Universellement, qui dit société humaine dit hiérarchie. Que celle-ci soit trinitaire ou quaternaire.
Si autrefois l’inégalité consistait essentiellement dans le pouvoir, aujourd’hui, c’est dans un accès inégal aux services et aux biens entre ses membres et de l’influence qu’une élite détient et qu’elle déploie pour se justifier.
Le capitalisme en réunissant argent et pouvoir, en figurant le paroxysme.
Une société véritablement égalitaire, au moins plus juste, reste une utopie.
Mais une société se tient toujours entre des forces centrifuges, assurant un minimum de stabilité et de cohérence, et des forces centripètes, qui tendent à sa dislocation. Dans l’histoire, ces deux courants se sont souvent opposés, menaçant la paix et la cohésion dans la communauté.
La question que soulève Thomas Piketty dans son long ouvrage (1198 pages) reste de comprendre comment une classe privilégiée a pu se maintenir en place et faire accepter des injustices parfois criantes.
Il n’a pas manqué dans l’histoire autant d’idéologies pour faire accepter l’ordre des choses que pour les contester; elles se combinent pour créer des conditions de transformation de régimes qui resteront toujours inégalitaires.
Il y a assurément une perméabilité entre argent et pouvoir quand elle est faite par une caste, se combinant pour en faire un instrument d’asservissement du plus grand nombre.
Autrefois, du temps du féodalisme puis du colonialisme et de son pendant l’esclavagisme, ces injustices prenaient des formes extrêmement violentes.
Il est notoire que ces deux dernières formes coïncident avec le racisme qui subsiste encore aujourd’hui.
Lors de l’abolition de l’esclavage (début du XIXème) les propriétaires d’esclaves furent dédommagés de la perte pécuniaire que provoquait l’abolition de cette pratique, au nom du principe d’égalité défendu par la Révolution française. La Révolution française, si elle proclamait l’égalité, n’a pas vraiment été accomplie : une classe possédante a émergé, mais ce n’était plus la même ; les marchands avaient pris la place de l’aristocratie.
Pour cette raison la république naissante d’Haïti dut payer des indemnités aux anciens propriétaires d’esclaves. Dette faramineuse, qui a roulé jusque dans les années 50, et qui, en obérant les investissements a interdit les développements d’une société développée. Haïti est aujourd’hui un des pays les plus pauvres du monde.
Pour administrer l’immensité de l’Inde, les colonisateurs britanniques, fidèle au vieux principe : diviser pour régner, ont encouragé le système de caste, qui, malgré des politiques volontaristes (notamment sous l’impulsion du Parti du Congrès) subsiste encore aujourd’hui. Les politiques dites de ‘discrimination positive’ tendant à y remédier, ont révélé plus leurs insuffisances et leurs inconvénients que leur efficacité.
– Dévalorisation de la fonction ou du diplôme.
– Création d’un sentiment d’injustice pour ceux qui n’en bénéficient pas.
– Encouragement au communautarisme. Ce qu’une société cohérente veut justement éviter.
Aux USA les mesures semblables n’ont pas eu l’effet escompté.
Et puis, dans l’expression ‘discrimination positive’, il y a encore le mot ‘discrimination’.
Au XIXème siècle en Europe la montée du sentiment nationaliste fut, pour la classe possédante, une méthode pour démobiliser, détourner le prolétariat émergeant de ses revendications salariales. (L’ennemi étant à l’extérieur et non à l’intérieur).
Les dernières parties de l’ouvrage sont plus intéressantes, car elles offrent un regard sur les sociétés démocratiques (essentiellement Europe et USA) contemporaines, et nous concernent plus directement.
Le XXème siècle a vu une croissance économique sans précédent avec l’émergence d’une classe moyenne sur les deux continents, notamment grâce à des politiques plus distributives (sécurité sociale, allocations familiales), participation dans les entreprises, et surtout à une politique fiscale établissant un impôt plus juste et progressif, du moins jusqu’aux années 1980, jusqu’à l’ère des Reaganomics et du Thatcherisme inspirés notamment pas Milton Friedman, et avec la fin des 30 ‘glorieuses’.
Si les inégalités se sont un peu estompées durant la période 1945-1980, elles se sont redéveloppées depuis. Et ce changement coïncide avec la fin des années fastes : en période de vaches grasses, les disparités de richesses s’amenuisent, en période de vaches maigres, elles s’accroissent !
Nous serons d’accord pour dire que les années qui viennent ne sont guère favorables à la croissance économique des pays les plus développés. Aucun économiste sérieux (?) ne prête crédit à un avenir radieux, opulent, et d’autant plus que nous avons déjà dépassé la capacité de charge de la planète. À interpréter en tendance les mouvements de ces deux dernières périodes, il y a tout lieu de craindre une réapparition de l’inéquité, les périodes faciles voyant l’inégalité régresser, et les périodes moins favorables les voir croître globalement.
Les chiffres des fortunes des plus riches qu’avance Thomas Piketty dans son long ouvrage sont proprement édifiants !
Entre 2010 et 2021, les 500 plus grandes fortunes françaises sont passées, d’après le magazine Challenges (peu suspect de gauchisme), de 200 milliards à près de 1.000 milliards, c’est-à-dire de 10 % du PIB à près de 50 % du PIB. La hausse est plus forte encore si l’on élargit la focale et que l’on examine les 500.000 plus grandes fortunes (1 % de la population adulte), qui dépassent aujourd’hui les 3.000 milliards d’euros (6 millions d’euros par personne, selon la World Inequality Database), contre à peine 500 milliards pour les 25 millions les plus pauvres (50 % de la population adulte, détenant chacun 20.000 euros en moyenne). Choisir au milieu d’une telle période de prospérité spectaculaire des plus hauts patrimoines et de stagnation des plus modestes de supprimer le maigre impôt sur la fortune, alors que, de toute évidence, il aurait fallu l’alourdir, témoigne d’un curieux sens des priorités. Les historiens qui se pencheront sur cette période ne seront pas tendres pour les gouvernements Macron et leurs soutiens. [Le Monde 07/05/2022]
Dans cette dernière partie de son ouvrage, Thomas Piketty se penche sur les tendances électorales dans les pays dominants (Europe, USA).
S’il réfute la notion de populiste, il distingue essentiellement 3 tendances : la droite marchande, la gauche brahmane, et les nativistes. Deux courants traditionnels :
– La droite marchande ; défendant foncièrement le droit de propriété. Conservatrice des valeurs traditionnelles- ‘le mieux est l’ennemi du bien’.
– La gauche brahmane : héritière des partis sociaux démocrates et travaillistes (Démocrates aux USA).
Dans son livre, il y a beaucoup de tableaux sur la sociologie électorale, dans les pays développés (Europe USA), démontrant l’abandon des classes populaires par la gauche classique, qui n’attire aujourd’hui essentiellement que le vote des CSP++. Ce délaissement des classes défavorisées expliquant la montée de ce que Thomas Piketty dénomme
– Les nativistes : essentiellement les partisans d’un repli sur soi, niant le bouleversement climatique, et rejetant la responsabilité des maux actuels que nous traversons, sur l’étranger.
Les USA, malgré une longue tradition de bipartisme n’échappe pas à cette tendance avec le GOP divisé en 2 tendances : incarnées par Liz Cheney et Donald Trump pour les nativistes.
Le premier remède aux inégalités entre les mains de l’état, c’est l’imposition.
Piketty indique des pistes pour un impôt mieux réparti, plus progressif, et en appelle à une meilleure coopération internationale. Le dumping fiscal n’est pas une vue de l’esprit. Il évoque aussi la nécessité d’accords internationaux pour prohiber le dumping fiscal entre états (paradis fiscaux). Si l’Europe des 27 peut préfigurer l’antichambre pour de premières tentatives en la matière, à l’échelle mondiale, hélas, nous en sommes loin !
Cela passe aussi par une simplification de l’impôt; les données économiques, à l’heure de l’informatisation, sont plutôt transparentes. Et que dire des réductions, déductions fiscales qui ne profitent qu’aux plus riches, le succès des cabinets d’avocats fiscalistes l’illustrant bien.
Piketty insiste aussi sur la nécessité d’un accroissement des rentrées fiscales de l’état pour financer la transition écologique. Ce serait faire d’une pierre deux coups, les plus riches ayant un bilan carbone bien plus déplorable que celui des classes plus démunies.
Enfin en attribuant l’hégémonie sur le monde par les USA dans les années 50-60, au niveau de formation et d’instruction générale de sa population, Thomas Piketty insiste sur les besoins croissants d’éducation pour envisager l’avenir, qui réclame aussi des moyens financiers.
Pourtant en réaction à une tribune du monde où il plaidait pour une fiscalité plus efficace dimanche dernier, Piketty s’est vu traiter de maoïste !
Si nous n’entendons pas les considérations et les propositions de Thomas Piketty, que nous abandonnons l’idée de justice, en laissant à une petite élite la direction et la gestion du monde, en continuant sur la même voie, nos enfants, l’humanité à venir devra vivre dans une dystopie oscillant entre 1984 d’Orwell et Le meilleur des mondes d’Huxley.
Mais l’histoire est aussi faite de ruptures et de surprises.
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