Première critique à chaud de « La vie large », nouvel essai écrit par Monsieur Paul Magnette, président du parti socialiste francophone belge
Quand le réel résiste irrémédiablement à notre désir et notre volonté, nous pouvons renoncer à ce désir et à cette volonté ou décider, consciemment ou non, de vivre dans une fiction où le réel se pliera tôt ou tard à notre désir et à notre volonté. A nos risques et périls. Durant l’histoire, une telle attitude effrontée s’est soldée par des découvertes scientifiques importantes… ou le malheur, voire la mort de son porteur. Les frontières perçues de la réalité ont été repoussées plus loin, devenant vraisemblablement plus proches des limites du réel, toujours en partie insaisissables. Nous vivons toujours dans une régime particulier de réalité. Notre imagination est bornée par des frontières souvent arbitraires. C’est pourquoi la politique a souvent été définie comme « l’art de rendre possible ce qui semble impossible ». La politique se fonde sur les affects et la mécanique du désir. On n’attrape pas des mouches avec du vinaigre. En politique, on en convient, l’avenir énoncé se doit donc d’être « désirable ». C’est le régime de réalité « politique ». Mais le possible politique est une catégorie subordonnée au possible biophysique. La réalité politique se heurte au réel qui résiste. Que faire quand le réel sous-jacent résiste au point que plus aucun avenir possible n’est rigoureusement « désirable » ? C’est-à-dire, plus rigoureusement, que faire quand tous les scénarios futurs sont « inférieurs », au moins sur une caractéristique objective, aux conditions générales de notre environnement planétaire actuel ? Certains très rares théoriciens politiques ont décidé de prendre acte de ce fait qui semble émerger progressivement des travaux scientifiques. D’autres estiment qu’entre le réel et la « désirabilité », c’est le réel qui doit céder. Est-ce le cas de Paul Magnette, président du PS et intellectuel socialiste de réputation européenne ? Il vient en tout cas de publier son dernier essai intitulé « La vie large », d’après une expression de Jean Jaurès (« nous ne voulons pas être des ascètes, nous voulons la vie large »).
De nombreux écologistes à la fibre sociale seront d’accord avec lui sur de nombreux points. Il y a de claires convergences entre la pensée socialiste et la pensée écologiste. Chacune d’entre elles a des apports historiques qui peuvent contribuer à relever les défis actuels de l’humanité. Mais chacune d’entre elle a failli à sa manière, et doit réaliser un aggiornamento. Et l’aggiornamento n’est pas mineur… Paul Magnette reconnaît que le socialisme n’a pas été premier de classe en écologie. Tandis que de plus en plus d’écologistes reconnaissent que l’écologie politique n’a pas été première de classe en justice sociale. Ce sont des euphémismes. Il se peut donc qu’une synthèse de ces deux courants soit possible, qui tienne compte du réel actuel et futur. D’ailleurs, le philosophe Serge Audier a démontré à quel point le socialisme avait certaines racines écologistes et à quel point l’écologisme avait certaines racines socialistes. L’écosocialisme et l’écologie sociale ou sociale-écologie sont des exemples de tentatives de synthèses. J’ai proposé également une telle synthèse sociale-écologique dans mon Terre en vue ! Plaidoyer pour un Pacte social-écologique (Luc Pire 2021). En quoi ma proposition de synthèse diffère-t-elle de celle de M. Magnette ? Principalement dans la prise d’acte que nous entrons irréversiblement dans l’Anthropocène, une nouvelle ère où l’espèce humaine découvre des conditions d’existence qu’elle n’a jamais expérimentée, des conditions d’existence nettement plus défavorables que celles de l’Holocène, ces 12.000 années d’essor des civilisations qui aboutissent à nos jours. Nous entrons dans la temporalité de l’Urgence, avec un grand U, faite d’incertitude radicale et de menaces existentielles. Le problème métaphysique fondamental est celui de la « limite » et de sa « transgression ». Toute pensée politique qui ne parvient pas à penser cette dialogique (Edgar Morin) entre la limite et sa transgression devient caduque. La limite, c’est le réel qui résiste.
Le problème, c’est donc la prise en compte de la limite, du réel (qui résiste à quoi ? au désir et à la volonté humaine), qui risque de faire s’écrouler tout l’édifice argumentatif de M. Magnette. Je pense, comme d’autres observateurs (scientifiques, philosophes, intellectuels…) que les possibilités biophysiques et thermodynamiques de la vie sur Terre vont non pas « s’élargir » mais se rétrécir. Comme l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, je lis les rapports scientifiques les plus récents et je prends acte de l’impossibilité biophysique de certains scénarios et de l’irréversibilité de certaines évolutions de la Biosphère pour les prochaines décennies. Il y a, d’ores et déjà, des « pertes et préjudices » dont la pensée politique ne peut pas faire l’impasse. Cela impose des limites à l’ensemble des scénarios possibles pour l’humanité au cours du XXIe siècle.
En conséquence de la prise en compte de la limite, du réel, il me paraît singulier de parler de vie large quand la vie terrestre s’est largement effondrée depuis 50 ans, que l’empreinte écologique mondiale, en ce compris les émissions de gaz à effet de serre, continue sa croissance accélérée, et que le nombre de morts liés à l’Ecocide mondial augmente chaque année. Sur le plan personnel, je partage totalement l’ethos de la vie large. Mais il mérite d’être davantage spécifié. Le problème fondamental de la proposition de « la vie large » de M. Magnette est qu’elle semble reposer sur un postulat qui n’est pas démontré, ou plutôt qui est infirmé par tous les constats scientifiques raisonnables. On voit mal comment nous pourrons mener « la vie large », comment « le monde à venir améliorera le bien-être et le plaisir d’une immense majorité de la population », si des territoires presque équivalents à des sous-continents (comme le Pakistan et le Moyen-Orient) deviennent déjà « inhabitables » durant les prochaines décennies, d’ici à 2100 si la trajectoire écocidaire se poursuit.
La « vie large », même sous une version « ascétique » que M. Magnette pourfend pourtant, n’est d’ores et déjà plus garantie dans ces territoires prochainement inhabitables à cause de l’élévation constante des températures et des catastrophes climatiques qui en découlent. Il reste bien sûr toujours, même en situation matérielle d’ascèse, des marges d’élévation dans la sphère qualitative spirituelle. La joie d’exister est possible même dans des conditions environnementales extrêmes (désert, montagne, toundra…). C’est même pour faciliter cette recherche que des sages se mettent volontairement en situation d’ascèse. Mais l’ascèse dont nous parlons ici, c’est le jardin d’Eden par rapport aux catastrophes que nous promet déjà l’Anthropocène. Les Pakistanais peuvent bien vivre « la vie large », privilégiant des valeurs postmatérialistes et un mode de vie modéré matériellement, bénéficiant de larges services publics et d’un Etat garant de la minimisation des inégalités sociales, cela leur fait une belle jambe quand un tel pourcentage de leur territoire devient de facto inhabitable, comme les inondations et les canicules des dernières a
années l’ont montré.
Proposer une nouvelle utopie de « la vie large » écosocialiste, comme le fait M. Magnette, est-ce donc compatible avec les faits scientifiques ? Proposer une nouvelle utopie, n’importe laquelle, alors que nous entrons peut-être définitivement dans l’ère des dystopies, est-ce responsable ?
Cela nous amène à un mot qui semble-t-il n’existe pas encore : le Dystopocène (puisque la mode intellectuelle est à la création de mots en -cènes…).
Le Dystopocène pourrait être défini comme l’Âge en philosophie politique où toutes les utopies (communiste, socialiste, écologiste, libérale, sociale-démocrate, chrétienne, décroissante, … et évidemment néolibérale et transhumaniste) sont devenues biophysiquement impossibles. Toutes, sans exception. Seules demeurent possibles les dystopies, c’est-à-dire des configurations sociétales suboptimales par rapport à toutes les utopies précitées. La Politique se résume alors à choisir de plusieurs maux le moindre, à minimiser le mal, et non plus à rechercher le plus grand bien pour le maximum de gens. Pour ceux qui estiment même renoncer à toute politique (ce qui n’est pas mon cas), il ne reste plus qu’à apprendre à flotter dans la tempête, en s’inspirant des apports des stoïciens et des bouddhistes.
Le Dystopocène est un Âge forcément sombre.
Dans un large chapitre, M. Magnette relit Hans Jonas, un philosophe fondamental pour la pensée de l’écologie politique. Jonas répondait au Principe Espérance de Ernst Bloch (communiste) par son Principe Responsabilité. Il estimait que la réalité de notre puissance technologique, à même de provoquer notre propre extinction, soit la fin de l’humanité, signait la fin de toutes les utopies. En conséquence, il fallait se contenter d’un « scepticisme miséricordieux » et non plus d’un « optimisme impitoyable ». Il fallait gouverner selon une « heuristique de la peur » (vis-à-vis de l’enjeu de la poursuite de l’humanité), et tuer définitivement l’espoir des « lendemains qui chantent ». Mais M. Magnette estime que Jonas s’est trompé, avec les écologistes et les décroissants et les collapsologues. Que ça ne fait pas envie donc ça ne fait pas une politique. Que ça n’affecte pas un corps politique. Il veut encore proposer un avenir désirable. Un avenir éco-socialiste. Une nouvelle utopie.
Le hic donc c’est que l’avenir n’est peut-être déjà plus, matériellement, réellement, désirable, dans tous les sens du terme. Disons-le autrement : aucune loi de la physique n’impose, comme dans les films américains, qu’à un moment t du déploiement temporel de l’histoire de la Terre, il existe le moindre scénario futur favorable, sur au moins quelques dimensions significatives, à l’humanité. Peut-être n’y a-t-il, sauf sursaut anthropologique (économie de guerre mondiale pour la métamorphose), plus aucune branche de scénario qui ne soit pas dystopique, en tout ou partie ? Cette spéculation devient plus crédible lorsqu’on la démontre au moyen des connaissances scientifiques actuelles : même si nous faisions cesser immédiatement toutes nos émissions de gaz à effet de serre, le climat mondial continuerait à se dégrader significativement durant de nombreuses décennies à siècles, en fonction des effets (dans l’inconnue de niveau exact des seuils de basculement irréversible, des effets de seuil, au sein de la Biosphère). Ceci, avec ou sans « vie large ». Et les exemples de tels phénomènes irréversibles sont nombreux.
Alors on fait comment pour « affecter un corps électoral » quand on n’a plus rien de désirable à lui proposer, qui ne soit pas un pari irresponsable sur l’avenir, irresponsable car non fondé sur les faits scientifiques ? Certains tentent un compromis avec le réel qui résiste.
Jean-Marc Jancovici rappelle pourtant que l’essentiel de ce que nous appelons « progrès » repose sur l’usage des combustibles fossiles.
Une vie heureuse sans combustibles fossiles a toujours semblé matériellement possible sur Terre (notamment via la décroissance).
Mais nous ne sommes plus sur cette Terre-là. Le climat terrestre a d’ores et déjà changé et nous ne pourrons plus revenir en arrière. Nous ne pouvons plus extraire et encore moins brûler de combustible fossile, dès à présent, à en croire les scientifiques.
Il faudrait donc presque renommer la planète pour expliquer que nous sommes entrés dans l’Anthropocène, et que nous ne vivons plus sur le caillou que nous croyions bien connaître. Le sol sur lequel les châteaux en Espagne de la politique s’édifiaient, les utopies, ce sol là s’est dérobé sous nos pieds. Le décor immuable de la pièce de théâtre politique se fissure, craque de toutes parts, tombe même sur la tête des acteurs politiques. Gaïa s’est réveillée. Nous sommes sur une Terre rebelle. Hans Jonas voulait détruire philosophiquement la notion d’utopie notamment à cause du potentiel de violence et de barbarie qu’elle recèle. A nouveau, si le réel ne cède pas à mon désir et à ma volonté, jusqu’à quelle extrémité n’irais-je pas ? Les exemples des excès tragiques de l’utopie abondent dans l’histoire. Evidemment, ce que propose Hans Jonas, les écologistes éclairés, les décroissants et les collapsologues, c’est moins sexy, c’est moins « désirable ». Mais à jouer avec les illusions des gens, avec « l’espérance de l’utopie », combien de désespérés ne sommes-nous pas en train d’engendrer ?
J’espère -malgré tout je reste humain- tous les jours que je me trompe dans cette analyse, que partagent pourtant nombre d’observateurs avisés. Et que M. Magnette a raison… et qu’un horizon éco-socialiste ou social-écologique (décroissant matériellement, forcément, mais croissant dans la qualité de vie…), soit encore possible biophysiquement… Que nous puissions encore espérer dans l’utopie. Moi aussi, je voudrais croire dans « la vie large », je trouve que ce serait une très belle vie, sur une très belle planète. Mais cette « très belle planète » existe-t-elle encore ?
M’inspirant comme M. Magnette de Machiavel, je me dis même que, peut-être, tactiquement, comme pour les premiers communistes et les premiers socialistes, il faut accepter de « tromper » le peuple avec une illusion, pour favoriser la ruse de l’histoire, et nous mettre dans une trajectoire « moins pire » que toutes les autres. Peut-être faut-il vendre cette « vie large », pour rassembler les forces du bien, en sachant pertinemment bien que la vie sera surtout beaucoup plus matériellement, et peut-être démocratiquement, « étroite » dans le prochain siècle, ou le suivant.
Peut-être que l’horizon de « la vie large » est le dernier moyen de déclencher une politique qui mette en place l’Etat d’Urgence écologique (cf. mon premier essai avec Thibault de La Motte) et l’Etat-Résilience dont, quel que soit le scénario futur, nous aurons de toute façon besoin, pour « minimiser le mal ». L’Etat d’Urgence écologique, démocratique, et l’Etat-Résilience, tout aussi démocratique, c’est peut-être la dernière manière de répondre rationnellement à l’Anthropocène, via une « économie de guerre ». Cette nouvelle « vie étroite » que le réel qui résiste va nous imposer, est le fruit pourri du productivisme du libéralisme, du socialisme et du communisme historiques. C’est nous qui avons déclenché cette guerre et qui sommes en train de la perdre.
Peut-être ne faut-il pas alors dévoiler la terrible réalité politique d’un horizon définitivement dystopique trop vite ? Pour ne pas nourrir le désespoir, le populisme, les bas instincts, la bête immonde, la barbarie, et favoriser, tant que faire se peut, le déclin le plus pacifique et le plus démocratique possible ? Ou est-ce l’inverse, à trop espérer dans l’illusion, on s’assure la violence du désespoir ?
« Calmez-vous, il reste assez de canots pour tout le monde » permet de sauver plus de passagers que « au secours, il n’y a plus assez de canots pour tout le monde ! ». Ça se discute.
Mais même ces hypothèses instrumentales me semblent caduques.
Je crois plutôt qu’on veut rester sur le pont de 1e classe, au son des violons, le plus longtemps possible, à boire du champagne. Que dure, encore un peu, s’il vous plaît, le rêve étoilé. Je crois plutôt que face à une « fenêtre d’Overton écologique » qui ne laisse plus passer aucun rayon d’utopie radieuse, certains politiques ont décidé de faire un trou dans le mur, espérant y forcer le passage de la lumière. Mais on ne peut pas percer le mur du réel.
Quoiqu’il en soit, cet essai de Paul Magnette signe une nette évolution dans la pensée socialiste, qu’il faut saluer. Mais le doute demeure sur l’utopisme.
Voilà en tout cas qui expliquerait le plus grand déni et la plus grande inertie de toute l’histoire. Comme un des traîtres du premier opus des film Matrix, on préfère fermer les yeux et continuer comme avant car il vaut mieux vivre encore un peu dans ce rêve douillet mais illusoire que se réveiller en plein cauchemar. J’espère me tromper, vraiment. Il n’est jamais agréable de faire partie de ceux qui brisent les rêves d’autrui, même quand ils sont illusoires.
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