Sur la question des intellectuels, il me semble que les contextes historiques sont si différents entre 45-70, 70-90, et après, que on parle de choses et de gens qui n’ont pas les mêmes fonctions. Quelques réflexions.
Je prends en main un livre de Nathalie Sarraute, « Enfance ». La quatrième de couverture est… vierge. Seul le sigle « nrf » (de Gallimard) au milieu d’un cadre orne cette page. Hors cadre, on lit une date, un numéro sans lien, le code ISBN, et le prix (75ff, soit 11 euros). Nous sommes en 1983.
Dans le livre, une lectrice antérieure a glissé une page du monde, rubrique « Culture », sur la disparition de Nathalie Sarraute. Nous sommes en 1999, nous avons droit à une grande photo, et à un large cadre « Verbatim »; l’article principal ne ferait pas trois colonnes du journal. Au dos de cette page, une large rubrique Météo, une large rubrique « Jardin » (!) et une rubrique de jeux dont celle concernant le bridge.
Deux images qui me portent dans un temps qui n’est pas le nôtre.
Au temps d’après-guerre, nous (nos parents) n’étions pas fiers de nous, nous exaltions les résistants et vilipendions les collabos, pour laver notre honte. Les intellectuels étaient avant tout des moralistes. Ils furent écoutés, enseignés, étudiés durant 30 ans. Mais à une frange restreinte de la population. Puis ce fut la rupture historique de mai 1968 : les jeunes, les travailleurs voulaient autre chose. Même si Sartre « monta sur les barricades » en mai ’68, il fut rapidement oublié. Outre le « nouveau roman », il y eut l’anti-psychiatrie, le féminisme, la déconstruction : une génération d’intellectuelles &-els moins conformistes, liés de manière plus lâche avec les universités (parfois plus étudiés à l’étranger). Derrida, Foucault, Deleuze et Guattari nous ont interpellé mais ne furent pas des chefs de file. Bourdieu, strict universitaire, eut peut être davantage de disciples. Le mouvement féministe fut le plus fécond, mais pour une moitié de société seulement ! Le contexte ne voulait plus de « grands intellectuels » mais de grands perturbateurs (?). Mais, tous comptes faits, ces intellectuels s’engagèrent peut-être plus politiquement, même en politique intérieure (au-delà de la question algérienne ou palestinienne).
Pendant ce temps, je crois que se produisit une profonde démocratisation intellectuelle : le bac fut proposé à tous, l’université s’ouvrit largement, il y eut des émissions sérieuses (Pivot, les Dossiers de l’Ecran) à la TV… pourtant centrée sur le divertissement.
Et ainsi vint la nouvelle période, celle des intellectuels médiatiques. Cela répond d’abord à un besoin des médias : aller plus loin que la simple dépêche, faire des images qui ne soient pas des reportages, et pourtant parler et expliquer au public « de masse ». On ne demande pas une réflexion en cours, mais un expert « qui a quelque chose à dire ». En fait, Paul Jorion survient dans ce contexte en 2007-2008, comme « celui qui a annoncé la crise des Subprimes », titre qui lui restera près de 10 ans. Cela culminera avec le livre « Le dernier qui s’en va éteint la lumière » qui annonce à sa manière l’effondrement… et puis cela s’éteindra ! Car Paul a changé de sujet, de thématique et cela ne répond plus à l’attente médiatique. Il avait publié des livres auparavant, il en a publié par après : les médias ne s’y arrêtent pas. Autre remarque : Paul Jorion est un « esprit fort », perturbateur à sa manière ; il n’a pas de carrière centrée sur l’université, et il n’a pas de « disciples ».
Par contre, il n’a pas été « entarté » comme le furent quelques intellectuels « tarte à la crème » qui se répandaient partout, même dans la bêtise (BHL, évidemment).
Pascal Delvigne (la collapsologie) et Jean-Marc Jancovici, à titre de pur exemple (et Latour, et Stengers, etc.) sont des intellectuels comparables à Paul Jorion pour l’approche novatrice, interpellante et pourtant fondée techniquement ; bien sûr, ils n’ont aucune proximité intellectuelle. Et heureusement qu’il y eut les blogs pour que ces intellectuels puissent nous atteindre ! Malgré le désamour des médias !
Mais récemment le contexte a encore évolué, avec les réseaux sociaux. Ce sont d’abord les mass-médias qui souffrent, qui courent après le public. Ce sont les éditeurs également : les revues intellectuelles ont quasiment disparu, les 4e de couverture doivent être racoleuses, etc. Et l’espace public se déplace avec des segments d’âge et de scolarité: les blogs meurent, et les autres réseaux vieillissent, et les vieux décrochent et reprennent un vieux livre.
Pendant ce temps, les médias dévorent et épuisent des « experts d’occasion » qui font avant tout de la rassurance dans notre période de questionnements cruciaux (pandémie, guerre, énergie), ils surfent sur les clivages sans éclairer grand chose, ils ont une fonction minuscule.
J’arrête ici, avec ce mot qui m’est venu de « espace public ». L’espace public a évolué, il s’est morcelé, il s’est élagué et s’est multiplié. Il n’y a plus de fonction « d’intellectuel » au sens que nous avons connu qui puisse être exercée aujourd’hui. Même si le besoin de « penseurs » se fait ressentir.
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