Je connais la thèse selon laquelle les propositions auto-référentes formulées en langage naturel ne seraient pas nécessairement « pathologiques » (contrairement à l’assertion du paradoxe du menteur par exemple), mais je n’ai aucun exemple de telles propositions. Je précise ici les exigences que je mets dans cette absence de « pathologie ».
Par exemple, il n’est pas contestable que l’assertion auto-référente : « la présente phrase est formée de 46 caractères » est vraie, chaque espace étant compté pour un caractère.
Le sens de cette phrase Phi peut s’écrire symboliquement Nbcar(Script(Phi))=46, où Nbcar désigne la fonction « Nombre de caractères de », et où Script désigne la fonction « Forme écrite de ».
Cependant, la valeur de vérité de cette phrase est totalement contingente. Plus précisément, la portée sémantique de cette assertion est strictement bornée par la nature purement arbitraire du choix de la fonction de codage « Script » utilisée pour l’exprimer, et totalement dépendante de ce choix arbitraire. Ainsi, l’assertion : « la présente phrase est constituée de 46 caractères », bien qu’ayant exactement le même sens que la précédente, à savoir Nbcar(Script(Phi))=46, est fausse. Pour moi, cette phrase est donc « pathologique ».
Dans l’analyse de la démonstration de Gödel, il y a un point sur lequel je suis en plein accord avec Jean-Yves Girard (auteur de « Le théorème de Gödel ») et en désaccord avec Peter Smith (auteur de « Gödel Without (Too Many) Tears »), à savoir que cette démonstration suit le schéma logique du paradoxe de Richard, et non pas le simple schéma du paradoxe du menteur.
Pour rappel, le paradoxe de Richard se construit comme suit :
Supposons que les propriétés connues des nombres entiers soient recensées, puis formulées dans un langage naturel, en français par exemple. Cette opération conduit à une liste d’énoncés tels que : « être un nombre premier », « être la somme de deux nombres premiers », « être un carré », « être la somme de deux carrés », etc.
Supposons que les énoncés de cette liste soient ensuite classés par ordre alphabétique croissant, puis numérotés, du premier au dernier (pour autant qu’il y en ait un !), par ordre numérique également croissant.
Dans la liste ordonnée qui en résulte, chaque numéro d’énoncé se trouvera bien sûr soit posséder la propriété identifiée par l’énoncé correspondant, soit ne pas la posséder.
Par exemple si l’énoncé numéro 5 concerne la propriété « être la somme de deux nombres premiers », et plus généralement si le numéro de l’énoncé possède la propriété identifiée par celui-ci, le nombre représenté par ce numéro sera dit « compatible ». Si en revanche l’énoncé numéro 8 concerne la propriété « être un carré », et plus généralement si le numéro de l’énoncé ne possède pas la propriété identifiée par celui-ci, le nombre représenté par ce numéro sera dit « incompatible ».
Dans ces conditions, la question paradoxale est celle de savoir si le nombre représentant le numéro de l’énoncé relatif à la propriété « être incompatible » est compatible ou incompatible. En effet, pour qu’un tel nombre puisse être considéré comme compatible, il faudrait que l’énoncé auquel il renvoie porte sur la propriété « être compatible », ce qui n’est justement pas le cas puisque la question concerne l’énoncé qui définit la propriété « être incompatible ». Mais pour qu’un tel nombre puisse être considéré comme incompatible, il faudrait que l’énoncé auquel il renvoie porte sur la propriété inverse, à savoir « être compatible », ce qui n’est toujours pas le cas non plus puisque la question concerne, comme rappelé précédemment, l’énoncé qui définit la propriété « être incompatible ».
En réalité, l’énoncé de ce paradoxe présente 4 points critiques : (i) d’abord, l’incompatibilité n’est pas une propriété arithmétique associée aux nombres entiers, mais une propriété méta-arithmétique ; (ii) comme cette propriété d’incompatibilité n’appartient donc pas originellement à la liste des propriétés arithmétiques des entiers, il faut la « rentrer en force a posteriori » dans l’ensemble des propriétés arithmétiques ; (iii) la définition et l’utilisation de cette méta-propriété imposent le recours à des opérations dont le choix est totalement arbitraire, notamment le choix d’une langue pour énoncer les propriétés arithmétiques, le type d’ordre utilisé pour classer ces énoncés, et les mesures prises pour assimiler cette propriété méta-arithmétique à une propriété arithmétique ; (iv) enfin, il n’existe aucune procédure accessible qui permettrait de vérifier directement, c’est-à-dire en s’affranchissant du cadre de ces choix totalement arbitraires et de leurs conséquences, si la propriété d’incompatibilité est, ou non, de nature incompatible, ce qui semble d’ailleurs être le nœud principal de ce paradoxe.
Or, ces 4 points critiques se retrouvent à l’identique dans la démonstration du théorème d’incomplétude. En effet, (i) la démontrabilité d’une proposition n’est pas une propriété arithmétique mais une propriété méta-arithmétique ; (ii) le sens méta-arithmétique de cette propriété doit être « rentré en force » dans le cadre de l’arithmétique, objectif atteint par Gödel au moyen d’un système de codage/numération ; (iii) le système de codage/numération choisi par Gödel est totalement arbitraire, comme le serait bien sûr aussi le choix de n’importe quel autre système ; et (iv) il n’existe aucun moyen de vérifier directement, c’est-à-dire en s’affranchissant du caractère arbitraire du choix de ce système de codage/numération, si la formule G de Gödel est, ou non, démontrable puisqu’elle n’a pas d’autre objet qu’elle-même.
En conséquence, rien ne permet notamment d’exclure l’existence, au sein de l’ensemble a priori non borné de systèmes de codage/numération possibles, d’un système de codage dans lequel la valeur numérique que prend le nombre de Gödel de la formule G (qui affirme sa propre indémontrabilité dans le système de codage spécifiquement choisi par Gödel), signifierait au contraire « La présente formule est démontrable ». De plus, non seulement tous les systèmes de codage possibles sont tout à fait arbitraires, mais ils sont aussi totalement extrinsèques à l’arithmétique. Il est donc impossible de justifier, au sein de l’arithmétique, le choix arbitraire de l’un quelconque de ces systèmes de codage/numération, et d’affirmer qu’il serait le seul à pouvoir offrir « la » véritable interprétation méta-arithmétique de la valeur que prend le nombre de Gödel de la formule G supposée affirmer sa propre indémontrabilité. En d’autres termes, rien n’assure que le repli et le confinement forcé d’un raisonnement méta-arithmétique au sein de l’arithmétique, de surcroît au moyen de conventions arbitraires et extrinsèques à l’arithmétique, puissent conserver intact le sens attribué à ce raisonnement en dehors de l’arithmétique.
Bien cordialement.
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