Conclusion
Ce que j’ai essayé de faire dans Le dernier qui s’en va éteint la lumière, c’est offrir une description réaliste et véridique de notre sort comme étant le moyen qui nous permettra d’abord de sortir notre espèce de la dépression chronique dans laquelle elle est tombée aussitôt qu’elle a pleinement pris conscience que chaque individu humain ne vit qu’un temps, et de renverser ensuite la tendance qui nous conduit, si nous ne réagissons pas avec la plus extrême vigueur, droit vers l’extinction.
Le pari fait ici – sans grand enjeu bien entendu si personne ne me lit ou ne prête attention à ce qu’il lit –, c’est que le tournant décisif pour notre espèce ne pourra être négocié victorieusement que si le genre humain atteint d’abord l’âge adulte, l’âge « positif » qu’appelait de ses vœux Auguste Comte. Et ceci signifie examiner le problème de l’extinction menaçante dans les termes où il se pose véritablement, en lui retirant toutes les fioritures, les embellissements, les festons et les astragales, dont nos aïeux se sont cru obligés de charger la question pour éviter d’examiner la réalité sous une lumière jugée trop crue : tous les « Dieu a créé tout ce que nous apercevons autour de nous, nous-mêmes y compris, et continue de veiller sur l’ensemble », « l’homme est rationnel et sa volonté lui permet de réaliser ses intentions », « l’espérance, ça marche ! », « la technologie, la nôtre ou celle d’extra-terrestres bienveillants, semblable à Zorro, nous sauvera in extremis », et ainsi de suite. Tout cela ne nous tirera pas d’affaire : le temps est venu pour la lucidité de prendre le relais.
Le livre étant sur le point de se clore, le portrait achevé est celui que l’un de mes lecteurs brossait ainsi :
« Nous ne savons pas intégrer notre mortalité. Nous ne nous connaissons pas, conscience et volonté sont des reflets déformants de nous-mêmes. Nous sommes des marionnettes que dirigent nos désirs, nos pulsions, nos instincts (sexuel, reproductif, etc.) bien plus que nos acquis culturels. Le langage (intime ou interpersonnel) est un artefact qui renforce l’illusion de notre volonté, un paravent derrière lequel nous cachons nos faiblesses, nos fautes, et qui nous masque la réalité. »
Et je lui répondais : « Oui, c’est exactement cela ! À ceci près que je n’y vois rien, comme vous pensez nécessaire de conclure, « d’abyssal, de misanthrope ou d’exagérément plaintif » », parce que selon moi si l’inventaire des moyens dont nous disposons est biaisé et si l’évaluation que nous faisons ensuite de l’usage que nous pouvons en faire n’est pas réaliste, notre pari est perdu d’avance. Il est indispensable que nous sachions de combien de divisions nous disposons et dans quel état de marche. »
Toute déviation d’un tel programme est vouée à l’échec. Pensons par exemple à Servigne & Stevens qui décrivent une évolution séculaire dans la prédation que nous exerçons sur la planète et où une dégradation irréversible s’est amorcée plusieurs siècles avant nous, pour affirmer ensuite : « Retroussons nos manches ! ». La contradiction perçue entre le sous-entendu qu’il est beaucoup trop tard, et l’affirmation qu’il est encore bien temps, est alors démobilisante. Un autre exemple, l’encyclique Laudato si’ qui exprime une vérité sidérante par son irréfutabilité : que seul l’amour peut nous sauver, mais celle-ci perd de son caractère percutant du fait qu’elle est enrobée de manière infantilisante dans un conte de fées venu du fond des âges ignorant délibérément la voie de la description réaliste et véridique. La générosité débordante ne parvient pas à pallier le manque criant de lucidité.
Ceci étant dit, s’il devait se vérifier que nous préférerons disparaître plutôt que de cesser de croire au Père Noël, je n’en serais pas autrement surpris, j’aurais simplement fait ce qui est le devoir de tout représentant d’une espèce en voie de disparition : prôner ce qui m’apparaît comme la seule voie à suivre pour prévenir son extinction. Tenter de réveiller le plus grand nombre de consciences, dire : « Voilà qui nous sommes – sans fard, voulons-nous faire ce qui nous semble juste pour prévenir l’extinction de notre espèce laquelle, si nous ne faisons rien pour l’empêcher, est de l’ordre de la certitude absolue ? »
On pourrait rétorquer : « Quelle importance que ce soit un robot plutôt qu’un être humain qui lise Aristote ou Shakespeare dans deux cents ans et qui soit ému lui aussi par le génie de ces deux auteurs ? Robots ou humains, la chose est indifférente : ils sont au même titre nos enfants ! ». C’est vrai : l’élan débordant de cette vitalité que nous admirons dans le biologique se sera perpétué par d’autres moyens. Il sera sans doute fondé dorénavant sur du métal, du plastique et de la fibre de carbone ou de verre, plutôt que de l’os, de la chair et du sang, mais au nom de quel principe mal défini considérer qu’une telle différence est cruciale ?
Cela dit, notre espèce est la nôtre, et quitte à verser dans un sentimentalisme d’espèce imbécile, pourquoi ne pas espérer qu’elle survive, et tant qu’à faire, et pour changer un peu, dans un bonheur moins chichement obtenu et plus généreusement partagé ?
Ne serait-ce pas formidable après tout que nous fassions la preuve que nous pouvons véritablement modifier notre destin, non pas en créant des machines – puisque cela, nous sommes experts à le faire : c’est le bon côté du caractère opportuniste de l’espèce à laquelle nous appartenons – mais que nous puissions le faire pour son bien ? Ce serait splendide, bien sûr, et ce serait aussi une grande première puisque cela ne s’est malheureusement encore jamais produit.
Si j’échoue ici : si je convaincs seulement ma lectrice ou mon lecteur que l’aventure est terminée, j’espère lui avoir au moins apporté au passage la consolation : avoir rassemblé des éléments qui lui auront permis, à titre personnel, de faire le deuil de l’espèce humaine, une aventure qui, quoi qu’on en pense au bilan, aura marqué l’histoire de l’univers. Il y a tant de planètes en effet où il ne se passe rien de fort intéressant.
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