Plusieurs (quasi) évidences à prendre en compte :
La Chine est une machine très lourde : sa population de 1.400.000.000 comme sa superficie (18 fois la France) et sa diversité ethnique (55 minorités très diversifiées) la situent très en dehors des schémas qui régissent nos conceptions sociales et politiques de petit hexagone. Elle impose un changement d’échelle mental dont nous ne sommes qu’à grand peine capables. Cet écart ne nous empêche pas de juger ses choix mais à condition de ne pas perdre de vue que la prétention de lui donner des leçons (qui est une de nos tendances lourdes) n’est pas de mise.
La Chine communiste dite « Populaire » a 72 ans au compteur. Il est évident que l’élaboration de son système est toujours en chantier et qu’elle ne peut encore prétendre avoir trouvé son régime de croisière. Ledit système peut à tout moment se casser la figure car rien ne garantit qu’il soit viable sur le long terme ni qu’il saura faire face aux défis de l’époque : l’exacerbation de l’individualisme, le déséquilibre démographique, les besoins alimentaires et énergétiques, la lutte contre les différentes formes de pollution et le dérèglement climatique (sans parler des manœuvres de déstabilisation ourdies ici ou là, des tensions internationales et des menaces de guerre).
Nous avons assez spontanément de la Chine la vision d’un bloc monolithique figé dans un carcan d’oppression entravant toute évolution, quand ce n’est pas tout bonnement celle d’une prison à ciel ouvert. Un coup d’œil en arrière suffirait à démentir cette illusion d’optique : on y constaterait que, depuis ces 70 dernières années, la Chine a connu une beaucoup plus grande diversité de « politiques » que la France par exemple. Que l’on songe, pour ne prendre qu’un exemple, à l’incroyable changement de braquet et d’itinéraire qu’a impliqué le simple fait que Deng Xiaoping en vienne (sans « révolution » !) à succéder à Mao Zedong ! Qu’on prenne en compte l’extraordinaire hérésie de la décision prise au début des années 80 d’injecter du capitalisme et d’espérer le dissoudre dans le marxisme sous le nom de « socialisme de marché ». Et qu’on constate la Chine Populaire n’en a pas moins persisté dans son être ! Nous glosons volontiers sur sa rigidité quand c’est sa souplesse qui devrait nous ébahir.
La situation en cette fin d’année 2022
La Chine traverse un moment compliqué de sa trajectoire (mais y en a-t-il eu de simples ?). Cette complication a été très largement amplifiée depuis l’hiver 2019 par la propagation d’un virus d’une virulence inédite et le choix qui a été fait d’une stratégie extrême misant sur un contrôle permanent de la population des villes allant jusqu’à des formes extrêmes de confinement incluant le cadenassage d’appartements et la paralysie totale de districts entiers. Peut-être acceptables et acceptés s’il s’était agi de quelques mois, ces confinements drastiques hors-normes qui durent depuis 3 ans ont soulevé ces derniers jours une forte vague de mécontentement qui se manifeste par des mobilisations spontanées de citoyens à bout de nerfs. Ces mouvements d’humeur se limiteront-ils à leur objectif premier qui est de desserrer l’étau du « Zéro covid » ou viseront-ils progressivement des objectifs plus vastes et d’une coloration plus nettement « politique » ? On ne peut encore répondre à cette question mais toutes les hypothèses sont sur le tapis.
Cela fait 10 ans que Xi Jinping détient à peu près tous les pouvoirs à la tête de l’Etat et du Parti qu’on peine à distinguer l’un de l’autre. On l’a compris dès son arrivée au sommet du Pouvoir en 2012, il s’est donné pour mission de mener une lutte impitoyable contre toutes les formes de corruption et de prévarication. Prenant en marche une économie (celle de ses prédécesseurs depuis Deng) aux aspects très libéraux dans un nombre grandissant de secteurs, son but a été d’en freiner les excès et abus de toute espèce. D’où la chasse ouverte aux « tigres » et aux « mouches » ainsi qu’une purge sévère à divers échelons du Parti. Bref, Xi annonçait la couleur : il voulait incarner « Monsieur Propre » et inaugurer dans toute la Chine le règne de la vertu. Son programme intitulé « Le rêve chinois » se veut en effet une marche vers l’épanouissement complet de l’efficacité socialiste (politique, économique, sociale et morale) et l’harmonie qui, ipso facto, en découle dans une « petite prospérité » assurée à tous, créant les conditions d’un bonheur largement partagé. Le tout à l’horizon 2050 qui marquera le centenaire de la RPC.
On se doute que la mise en œuvre d’un tel idyllique programme n’est pas si simple ! Disons que les mesures prises depuis 10 ans peuvent être classées comme suit, par ordre décroissant de popularité : la traque des profiteurs, corrompus et autres enrichis paradant sur le dessus du panier a été, comme on l’imagine, applaudie sans réserves ; la chute de quelques figures du Parti a tout autant réjoui ; le passage aux mesures du « contrôle social » et de son « permis à points » rendues possibles par la mise en place du système de reconnaissance faciale via des millions de caméras a rendu un peu plus perplexe mais semble avoir, somme toute (peut-être par lassitude comme nous-mêmes acceptons d’être « fliqués » par nos téléphones) obtenu une forme assez répandue d’acquiescement. Mais actuellement, avec l’objectif « Zéro covid » obsessionnel des autorités qui les verrouille depuis 3 ans, la coupe déborde ! Les Chinois disent « Stop ! ». Et, fait fort rare, ils descendent dans la rue pour le dire !
Laozi a dit (et ça ne date pas d’hier puisque cela fait quelque 2500 ans) : « Gouverner le peuple, c’est comme faire frire des petits poissons. » Xi Jinping doit être au courant de cette maxime : on peut faire subir aux individus le choc de l’huile chaude, mais à trop vouloir les remuer (et, en d’autres termes, les enquiquiner) au-delà du raisonnable, on va au gâchis ! On peut penser qu’il l’a compris et qu’il desserrera la tenaille dans laquelle il tient fermement la population des villes. Mais la population doit être au courant elle aussi que l’abandon du « Zéro covid » ne peut se décréter d’un coup : que deviendrait « la Face » ? Il en va de celle de Xi Jinping, de celle du Parti et finalement de celle de la Chine elle-même ! La partie va donc se jouer dans les jours et semaines à venir : dans ce jeu d’échecs quelles ouvertures et quelles concessions quant à leurs pièces maîtresses vont se faire les deux partenaires ?
Les défis de la période actuelle
Si Xi Jinping a su rappeler à l’ordre un certain nombre de dirigeants d’entreprises trop gourmands et endiguer en partie les courses effrénées au luxe et à l’argent facile, il se retrouve avec sur les bras le gros problème de l’immobilier fou qui, ces trente dernières années, a fait pousser de façon délirante, au milieu de nulle part, des villes entières où personne ne pourra habiter et dans lesquelles beaucoup de Chinois ont englouti leurs économies. Autrement dit des faillites monstrueuses et la menace d’une « bulle » fort malvenue ! On peut même se demander si la mise sur pause de l’économie chinoise au prétexte du covid n’a pas servi aussi à organiser une parade à cette crise et à opérer une sorte de « contrôle technique » de la machine à l’abri des remous à l’international. Il est évident par ailleurs que l’or de l’âge d’or de « l’atelier du monde » a pas mal terni : les Etats-Unis ont déclaré une guerre commerciale à la Chine et l’Europe a revu à la baisse le niveau de ses commandes. L’augmentation énorme du niveau de vie chinois en 40 ans la rend moins compétitive quant aux tarifs de sa main d’œuvre pour les investisseurs étrangers. Autant de risques de ralentissement (et de mécontentement de la population).
Parlons justement de cette population : elle vieillit dangereusement vite ! C’est l’effet boomerang de 45 ans de politique de « l’enfant unique ». Et le desserrement récent de la contrainte ne porte pas ses fruits : venu trop tard dans un monde de plus en plus incertain de son avenir, il ne modifie en rien les choix des jeunes Chinois qui ne se voient pas élever des familles nombreuses. Du reste, cette classe d’âge entre vingt et quarante ans pose à Xi Jinping un autre type de problème. Tous « enfants uniques », ils sont ceux qu’on appelait en leur enfance « les petits empereurs », ce qui se traduit par : gâtés, adulés par deux parents et quatre grands parents, égocentriques, consommateurs, occidentalisés (par les réseaux sociaux, les séries étrangères, l’attrait de toutes les formes de mode, les influenceurs… etc.). Parallèlement, on a vu Xi Jinping y insister encore fortement lors du récent 20ème Congrès du PCC, pour l’avènement de la société socialiste exemplaire qu’il veut mener à bien, il a besoin d’une jeunesse conscientisée et fortement persuadée de la supériorité de la « voie chinoise » : pour relayer le projet jusqu’en 2050 il lui faut des « cœurs rouges » ! Et il n’est pas sûr du tout que la propagande de type nationaliste dont on essaie de les imbiber porte ses fruits ! Surtout dans le contexte actuel où commence à s’étendre un problème de chômage pour les jeunes diplômés : s’il n’assure plus un niveau de vie confortable, l’Etat peut remiser son catéchisme et ses « cœurs rouges » ! Il se pourrait bien qu’il y ait là l’un des obstacles majeurs sur la route radieuse vers le centenaire ! C’est sans doute là encore un prix à payer : celui de l’accélération hors-normes du standing de vie chinois et de l’hallucinant bond de modernisation (sans précédent dans le monde à cette échelle de population) qu’a connus la Chine en trente ans. Aujourd’hui, aucun trentenaire ne peut avoir la moindre idée du niveau de vie de sa famille (quel que soit le statut social de celle-ci à l’époque) dans les années 70/80. Certes ce « progrès » colossal est à mettre au crédit du socialisme et du Parti qui, non sans quelques embardées (comme la Révolution Culturelle ou le massacre de Tian An men), a dirigé de main de maître ce chantier colossal. Mais allez expliquer ça à une jeunesse élevée dans la soie et le coca-cola !
Enfin, nous avons tendance à faire des gorges (très) chaudes quant à la revendication assumée par Xi Jinping de développer pour la période actuelle une « pensée Xi Jinping » éclairant cette première moitié de XXIème siècle comme la « pensée Mao Zedong » éclaira le demi-siècle 1930-1980. Nous y lisons le pire du totalitarisme et nous figurons cette conception comme la plus étouffante des chapes de plomb et la quintessence même d’un régime dictatorial. Il est vrai qu’on ne raye pas en un peu plus d’un demi-siècle 2500 ans d’Empire ! Mais, est-ce à force de naviguer nous-mêmes sans boussole ni feuille de route un peu réfléchie que nous avons oublié qu’une vision raisonnée à moyen et long terme fixant et planifiant les objectifs le long du chemin est la façon somme toute la plus sage de faire de la politique ? C’est peut-être avoir la tête près du bonnet que de penser que, pour s’embarquer au long cours sur une mer houleuse, il est rassurant d’avoir un timonier, c’est en tout cas comme cela que les Chinois conçoivent un gouvernement, quitte à rouscailler à bord contre les rations de biscuit et les corvées de chiottes !
Et si nous-mêmes décidions de nettoyer à grande eau nos préjugés sur la Chine ?
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