« Je viens de compter. En dix ans, j’aurai dormi à quarante-quatre endroits différents… », par Emmanuel Rousseaux

Vue d’ensemble de la cité ancienne de Oualata, avec en contrebas le quartier reconstruit de la mosquée – photo 2014

[Récits sur Manières d’Habiter en Mauritanie, 1988 à 1999] 

Je viens de compter. En dix ans j’aurai dormi à quarante-quatre endroits différents. C’est peut être normal dans un pays à très forte culture nomade, étendu comme deux fois la France.

Nomade, car c’est la culture dominante, même si le pays est aujourd’hui très largement sédentarisé et urbanisé. Il y a les Maures – Beïdane -, et les Peuhls – Fulbe ou Pullo – semi-nomades et traditionnellement éleveurs de bovins.

Parmi ces différents endroits, j’ai dormi en villes et dans la capitale en particulier, mais aussi sous la tente, ou à cheval en-dedans et en-dehors d’une maison, au bord de la route ou dans des maison anciennes des quatre cités antiques caravanières [Ouadane, Chinguetti, Tichitt et Oualata], ou encore sur l’immense plage qui fait face à l’Océan…. Quarante-quatre fois, cela représente beaucoup de situations différentes.

Cette fois-là, j’étais à Oualata [photo ci-dessus] accompagnant le directeur de la FNSVA pour la supervision de l’opération de reconstruction du quartier de la mosquée ancienne. À cette occasion, nous étions hébergés dans la maison du préfet, comme il se doit d’une visite officielle. C’était une mission d’urgence qui faisait suite à de très fortes pluies, allant jusqu’à 400 mm tombés en une seule fois, causant des dégâts considérables et catastrophiques pour toute la cité ancienne. Les habitations sont construites en maçonnerie de pierres ourdées de banco. Elles étaient donc très vulnérables à l’eau. Le chantier de reconstruction de la mosquée, en cours de travaux, avait été traversé de part et d’autre par un torrent d’eau, creusant un sillon profond de plusieurs mètres dans le sable. Il occasionna l’écroulement d’une partie des ouvrages réalisés. Nous étions en période d’hivernage, c’est-à-dire à la saison des pluies, où l’air est particulièrement chaud et humide. Chaud voulait dire 45°c à l’ombre, avec la chaleur persistante la nuit. De surcroit, il y avait une légère poussière en suspension, qui rendait l’atmosphère encore plus insupportable.

Pour Ethmane, il n’était pas question de dormir dans une pièce fermée à l’intérieur de la maison de notre hôte. C’est pourquoi nous nous étions installés dehors. Nous nous étions couchés à la perpendiculaire de la terrasse de la véranda extérieure, la moitié supérieure du corps recouverte par le toit, et l’autre partie à ciel ouvert. Pour nous protéger partiellement de la poussière, chacun de nous s’était enveloppé jusqu’à la tête dans un drap-housse. Il se trouvait y avoir une pluie fine de mousson, qui était mélangée à la légère poussière du sable. Ethmane me confia un peu sarcastique et moqueur, que nos hôtes, le Préfet et sa famille, appartenaient vraiment à la catégorie des « gens des murs », pour préférer s’enfermer à l’intérieur de la maison. Cela lui paraissait insupportable. Comment pouvaient-ils s’enfermer entre quatre murs, qui plus est avec une telle chaleur, comme dans la pire des prisons. Le préfet appartenait à la communauté Soninke, c’est-à-dire qu’il était originellement d’une culture sédentaire et issu de population d’agriculteurs plus au sud du pays. Ce n’était pas le cas d’Ethmane qui se rattachait plutôt au groupe des beni Hassan, descendants d’anciens nomades guerriers du désert. Côté cour, où nous étions couchés tous les deux, ce ne fut pas du tout idyllique non plus. Un petit miracle fut que je pus m’endormir un peu près normalement. Jusqu’au petit matin où nous nous retrouvâmes le visage visqueux et recouvert de poussière. Ethmane pu faire ses ablutions complètes pour la prière. Le rituel incluait le creux des oreilles, les orifices du nez, les cheveux et tout le reste. Moi, j’eus beaucoup plus de mal.

Ce fut l’occasion pour moi d’expérimenter concrètement cette différence entre des cultures et des manières d’habiter nomade et sédentaire. Oualata se distinguait des trois autres anciennes cités caravanières en ce sens où la tradition d’une culture sédentaire y était particulièrement ancienne et développée chez ses habitants. Là aussi, c’est Ethmane qui me l’expliqua à sa manière, en m’indiquant que les habitants craignaient beaucoup de sortir de la cité et de s’y éloigner, et encore plus la nuit tombée. Ils étaient un peu comme leurs troupeaux de vaches qui revenaient automatiquement au bercail le soir venu, pour se mettre à l’abri dans la ville. On raconte d’ailleurs qu’il fut un temps où les collines rocheuses avoisinantes pullulaient de lions. A l’inverse, les nomades alentours ne manquaient pas les occasions de mener des incursions, même risquées, et ne supportaient pas de rester trop longtemps en ville. Certaines tribus nomades restaient à la périphérie et continuaient à habiter sous la tente, au point de ne pouvoir s’intégrer complètement à la vie de la cité.

J’eus aussi l’occasion, plusieurs fois, de dormir dans la voiture en cours de route, ou de bivouaquer. Ce fut conjoncturel, lors de nombreux longs déplacements individuels. L’impression y fut à chaque fois forte, car l’expérience solitaire de se retrouver ainsi immergé dans ces immenses espaces du désert fut quelque chose de très exaltant et même de fortifiant. Je dois dire que pour moi, ce furent des expériences les plus apaisantes et inspirantes, comme si l’esprit s’y trouvait entièrement libéré. Je n’y ai jamais ressenti le moindre sentiment de peur, ni d’inquiétude, tout au contraire.

Cette fois-ci, à Nouakchott, j’ai habité successivement plusieurs « villas ». Soit dans quatre logements différents,  dans des petits appartements regroupés par quatre dans une même maison, ou dans des maisons individuelles.

La dénomination importée de « villa » est complètement intégrée au langage courant des Mauritaniens pour désigner une maison d’habitation individuelle, comme il se disait « boutique » pour désigner un petit magasin de quartier, typique de la culture commerçante bédouine. Habiter une villa est plutôt réservé à la petite minorité de gens les plus aisés, et aussi aux expatriés, essentiellement occidentaux. Celle que j’avais occupée en dernier s’appelait « Villa îlot C ». Elle était composée d’un plan quasiment carré, sur deux niveaux avec les chambres à l’étage. Elle comportait un espace de cour tout autour, avec quelques plantations qu’un gardien arrosait chaque matin. En son centre, il y avait une petite plateforme sous forme de terrasse carrée et carrelée. J’y avais dressé une tente maure traditionnelle, constituée d’une toile d’environ cinq mètres sur cinq, avec quelques matelas en mousse disposés en-dessous pour s’y installer. Le lieu était divinement agréable et aussi très pratique. C’était un endroit d’accueil idéal pour les hôtes, pour lire, pour boire le thé ou le café, pour se réunir en petit groupe, pour déjeuner, pour faire la sieste, pour passer une soirée joyeuse entre amis…

Je pense à une autre « villa » plus simple, que j’avais louée meublée à un ami mauritanien d’Ethmane. Celle-ci était disposée sur un seul niveau avec un jardin rachitique et desséché autour, clôturée et équipée d’un garage fermé et séparé donnant sur la rue. Cette maison, située dans le quartier « chic » de Tavraghzeina,  comme la précédente m’avait toujours paru avoir quelque chose de problématique. Elle était à cheval entre une conception occidentale et traditionnelle. Elle se voulait moderne dans sa forme,  mais intégrait des éléments de mode de vie local. Une contradiction principale provenait de cette opposition entre le dehors et le dedans qui paraissait insoluble. À Nouakchott, la chaleur, la lumière éblouissante et agressive du jour, la très fine poussière en suspension omniprésente, avec des épisodes violents de vent de sable, imposaient de pouvoir s’enfermer de manière étanche à l’intérieur, pour se protéger de l’ambiance extérieure. Il en découlait une façade à l’aspect très fermé avec de très petites ouvertures barreaudées. Cette configuration s’opposait à la tendance naturelle des modes de vie locaux qui étaient plutôt celle de vivre à l’extérieur. Le modèle de la maison à patio, pratiqué rarement ici ou là dans la ville, n’était pas repris en Mauritanie. Elle ne convenait pas, car il présentait le double inconvénient d’ouvrir le cœur de la maison à la poussière de sable et de permettre l’intrusion des voleurs.

Cette contradiction était en partie compensée par des pièces intérieures qui paraissaient surdimensionnées : hauteur sous plafond surélevé jusqu’à trois mètres, couloirs larges, pièces et salons immenses. Comme s’il s’agissait de faire rentrer à l’intérieur, les grands espaces extérieurs. Ainsi se posait la question d’une nouvelle manière d’habiter pour une partie importante de la population passée brusquement d’un état de nomade, à une sédentarisation urbaine et forcée, en l’espace d’à peine une ou deux générations maximum.

Un autre endroit improbable où il me fut donné de passer la nuit, fut chez une jeune amie qui habitait alors dans un quartier périphérique de Nouakchott. C’était dans une zone de constructions très « informelles », mi-bidonville, mi « en dur »,  dans une « chambre » qu’elle louait et partageait avec une autre amie. Dois-je le raconter, mais ce fut pour moi une expérience très marquante. Comme toute les histoires de ces dix années passées en Mauritanie, il y a une façon de décrire les choses avec une certaine distance, en tant qu’observateur, certains diront même, en tant qu’observateur-participant, à la façon d’une démarche d’anthropologue. Mais dans la réalité, je faisais entièrement parti du décor et j’étais complètement immergé dans l’action. En l’occurrence, dans cette histoire, mon attention était intégralement concentrée sur l’idylle que je vivais alors. C’est seulement avec le temps, en désenfouissant les souvenirs, que je me remémore le cadre dans lequel j’étais plongé.

C’était la nuit venue que je me rendais à mon rendez-vous pour y rencontrer cette amie et y passer la nuit. Pour y arriver en voiture, il fallait suivre un cheminement labyrinthique et chaotique. Le réseau de voies se frayait des passages dans des amas de constructions en bric-à-brac, très précaires. L’on devinait qu’il s’y déroulait une vie très active, malgré l’obscurité de la nuit. Certains abris étaient en partie constitués de toiles tendues pour former des écrans. Dans cette pénombre apparaissaient à des intervalles d’espaces fréquents, les lueurs des écrans cathodiques bleutés des téléviseurs allumés, qui transparaissaient à travers les voiles. Alors qu’il n’y avait quasiment pas d’autre source lumineuse électrique, à part quelques rares ampoules suspendues ici ou là, il y avait là comme une ambiance d’extra-terrestres. Après avoir garé ma voiture dans un petit espace d’une placette difforme, je me rendais à pied vers la silhouette d’une minuscule habitation constituée d’une simple et unique case rectangulaire. Elle était très petite, d’environ deux mètres sur quatre, construite par un empilement de parpaings de béton, sommairement enduite et recouverte d’une tôle ondulée. La seule ouverture était une porte, elle-même en tôle ondulée fixée sur un cadre en bois, fermant à clé par un verrou cadenassé, pour que les quelques affaires personnelles soient à l’abri et en sécurité. Elle était implantée sur une minuscule parcelle à peine clôturée par un mélange de branchages et de plaques, au milieu d’autres constructions du même type autour, disposées de manière anarchique et désordonnée.

Bidonville « semi-dur » et déjà ordonné, à Nouakchott

Mon amie partageait ce lieu avec une autre amie, dans cet espace très exigu et sauvage. Je dis sauvage, car il s’agissait de mon ressenti d’alors. Ici régnait un sentiment de précarité et d’insécurité extrême, dans un contexte de survie des habitants, qui y vivaient au jour le jour. Cet abri était un lieu de vie passager, où cette amie pouvait passer la nuit, ou du moins, avoir un lieu où dormir dans une sécurité très relative. Le jour, elle pouvait se mettre dehors, dans un petit espace connexe de cour extérieur, en y étalant une natte au sol, pour y recevoir des hôtes ou vaquer à d’autres activités. À considérer les choses aujourd’hui, et ayant gardé le contact avec cette amie, qui d’ailleurs est venue vivre en France depuis, les choses ne paraissaient pas si extraordinaires pour le plus grand nombre des habitants. Les bidonvilles constituaient un passage obligé des populations jetées en masse dans les villes, amplifié par les effets climatiques de la sécheresse, et dans la capitale en particulier, qui s’est mise à croitre de façon très accélérée et incontrôlée. En l’espace de quelques décennies seulement, le pays entier a basculé d’un état de nomades à sédentaires. Et ce n’est pas fini.

J’eus à passer d’autres nuits dans des habitations plus conventionnelles, hébergé par des amis européens, dans des villas confortables et climatisées, avec un jardin soigneusement entretenu et arrosé par un personnel dédié. Mais surtout, une différence majeure d’habiter entre Mauritaniens et Européens, était la façon communautaire de vivre sous un même toit. Les occupants d’une même habitation associaient plusieurs membres de la famille y compris le cousinage, ou une parentèle intergénérationnelle, ou des amis et des hôtes de passage. Les pièces et les salons intégraient plusieurs fonctions et permettaient différents usages d’un même espace, successivement d’accueil ou de couchage par exemple.  Quant à moi,  j’eus à habiter tout seul dans un logement ou une villa, ce qui apparaissait aux gens comme une anomalie, sinon le signe d’une pathologie sociale et psychologique. Mais les Mauritaniens savaient bien que cette manière particulière d’habiter était celle des « toubabs », quelque chose d’à part et même d’un peu prestigieux. Certains aspiraient à pouvoir s’isoler comme nous, de temps en temps, suivant un modèle de plus en plus prégnant, fortement individualiste et matérialiste, importé du monde occidental…

…/…

Oualata : lutte contre l’ensablement, pépinière d’arbres et projet de ceinture verte – 1994

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4 réponses à “« Je viens de compter. En dix ans, j’aurai dormi à quarante-quatre endroits différents… », par Emmanuel Rousseaux”

  1. Avatar de Hervey

    Festival nomade : La cure salée, plus flamboyant et plus joyeux que … le bidon ville.

    https://www.youtube.com/watch?v=9_JHuBC3M3s

    mais … Heureux qui comme Emmanuel …

    1. Avatar de Emmanuel
      Emmanuel

      « Heureux qui comme Ulysse… ». Oui, merci @Hervey. Belle source d’inspiration ! Dix ans aussi…et un héros complexe …

  2. Avatar de torpedo
    torpedo

    Heureux le berger de dormir,
    Sans besoin de compter ses brebis,
    Ni les abris de ses nuits,
    A ne vouloir que deux endroits ou s’étendre,
    Le sol et les bras de son aimée.

    Eric.

    1. Avatar de Thomas Jeanson
      Thomas Jeanson

      « My lungs taste the air of Time
      Blown past falling sands…. »

      Gurney Halleck

      Merci à Emmanuel de partager
      cette réalité et son regard sur elle.

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