Le Monde : Patrick Artus : « L’Europe assumera-t-elle de passer à une économie de guerre ? », le 3 décembre 2022
La zone euro est aujourd’hui confrontée à un choix stratégique : si elle mène une politique monétaire traditionnelle de lutte contre l’inflation, cela nécessitera soit de réduire fortement les dépenses publiques, soit de faire baisser artificiellement l’inflation par des subventions, en particulier à l’énergie, qui ne peuvent être durables ; si elle passe à une forme d’économie de guerre, elle devra financer des dépenses publiques élevées soit par une taxe inflationniste, soit par de vrais impôts.
Le 26 septembre 2019, je publiais dans Trends-Tendances une chronique intitulée : La nécessité d’une « économie de guerre » ?, que je reproduis ci-dessous. Le thème serait central à l’ouvrage Comment sauver le genre humain que je co-écrivais à cette époque avec Vincent Burnand-Galpin et qui paraîtrait en mars 2020.
Trends-Tendances – La nécessité d’une « économie de guerre » ?Définie dans les termes que les biologistes appliquent de manière générale, l’espèce humaine se distingue par plusieurs traits : elle est sociale, « opportuniste » et colonisatrice.
Contrairement à ce qu’ont imaginé certains penseurs, tels Thomas Hobbes au XVIIe siècle et Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe, les humains ne se sont pas un jour rassemblés pour définir un « contrat social » où ils sacrifieraient un peu de leur liberté pour gagner en sécurité. Comme l’affirmait déjà Aristote, l’homme est par nature un « zoon politikon » : un animal social. Le genre humain est aussi « opportuniste » au sens des biologistes : devant l’obstacle, il invente si nécessaire, de nouvelles stratégies. Mais l’être humain est aussi « colonisateur » : il envahit son habitat, qu’il épuise, jusqu’à le rendre inhabitable.
C’est aux conséquences d’une humanité « colonisatrice » que nous nous trouvons aujourd’hui confrontés et c’est aux ressources d’une humanité « sociale » et « opportuniste » que nous devrons de survivre ou de périr.
Or les nouvelles récentes sur les questions environnementales sont très préoccupantes. Le 17 septembre, les climatologues français ont fait connaître le chiffre de 7° comme étant celui de l’augmentation probable de la température mondiale à l’horizon 2100, un chiffre en hausse d’un degré par rapport au calcul fait il y a sept ans seulement, en 2012, en raison de modèles tenant mieux compte des « rétroactions positives » : les effets d’emballement. Le réchauffement climatique produit en effet davantage de vapeur d’eau dans l’atmosphère, accélérant encore le réchauffement. Pire encore, les efforts de dépollution sont un facteur d’augmentation de la température : la poussière en suspension dans l’atmosphère réduit la quantité de rayonnement solaire atteignant la surface de la terre.
Pour situer son ordre de grandeur, ce chiffre de 7° doit être comparé à l’augmentation de température de 3 à 4° qui a correspondu à la sortie du dernière âge glaciaire, un épisode qui s’étagea sur 10.000 ans, et non sur les 100 années de l’augmentation constatée en ce moment.
On compte qu’à partir de 2040, la canicule aura cessé d’être un événement décennal en Europe occidentale pour être devenu le régime estival normal. Or, comme on a pu le constater cet été en diverses régions, la végétation « grille » irrémédiablement au-delà du seuil des 40°.
Depuis 1970, les populations de vertébrés sauvages ont perdu 58% de leurs effectifs. 75% des populations d’insectes volants ont disparu en moins de trente ans.
La fréquence des catastrophes dites « naturelles » augmente et leur coût croît. Dans son Géopolitique d’une planète déréglée (Seuil 2017), J.-M. Valantin rapporte que leur coût moyen annuel aux États-Unis est passé de 3 milliards de dollars durant les années 1980 à 20 millards au cours de la première décennie du XXIe siècle, et à plus de 40 Mds à partir de 2011-2012. Le cyclone Harvey en 2017 a fait plus de 200 Mds de dégâts matériels. Dorian il y a quelques semaines a transformé plusieurs îles des Bahamas en champ de ruines et de désolation, son coût en vies humaines et en dévastation matérielle n’est pas encore connu.
Prenons-nous la mesure de ce qui nous attend et de la rapidité avec laquelle il nous faudra sortir de notre torpeur faite de bonnes intentions, pour passer à la vitesse supérieure ?
Le signes ne sont pas rassurants : en France, dans le budget 2020, le gouvernement annonce vouloir réduire les effectifs du Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire de 5% d’ici 2022, une baisse d’ailleurs constante au cours des années récentes.
C’est bien entendu sans enthousiasme qu’un commentateur de l’actualité appelle l’attention de ses lecteurs sur le fait que viendra inéluctablement, et bien plus rapidement qu’aucun de nous ne l’imagine, le moment où la taille des défis devant nous forcera les gouvernements à adopter un régime dont le nom évoque de tristes souvenirs aux derniers d’entre nous qui l’ont encore connu : l’« économie de guerre ».
Une économie de guerre cherche à faire face à une crise de taille inhabituelle, gigantesque par rapport aux situations de paix. La crise qui menace n’exigera heureusement pas qu’une part considérable de nos ressources soient diverties de leurs affectation ordinaire pour être consacrée à la constitution d’un arsenal, mais elle partagera certains traits de celles que nous avons déjà connues. Comme elles, elle requerra une planification et un interventionnisme étatiques accrus pour que les ressources disponibles soient allouées de manière optimale dans une situation d’urgence inédite.
Durant la Seconde Guerre mondiale, Franklin Roosevelt lança le Victory Program, qui supposait une planification de l’économie inconnue jusque-là qui permit aux Etats-Unis de réquisitionner des provisions budgétaires sans précédent. En 1938, le budget de la Défense américaine fut multiplié instantanément par 142, passant de 21,1 milliards de dollars d’aujourd’hui (1,4% du PIB) à 2.977 millards de dollars actuels (96,1% du PIB) en 1944.
Une telle réquisition est donc réalisable, mais elle requiert la mobilisation de toute la population dans l’« effort de guerre ».
Pour que le « Peuple » embraie, pour qu’il participe à une mobilisation qui lui imposera de nouvelles privations, qui lui sont épargnées en « temps de paix », comme le rationnement de certaines denrées et produits, il faudra faire en sorte que la population dans son ensemble soit libérée des soucis de la vie quotidienne qui parasitaient son attention auparavant, en particulier la survie de la famille au jour le jour. Il faudra en particulier qu’un État-providence – dont l’existence aura cessé d’être contestée à tout instant en raison des aléas conjoncturels de la croissance – se porte garant de la stabilité rassurante qu’offre aux familles la gratuité pour l’indispensable (éducation, santé, logement, habillement, alimentation et même connectivité).
Espérons que la nécessité d’une telle économie de guerre mobilisée contre l’extinction possible du genre humain ne se présente pas de sitôt, mais sachons bien que ce n’est qu’une question de temps.
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