ils présenteraient un objet d’utilité publique, n’auraient rien de difficile. Que puis-je faire de mieux que d’aider de toutes mes forces à répandre cette vérité qui prépare les voies ? On commence par la mal recevoir, peu à peu les esprits s’y accoutument, l’opinion publique se forme, et, enfin, l’on aperçoit à l’exécution des principes qu’on avait d’abord traités de folles chimères », Emmanuel Joseph Sieyès.
Il me semble raisonnable d’espérer que les idées développées par Paul Jorion, notamment en matière d’économie, parviennent à peser d’un poids comparable à l’influence qu’ont pu avoir, en leur temps comme on l’imagine, les positions de Sieyès sur l’émergence et le développement de la Grande Révolution. Mais notre époque a pris le pli d’une consommation contemplative des nouvelles vérités et les principes premiers si intelligibles soient-ils sont devenus moins performatifs. Nous nous interdisons, à raison croit-on, de nous attaquer aux mauvaises fondations de notre société sous le prétexte que leur défaisance serait une entreprise hasardeuse et trop éloignée des préoccupations concrètes du grand-public.
Aussi, nous appliquons-nous principalement à nous écharper sans relâche au sujet des variantes de solutions sans songer à revenir aux questions premières. De toute personne élevant des objections un peu consistantes, nous voudrions obtenir des solutions toutes faites, quelques trucs et astuces suffisamment anodins pour nous épargner d’intempestives perturbations du cours habituel de nos existences. Il apparait toutefois, au regard de l’imperméabilité notoire de l’appareil académique aux objections élevées par Paul Jorion que la contribution de ce dernier n’est pas de nature à s’insérer dans les marges. Il faut adopter l’apport dans son ensemble ou ne pas y toucher du tout. Les principes qui la fondent sont la racine d’une plante si éloignée de l’espèce courante qu’aucune greffe n’a été possible à ce jour.
Peut-être faut-il, en conséquence, nous résoudre à accepter la radicalité qui s’impose à nous (peut-être malgré nous), à renoncer à la quête de mesures correctives applicables rapidement pour entreprendre enfin un long changement de fond – une métamorphose comme l’explique Laurent Lievens. Et s’agissant de rien moins que de la transformation de nos modes de vie, est-il possible de nous affranchir de la nécessité d’avancer plus loin que le savoir contemplatif pour entreprendre la mise en mouvement des foules ? Je veux dire par là qu’une université populaire serait déjà quelque chose, mais que ce ne serait pas assez en définitive ! Il nous faut plutôt installer un processus qui puisse se solder par une prise de décision collective et pas uniquement par des acquisitions individuelles de connaissances. Dans cette perspective et en réponse à l’appel de Paul Jorion pour nous rassembler autour d’un nouveau paradigme en économie et en science financière, je vous soumets les deux pistes suivantes à creuser ensemble :
A/ Première proposition : mieux documenter le fonctionnement économique de notre société
La première piste n’est pas nouvelle car je l’ai déjà mentionnée dans un post en réaction à un article du blog, en juin 2020 au sujet du #GovernmentResponseMeasurementTool. C’est un sujet qui se rappelle à mon souvenir chaque fois que ressort le marronnier des ratios du PIB (dette publique/PIB, dépenses publiques/PIB, indemnités de chômage/PIB, dépenses de retraites/PIB…) avec leur cortège de débats. Au-delà de la protestation légitime des économistes hétérodoxes soucieux de démontrer les biais de ces ratios trompeurs, il nous manque une information plus à même de rendre compte du fonctionnement de notre économie en terme de confrontation entre intérêts antagonistes.
Il est possible de combler ce vide en élevant un repère à la fois très accessible au grand public et plus en cohérence avec l’approche proposée par Paul Jorion. Je pense plus précisément à un indicateur de la répartition de la richesse créée par les entreprises ; répartition entre l’Actionnariat, le Patronat, le Salariat, l’État (les collectivités) et l’Ecosystème. Quand je dis richesse créée par les entreprises je vise dans l’idéal l’écart au coût de la perpétuation de l’entreprise en considérant que les dotations aux amortissements sont destinées à faire perdurer l’outil de production et qu’il ne faut surtout pas les distribuer en dividendes. Le reste de la richesse créée, déduction faite des divers frais de fourniture et de fonctionnement, se répartissant entre les cinq entités mentionnées ci-dessus. L’on se doute bien qu’à ce jour l’écosystème n’est pas du tout destinataire de la richesse créée par les entreprises mais qu’il est au contraire pourvoyeur d’aubaines. De même, les dotations aux amortissements finissent le plus souvent en dividendes versées à l’actionnariat (incluant le patronat actionnaire). Il faut mettre ces faits en évidence avec un indicateur mis à jour et publié régulièrement.
Pour ce qui concerne l’élaboration de cet indicateur qu’on pourrait appeler le « répartiteur Jorion », nous pouvons commencer par un retraitement des bilans des sociétés du CAC40. Toutes les informations nécessaires ne figurent peut-être pas dans les comptes annuels communicables au grand public. Nous pourrions débuter par un indicateur approchant qu’il faudra ensuite affiner. Des données plus détaillées figurent sans doute sur les liasses que les entreprises doivent transmettre aux services fiscaux. Nous pourrions demander à ces services de nous communiquer non pas le détail par entreprise mais des données agrégées selon les rubriques des liasses fiscales. Il y a bien quelque député qui pourrait, si nécessaire, appuyer notre demande auprès des services fiscaux. Grâce à la récupération de données agrégées auprès du fisc, il sera possible de proposer, entre autres, une répartition du cumul de la richesse créée sur plusieurs années et de réaliser des analyses par secteur d’activité ou selon d’autres segmentations. Ne serait-ce pas un réel pas en avant, une réelle contribution à la pensée économique, de documenter ce sujet crucial de la répartition de la richesse créée par les entreprises au moyen d’un indicateur approprié ?
B/ Deuxième proposition : contribuer à l’institution d’un nouveau principe fondamental du vivre-ensemble
Il est difficile de se lancer dans une entreprise un peu ambitieuse sans voir se profiler l’exhortation bienveillante à la pondération, l’injonction circonspecte au réalisme et, au bout du compte, l’interdiction docte de s’approcher des fondations de notre édifice dont l’état de déliquescence ne fait pourtant plus débat. J’ai tenté dans un post précèdent d’opposer un peu de résistance à de tels découragements en rappelant que « refaire ce que l’on fait déjà paraîtra toujours plus réaliste que n’importe quelle autre nouveauté » et donc que nous devons faire de la place au changement à la racine.
Ce que je propose ici, peut être présenté comme une préparation du grand-public dans le but de parvenir à des États Généraux du 21ème siècle à l’échelle européenne. Je m’attends donc à de nombreuses objections revenant à dire que c’est trop ambitieux et peu réaliste, nous verrons bien. Sur la base de ce qu’il est possible de dire du lectorat et surtout des réactions sur le blog de Paul Jorion, la Belgique et la France pourraient être concernées en premier lieu par la démarche. Suivraient dans la foulée la Grèce et le Royaume-Unis par exemple avant d’embarquer l’ensemble de l’Europe.
Que faut-il espérer au déboucher de cette entreprise de préparation ? Ce n’est un mystère pour personne sur ce blog que je m’intéresse activement à la possibilité de répudier la logique fondamental du capitalisme (le partage de la récolte entre le propriétaire du terrain et celui qui l’exploite) au profit d’un principe de juste conservation des réserves (celui qui avance les fonds pour entreprendre est protégé par la collectivité contre la perte et l’érosion de ses avoirs en évitant toutefois d’instaurer une machine à concentrer la richesses). J’admets faire montre d’une certaine obstination qui se traduit par un retour à ce sujet très régulièrement mais peut-être trouvera-t-on mes espérances moins extravagantes en songeant que je me contente de reformuler une proposition que Paul Jorion a encore rappelée récemment et qui consisterait à « redéfinir clairement dans les textes légaux l’actionnaire d’une société comme étant l’un de ses créanciers (un contributeur d’avances, autrement dit un prêteur) et non l’un de ses propriétaires » ? Ce que j’avance c’est qu’à mon sens le changement de paradigme se trouve ici ; que la logique fondamentale du capitalisme est la chevillette qu’il faut tirer promptement pour faire choir le modèle économique actuel et pour qu’un autre puisse le remplacer. Un autre modèle qui ouvre la possibilité de faire autrement en visant à minima l’instauration d’une société du vivre en égaux et en équilibre avec l’écosystème. C’est donc ce débat sur les principes premiers qu’il me semble indispensable de mener et dont l’aboutissement constituera une étape décisive dans le changement de paradigme.
Plus qu’une contribution à la pensée économique, c’est une véritable bataille culturelle qu’il faut mener auprès du grand-public. Et pour trancher, le grand-public a besoin de comprendre mais il faut absolument aller jusqu’à la décision de changer, sans quoi ce que l’on a compris ne servirait à rien. L’expérience montre que les positions de changement échouent le plus souvent lorsque l’on y met trop de choses dans l’intention sans doute d’anticiper la moindre objection et de montrer tout le bien que l’on vise. Il est alors tentant d’empiler des recommandations et déclinaisons de propositions qui finissent par faire tourner les meilleures intentions du monde en vinaigre. Le récent échec du référendum au Chili en est la parfaite illustration (…). L’enjeu est donc d’identifier la règle sur laquelle repose le fonctionnement de notre société (la contribution de Paul Jorion est unique dans ce domaine) et de travailler à remplacer les mauvaises fondations par de nouvelles.
Je profite de l’occasion pour préciser que si nous parvenions à installer un autre principe que celui de la rentabilité du capital il n’y aurait aucune raison que l’enseignement de l’économie et des sciences financières ne s’y plie pas. L’on peut également arriver à convaincre l’opinion publique la plus large en procédant par une approche sectorisée : d’abord le milieu de l’enseignement, ensuite celui de l’entreprise … Mais il me semble plus prometteur de convaincre d’abord le grand-public afin de parvenir à faire accepter le changement aux secteurs particuliers où sévit habituellement un corporatisme hermétique aux nouveautés.
Vous l’aurez compris, j’adhère à l’idée d’une université populaire mais en ajoutant qu’il faut viser le périmètre européen et organiser la démarche pour que les échanges aboutissent à des décisions concrètes qui engagent toutes ces personnes qui constitueront la frange progressiste de la société civile en Europe. Le répartiteur Jorion (première proposition) pourra être l’aiguillon et le support des échanges. Pour parvenir à cette prise de décision, il sera utile d’articuler les échanges autour des axes suivants (première idée d’organisation à discuter et finaliser bien-sûr) :
* le point de départ : exposer le principe fondamental du capitalisme et démontrer les nombreux liens être ce que chacun peut observer dans son quotidien et les différentes déclinaisons de ce principe fondamental ;
* la destination : avancer un principe de substitution, développer les questionnements et les réponses au sujet des implications de ce nouveau principe, tirer le meilleur parti possible de l’intelligence collective ;
* le cheminement : s’interroger collectivement sur comment installer les nouveaux principes, travailler à appréhender toute l’étendue des réticences et mesurer le niveau d’adhésion, conclure par une prise de décision au sujet de propositions concrètes visant à entretenir et amplifier le processus.
Des Européens de divers horizons qui s’accordent sur un même principe du vivre-ensemble ne sont-ils pas plus à même de faire une meilleure Europe commune que n’importe quelle autre construction financière, technocratique ou même issue d’accords entre partis politiques de différents pays ?
Il ne faut cependant pas se cacher que le travail à accomplir est plutôt immense et long – de la longueur d’une vie d’homme peut-être. L’on objectera assez logiquement que le dérèglement climatique, c’est maintenant et que nous n’avons pas le temps d’attendre. À cela il est possible de répondre que les évènements pourraient très bien aller plus vite que prévu : quand la paysannerie a métabolisé à partir de 1786 qu’il était possible de s’élever contre le privilège féodal, sa marche a abouti à une proposition d’abolition en 1789 devenue réalité en 1793. Il faut donc nous occuper surtout de faire métaboliser aux salariés européens qu’ils peuvent, qu’ils doivent, qu’ils ne pourraient s’empêcher de s’élever contre le privilège actionnarial ! Et si l’effondrement survenait avant que nos efforts aient produit leur effet décisif, il est important, pour ceux qui restent (s’il en reste) de disposer de principes sur lesquelles reconstruire plus solidement plus durablement.
Je comprends également que l’on se décide plus facilement à franchir un torrent lorsqu’on dispose d’un plan de marche bien ficelé ; que le danger qui gronde derrière nous ainsi que l’aperçu des vertes prairies sur l’autre rive n’y suffisent point. Mais j’ai cru bien faire d’énoncer d’abord une orientation sans attendre d’avoir tout mis au point. J’éprouve moi-même une certaine réticence à m’embarquer dans un projet où tout est finalisé, où il faut se contenter d’appliquer des décisions déjà arrêtées. Il me semble qu’il y a un réel intérêt à élaborer un plan de marche ensemble, ce qui inclut naturellement le fait de s’accorder sur la destination. On peut imaginer qu’à l’issue d’une période de recueil de propositions, un groupe de volontaires se charge de faire le tri afin d’aller plus loin sur les sujets les plus prometteurs.
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