La légitimité de l’Ukraine à essayer de récupérer le contrôle de l’ensemble de son territoire de 2013 ne fait pas de doute – il suffit de se référer au droit international.
La question est celle de la possibilité pratique. Existe-t-elle, ou pas ?
Pour prendre quelques exemples, la légitimité des Palestiniens à récupérer le contrôle de l’ensemble de la Cisjordanie et de la bande de Gaza est indubitable. De même que celle du Tibet, ou encore du Turkestan oriental (patrie des Ouïghours) à récupérer leur indépendance de leur conquérant chinois. Dans ces cas, comme dans d’autres, la possibilité pratique semble pour le moins éloignée.
Dit autrement, est-il possible pour un pays plus faible de l’emporter contre un pays plus fort ? Oui, mais si l’on y regarde bien, seulement à une condition dont on peut discuter si elle est réalisée dans le cas de la guerre de conquête de la Russie en Ukraine – disons qu’au minimum la question se pose.
Les exemples ne sont pas difficiles à trouver. L’Afghanistan l’a emporté contre l’URSS en 1992, et contre les Otaniens en 2021. Le Vietnam l’a emporté contre les Etats-Unis en 1975. L’Algérie contre la France en 1962. Oui, mais dans tous ces exemples le vainqueur avait certes contre lui la force physique, mais il avait la force d’un moral supérieur car l’enjeu était pour lui beaucoup plus important que pour l’adversaire. Il lui suffisait de continuer la guerre jusqu’à ce que le plus fort se lasse, désespérant d’obtenir une victoire définitive, et choisisse plutôt l’option de couper court à ses pertes en se retirant. Et le plus fort physiquement doit pour cela être convaincu de disposer de cette option, c’est-à-dire que l’enjeu doit être limité pour lui.
Lorsque la condition n’est pas remplie, par exemple Israël où l’on semble sincèrement convaincu que se retirer de Cisjordanie mettrait en danger la survie du pays, ou encore en Turquie où l’on voit une éventuelle indépendance du Kurdistan turc comme une mutilation intolérable, le plus fort ne renonce pas. Et comme il ne renonce pas, il l’emporte, pas au sens d’une victoire définitive, mais du maintien indéfini de son contrôle à un prix qu’il considère acceptable.
Le plus fort l’emporte encore lorsqu’il peut garantir son contrôle par une immigration de peuplement (Tibet) et le cas échéant par un contrôle social de type totalitaire, avec répression à mesure, écrasant la population à soumettre pour qu’elle n’ait d’autre choix que de se soumettre (Turkestan oriental, aussi connu comme Xinjiang)
===> Bref, pour que l’Ukraine l’emporte, par quoi je veux dire avant tout préserve son indépendance, au pire avec une défaite limitée comme la France en 1871 ou la Finlande en 1940, perte de provinces mais maintien de la souveraineté, au mieux avec une victoire, il est nécessaire que la Russie soit convaincue qu’elle dispose de l’option de renoncer et se retirer.
Cette condition est-elle réalisée ? Je ne sais pas. Il me semble que ça se discute. En regardant les choses de l’extérieur, on peut être tenté de répondre Oui : après tout contrôler le territoire ukrainien n’est à l’évidence pas vital pour la Russie (c’est pas chez eux !) et la protection contre une éventuelle menace de l’OTAN est assurée de toute façon par la dissuasion nucléaire russe – en cours de renforcement majeur avec les nouveaux SNLE type Boreï et les missiles sous-marins intercontinentaux Poséidon.
Le problème bien sûr, c’est que ce n’est pas « la Russie » qui commande à Moscou. Mais bien le régime en place. Et ils semblent bien d’une part être conscients que dans cette guerre ils ont mis en jeu la survie du régime, d’autre part penser sincèrement (s’être convaincus par leur propre propagande ?) qu’ils sont engagés dans une lutte titanesque pour l’avenir de leur pays. Le fait que cette idée est assez littéralement délirante – l’ancien président Medvedev en est arrivé le 4 novembre à affirmer ouvertement que l’objectif russe est « arrêter le chef suprême de l’enfer, quel que soit le nom qu’il utilise – Satan, Lucifer ou Iblis », voir ici – n’empêche pas qu’une idée dont les chefs d’une nation puissante se sont convaincus… a une influence certaine sur la réalité, aussi délirante soit-elle.
Ce problème n’en serait pas vraiment un si la population russe était prête à conduire ses chefs agressifs et maintenant délirants là où ils devraient être – en prison, ou à l’asile, suivant la gravité du cas. Mais ils semblent en être fort loin. Pour réprimer les manifestations contre la guerre en février dernier, la police russe a procédé à plus de 6.000 arrestations. En septembre, lors des manifestations contre la mobilisation, 2.000 arrestations ont suffi. C’est bien que la population russe non seulement suit le pouvoir dans sa guerre, mais qu’elle récrimine de moins en moins.
Bien sûr, cela pourrait changer. Mais quand ? Il a fallu huit ans aux Français pour comprendre que la guerre d’Algérie était sans issue, et encore ne se sont-ils pas révoltés, ils ont simplement suivi un chef d’Etat qui avait décidé d’arrêter les frais. Les Américains au Vietnam ? A peu près autant de temps, et là encore pas de révolte. L’URSS en Afghanistan ? Dix ans jusqu’au retrait des troupes, et l’obéissance non une révolte contre le pouvoir.
Mais si le groupe au pouvoir à Moscou pense avoir le dos au mur et jouer sa survie… il n’y aura pas pour cette guerre un De Gaulle, un Nixon ni un Gorbatchev !
Je pense que la situation de l’Ukraine est bien plus précaire que beaucoup le pensent. D’aucuns pensent qu’il suffit de tenir le cap, voici l’armée ukrainienne qui progresse, bientôt la Russie sera vaincue et le cauchemar se terminera. D’autres pensent que l’on pourrait somme toute négocier, Poutine se donne une image mais il en fait raisonnable et tout le monde sera content au final. Illusions rassurantes…
Les premiers oublient que Moscou dispose de plusieurs options d’escalade, sans même parler de l’arme nucléaire qui serait l’ultime, il en a déjà mis en œuvre certaines qui n’ont pas eu le temps de faire effet (mobilisation + campagne anti-infrastructures), et si elles ne suffisent pas il pourrait aller plus loin encore.
Les seconds oublient que les objectifs de Moscou se sont encore radicalisés, ce n’est plus seulement tel territoire ukrainien et la neutralité de l’Ukraine restante, c’est tout le pays qu’il leur faut – afin d’en extirper le mal, que l’on taxe carrément maintenant de « satanisme » après l’avoir traité de « nazisme », et qui est en fait tout simplement la volonté de former une nation distincte plutôt que d’être un peuple dans la mouvance et sous le contrôle de l’Empire russe. Et l’on lit sous la plume des nationalistes russes qu’ils sont pleinement conscients que pour « rééduquer » le peuple ukrainien il faudra beaucoup de temps, les uns disent une génération, les autres deux.
Bref, la Russie pourrait tout à fait l’emporter militairement. Et elle n’est pas prête au compromis, mais fermement décidée à mettre fin à l’indépendance de l’Ukraine. Quant au sort des Ukrainiens sous occupation, ils seront tranquilles… SI et seulement si ils acceptent de se considérer partie de la Russie et de célébrer leur libération de l’occupation occidentale/nazie/sataniste. Pour ceux qui refuseront, ce sera contrôle social voire écrasement totalitaire – Moscou pourrait bien envoyer des missions d’étude au Xinjiang, les Ukrainiens pourraient être ses Ouïghours.
La voie pour l’Ukraine me semble bien étroite. Le meilleur espoir que je voie est :
– Premièrement que Kiev parvienne à résister aux mesures d’escalade que Moscou a déjà mises en place, c’est-à-dire que son réseau électrique ne s’effondre pas entièrement (les nouvelles sont peu claires, mais ils en seraient à 40% de pertes sur l’électricité distribuée) au risque d’handicaper lourdement les forces armées qui seraient privées du soutien de l’arrière, et que les offensives russes à venir (un demi-million de combattants une fois tous les mobilisés entraînés) soient repoussées ou du moins contenues. Ce qui nous mènerait sans doute au printemps prochain
– Deuxièmement que les pertes subies, l’échec à percer le front ukrainien et peut-être un « refroidissement idéologique » (espoir réaliste ?) amènent Moscou à s’ouvrir à l’idée de négociations sérieuses. Entendre pour une solution laissant l’Ukraine indépendante et en mesure de se défendre contre de nouvelles agressions (ce qui n’était pas le cas des pourparlers d’avril dernier, la Russie exigeant alors une démilitarisation presque totale de l’Ukraine)
L’espoir existe il me semble, les Ukrainiens en tout cas se battent pour cela et le soutien des pays occidentaux continue (une conférence internationale pour soutenir la résilience civile de l’Ukraine pendant l’hiver est prévue le 13 décembre à Paris)
Si la société et l’armée ukrainienne tiennent à l’hiver et au printemps prochain sous le double choc de la campagne anti-infrastructures et des offensives russes, si le front ne s’effondre pas, alors Kiev conservera une chance de préserver son indépendance.
Sinon, l’Ukraine sera conquise, un pays européen sera avalé et intégré de force par un Empire – comme cela ne s’est pas vu depuis des générations. Les conséquences pour les Ukrainiens seront terribles – la liberté au prix de l’exil, ou tenter de faire le gros dos sous répression peut-être radicale ? Et l’ « architecture de sécurité européenne »… devra probablement être repensée de fond en comble.
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