« Thought as word dynamics », un commentaire de Paul Jorion sur « Words in the brain’s language » par Friedemann Pulvermüller
Behavioral and Brain Sciences, Volume 22, Issue 2, April 1999, pp. 253 – 279
DOI: https://doi.org/10.1017/S0140525X9900182X
Sommaire :
Un modèle hébbien de production de la parole ouvre un certain nombre de voies. Un schéma interlinguistique de relations fonctionnelles (inspiré d’Aristote) évite les distractions liées aux distinctions des « parties du discours », tout en comblant le fossé entre les mots de « contenu » et de « structure ». Un modèle de gradient identifie les dynamiques émotionnelles et rationnelles et montre la production de la parole comme un processus où l’insatisfaction du locuteur est minimisée.
La pensée comme dynamique de mots
L’article de Pulvermüller montre la puissance d’une approche hébbienne de la dynamique des mots. Premièrement, il rend compte de manière associationniste de la génération de phrases, où l’histoire antérieure d’un sujet parlant fournit le modèle pour les connexions ultérieures entre les concepts. Deuxièmement, grâce au mécanisme d’activation pondérée, une lumière originale est apportée sur la notion de signification. En effet, contrairement à la vision classique où la signification globale d’une phrase résulte d’un traitement sériel des mots qui la composent, dans le cadre hébbien, la signification d’une phrase est un ensemble global tridimensionnel de significations atomiques entremêlées fournies par les mots (le concept rappelle la notion scolastique de complexe significabile où les mots combinés évoquent un « état de choses » – voir Jorion 1997b). Une telle approche est proche de ce que la sémantique de langues comme le chinois impose au linguiste et souligne combien nos réflexions présentes dérivent souvent de la familiarité avec une seule langue indo-européenne.
Pulvermüller renoue avec l’approche « subsumptive » (voir Hogan 1998) du langage d’Aristote. Chez le philosophe grec, par étapes de signification sémantique croissante, les concepts sont d’abord associés par paires (pour constituer des propositions atomiques, puis moléculaires), sont ensuite composés en raisonnements (de nature syllogistique), et enfin concaténés en discours à part entière (voir Jorion 1996). Dans l’approche d’Aristote, notre distinction moderne des « parties du discours » est superficielle et sans conséquence fonctionnelle.
La dichotomie élémentaire de Pulvermüller entre « concret » et « abstrait » peut être utilement comblée en distinguant un ensemble de relations fonctionnelles ayant une validité interlinguistique. Celles-ci couvrent, premièrement, les relations entre les mots et le monde empirique, deuxièmement, entre les mots eux-mêmes, et troisièmement, entre l’univers des mots et la personne du sujet parlant. Voici un bref exposé de ces fonctions aristotéliciennes :
1) le monstratif, comme dans » ceci… « , » je… » (les shifters de Jakobson), établissant une relation directe entre les mots et les choses du monde empirique,
2) l’anaphorique, reliant un ou plusieurs mots à un ou plusieurs autres, préalablement énoncés : « lequel… », « comme mentionné précédemment… », « machin-chose », etc,
3) les catégorèmes, c’est-à-dire les collectifs universels, « mammifères », « personnes d’humeur aimable », qui abstraient des collections du monde empirique en concepts,
4) les déterminants (nos adjectifs, verbes, adverbes) – englobant les « modificateurs » chinois (« blanc », « à Santa Monica ») et les marqueurs d’appartenance (« le X du bateau », « elle »), restreignant les universels à une ou plusieurs instances spécifiques,
5) les syncatégorèmes : il s’agit de la copule, des connecteurs associatifs et des quantificateurs de la proposition atomique du logicien (« … sont… », « certains… ») ou des modulateurs de compatibilité (« malgré », « pendant ce temps, dans la forêt… »),
6) les marqueurs de continuité (« quelque temps avant », « alors »), une fonction distincte qui tente de saisir notre intuition maladroite du temps,
7) les surligneurs, utilisés pour souligner les parties de notre discours (« clairement », « Vous voyez ce que je veux dire ? », « un fameux… », « un sacré… »,
8) les marqueurs d’adhésion (« Je suis certain que… », « Je ne peux pas imaginer que… »), permettant au locuteur de spécifier un degré d’engagement personnel dans ses propres énoncés (allant de la citation sans engagement, « Quelqu’un m’a parlé de Jésus », à l’affirmation d’identification, « Je crois en Jésus ») (voir à ce sujet Jorion 1990 : chapitre 21 ; également Jorion 1996).
En plus de la logique « corrélationnelle » hébbienne qui régit les connexions entre les mots de contenu, Pulvermüller suggère la présence d’un second mécanisme neuronal (3.3.1), qui dissocie cette fois les mots de structure de la potentialité de la co-occurrence répétée. Ensemble, ces deux mécanismes constituent l’infrastructure requise pour l’approche fonctionnelle décrite ci-dessus.
Il est intéressant de noter que la perspective hébbienne réalise en soi une synthèse entre les dynamiques rationnelles et émotionnelles habituellement considérées comme des principes divergents de la génération du discours. J’ai montré (Jorion 1994) qu’un sujet, son histoire stockée en mémoire et un environnement constituent ensemble un espace unique de possibilités où le comportement vise constamment à minimiser un niveau d’insatisfaction. Un cadre pour le comportement est ainsi fourni, remplaçant les causes finales ( objectifs) par des causes efficientes dans un modèle de gradient où les intentions (et les soucis) constituent des puits potentiels. Le modèle du gradient s’applique à la parole comme à tout type de comportement. En effet, un mot est une trace mnésique comme celle potentiellement générée par tout percept ; il est associé – dans chacune de ses utilisations possibles – à une valeur d’affect. La dynamique émotionnelle de la production de la parole suit un gradient menant à la satisfaction du locuteur. Des circonstances extérieures – comme les paroles d’un interlocuteur dans une situation de dialogue où plusieurs dynamiques interagissent – ou intérieures – comme ses propres humeurs et sentiments – alimentent un tel processus continu que seule la mort peut interrompre (Jorion 1997a).
Ainsi se trouve justifiée une ligne d’approche esquissée par les positivistes allemands et les pragmatistes américains : la rationalité s’est développée pour l’espèce comme un moyen adaptatif de se sauvegarder, et l’exercice individuel de la rationalité contribue à soulager le stress émotionnel. Avec ANELLA (Associative Network with Emergent Logical and Learning Abilities), j’ai tenté de montrer comment l’énonciation de phrases matérialise, par nécessité, un mode de raisonnement grossièrement syllogistique, tout en procurant un apaisement au locuteur (Jorion 1989).
Références :
Hogan, James P. (1997) Mind Matters. Exploring the World of Artificial Intelligence, New York : Del Rey (Ballantine),
Jorion, Paul, (1989) An alternative neural network representation for conceptual knowledge, Paper presented at the British TELECOM, CONNEX Conference, Martlesham Heath, January 1990, 23 pp
Jorion, Paul (1990) Principes des systèmes intelligents, Collection « Sciences cognitives », Paris: Masson
Jorion, Paul (1994), L’intelligence artificielle au confluent des neurosciences et de l’informatique, Lekton, vol IV, 1994, N°2 : 85-114
Jorion, Paul (1996) La linguistique d’Aristote, in V. Rialle & D. Fisette (eds.), Penser l’esprit: Des sciences de la cognition à une philosophie cognitive, Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble : 261-287
Jorion, Paul (1997a) Ce qui fait encore cruellement défaut à l’Intelligence artificielle, Informations In Cognito, No 7 : 1-4
Jorion, Paul (1997b) Jean Pouillon et le mystère de la chambre chinoise, L’Homme, 143 : 91-99
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