Petite histoire de « Tichitt, Ville Vivante » – [ou quand « le genre humain est opportuniste » …]
Tichitt, la corvée de l’eau…
[Extrait : Tichitt, Mauritanie, 1994] « Tichitt, ville vivante » : c’est ainsi que j’intitulais un des rapports d’étude rédigé au retour de mission effectuée en avril 1994. Nous étions restés quinze jours sur place, constitués d’une petite équipe de cinq personnes. Il y avait Bâ, Mohamed, Aladin, le chauffeur, et moi.
Le programme était multiple : il fallait faire un recensement de la population ; établir un relevé complet de la ville à l’aide d’une ancienne photographie aérienne de l’IGN ; identifier et relever trois anciennes maisons potentiellement à réhabiliter, l’une pour un projet de bibliothèque publique des manuscrits anciens, l’autre pour un petit musée ethnographique et archéologique, la troisième pour abriter une coopérative de matériaux locaux de construction.
Aladin était un jeune architecte, fils de l’ambassadeur de Palestine en poste en Mauritanie et donc arabisant. Il s’était dédié à la collecte d’informations au sujet de l’histoire et de l’architecture de Tichitt. Il était allé à la rencontre du vieux Ould Dadde, un ancien érudit dépositaire d’une très importante bibliothèque de manuscrits anciens. Ould Dadde avait décidé de consacrer sa vie entière à l’étude ; quitte, nous avait-il dit, à rester célibataire, ce qui n’était pas très courant. Il avait pu conter à Aladin quelques récits anciens et fondateurs de la cité ancienne. Il lui avait montré des dépôts de ces manuscrits : plus de 3000 exemplaires dormaient ici ou là, entassés sur des étagères maçonnées en pierres de schiste gris-vert et enfouis au fin fond de quelques maisons du centre historique. Ils étaient enveloppés d’épaisses couvertures en cuir finement décorées et desséchées par le temps. Ils étaient recouverts d’une fine couche de poussière de sable. En plus de ceux-là, de nombreux autres manuscrits, anciennes archives familiales, étaient détenus par les habitants eux-mêmes. C’était un patrimoine mémoriel et historique incroyable, et d’une valeur inestimable !
Le vieux Ould Dadde à l’étude des manuscrits anciens dans la cour de sa maison
Bâ, géographe de formation, et moi-même, nous nous étions consacrés aux relevés de terrain pour cartographier la ville. Une opportunité pour se faire une idée précise de l’état du bâti, en s’immergeant dans les moindre recoins de la cité ensablée. C’était aussi l’occasion d’un repérage systématique de toutes les activités qui s’y déroulaient : maisons des medressas [écoles traditionnelles], petits commerces, boulangeries, entrepôts de stockage, école « moderne », préfecture, mairie, coopératives féminines, maison d’artisans et de forgerons, placettes, mosquée ancienne, etc. A terme, nous devions concevoir un plan de sauvegarde du patrimoine architectural et urbain. Et donc, pour commencer, nous devions réaliser un premier plan de la ville. Ce sera un gros travail, indispensable pour chacune des quatre cités, qui servira de base à la délimitation des périmètres classés. Ils seront un prérequis pour effectuer la demande d’inscription des ksour caravaniers sur la Liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO.
Medersa ou école traditionnelle pour les jeunes enfants
Mohamed et le chauffeur s’étaient attelés au travail de recensement de la population. Ils étaient munis de formulaires que nous avait remis l’Administration. Ils contenaient un questionnaire standard en complet décalage avec la réalité du terrain. Il comportait des rubriques telles qu’un énoncé des catégories socio-professionnelles dont les notions étaient bien sûr totalement étrangères à Tichitt. Pour commencer, il fallait renseigner l’état civil et la date de naissance des intéressés, qui l’ignoraient la plupart du temps. Mais qu’importe, il fallait s’adapter et faire au mieux.
Pour commencer, Mohamed et le chauffeur s’étaient rendus de maison en maison, faisant du « porte à porte ». Mais au fil des jours et la date butoir de fin de mission arrivant, je décidais de changer de méthode : nous annonçâmes publiquement que toute personne n’ayant pas fait l’objet du recensement devait se rendre à la maison où nous étions hébergés. C’était une habitation avec une large cour qui pouvait accueillir beaucoup de monde. Quelle ne fut pas la surprise, quand, revenant d’une journée entière à arpenter la ville dans des ruelles quasi désertes, je trouvais le soir la cour remplie d’une foule compacte, qui débordait largement dans les rues adjacentes. Nous nous étions alors répartis en quatre stands, pour procéder aux interviews. Cela dura encore deux jours plein non-stop, du petit matin jusqu’à la nuit tombée. Nous étions arrivés à un total de 981 habitants « résidents », auxquelles s’ajoutait un nombre important de ceux qui n’étaient pas sur place et qui nomadisaient dans l’arrière-pays.
Une rue de la cité ancienne
Par-delà toutes ces tâches, l’important avait été cette immersion complète et toutes les occasions d’échanges et de rencontres, à pouvoir se mêler et comprendre la vie des gens.
L’intitulé, « Tichitt, ville vivante », découlait alors d’une évidence : j’avais été frappé qu’éloignée et isolée de façon aussi extrême du reste du monde, Tichitt avait tout d’une ville vivante ; de ce qui caractérise le fonctionnement, les institutions, la vie sociale, l’architecture exceptionnelle bien sûr, l’histoire et la culture, et une identité singulière et authentique du lieu. De loin, on aurait pu se la représenter comme une ville « fossile », coupée du reste du monde et vouée à l’oubli, et tenter d’en faire un objet muséal. Mais non, le séjour sur place avait complètement oblitéré une telle vision, montrant qu’il s’agissait bien au contraire d’une cité vivante, animée par ses habitants, intègre dans toutes ses composantes et dans sa complexité même, bien que décalée dans le temps et l’espace. C’était un ilot vivant flottant au milieu du désert, comme rattaché encore à une époque médiévale.
Puisage à partir d’un puits traditionnel, et la palmeraie en arrière-fond
Bien sûr, cette mission n’était pas tout. Les informations collectées avaient permis des échanges à Nouakchott. L’UNICEF, par l’intermédiaire de son représentant résident en Mauritanie, s’était passionné du sujet. Il s’était engagé sur un projet de développement intégré comportant plusieurs volets. La priorité était indiscutablement le développement des ressources en eau. Le raisonnement était simple : la cité tout entière et ses 1000 habitants s’approvisionnaient en eau par des puits traditionnels situés à plusieurs kilomètres de là. Qui plus est, cette eau était de mauvaise qualité et légèrement saumâtre, entrainant des problèmes de santé pour les villageois et surtout pour les enfants. A cela s’ajoutait le fait que les enfants et les jeunes filles en particulier, avaient la charge d’alimenter les maisons en eau, en la puisant et la transportant depuis les puits éloignés, avec des seaux en plastic portés sur la tête. Une grande partie de la journée était donc consacrée à la corvée de l’eau, au détriment des heures passées à l’école pour l’éducation. De ce constat, on comprend déjà pourquoi cette question d’eau était cruciale et prioritaire pour l’UNICEF. A cela s’ajoutait la possibilité de revitaliser l’ancienne palmeraie, très étendue, mais asséchée et rendue rachitique par manque d’eau et d’entretien. Elle était douchée continuellement par un vent chargé de poussière de sable en provenance du plateau situé au nord. Les palmiers existants avaient du mal à se développer et à produire des dattes, nutriment essentiel pour les habitants, en plus des autres cultures maraîchères potentiellement cultivables avec un minimum d’irrigation. Et sans eau en quantité suffisante, pas de possibilité d’abreuver un cheptel ovin ou caprin. Pour finir, la déficience en eau potable rendait les conditions de vie des habitants insupportables, faisant peser une menace mortelle et un stress constant. Que ce soit pour l’hygiène et la santé, l’alimentation ou l’éducation, l’eau était tout simplement la première condition de survie de la population.
La Fondation [établissement public chargé du programme de sauvegarde et de développement] fut un catalyseur pour mobiliser les ressources depuis Nouakchott. L’enjeu culturel du site sous l’égide de l’UNESCO, avec son patrimoine architectural et patrimonial exceptionnel, fut mis en avant pour attirer les partenaires. La Fondation étant rattachée au secrétariat général du gouvernement, elle avait donc la possibilité de mobiliser plus facilement les ministères concernés, et en premier lieu celui de l’Hydraulique. Ainsi Ethmane put facilement convaincre de directeur de l’hydraulique et mobiliser rapidement, avec l’appui de l’UNESCO, une mission d’expert pour réaliser les études hydrogéologiques et la prospection sur place. Au sein de la direction de l’hydraulique, un ingénieur français de la coopération française s’était passionné lui aussi sur le sujet, et se prit d’un zèle particulier pour documenter les recherches et réaliser les études préalables à l’envoi d’une entreprise de forage sur place. Une opération très délicate en soi si l’on considère les énormes difficultés d’acheminement du matériel et des équipements depuis Nouakchott, en ce lieu très difficile d’accès. L’UNICEF soutint financièrement l’opération, supervisée par le ministère de l’Hydraulique et la Fondation. Une mission put être mise sur pied rapidement, suivie de près par l’Ingénieur hydrogéologue. Le petit miracle (que la grande histoire n’aura pas forcément retenu) se produisit, quand à l’issue de trois tentatives de forages profonds (d’une 40ène de mètres environ), l’eau jaillit abondamment en surface…Le destin de toute une cité et de ses habitants venait de basculer en un instant !
Effectivement, les conjectures des études hydrogéologiques menées en amont s’étaient révélées exactes. Elles avaient permis d’atteindre en un point précis une importante poche d’eau à l’intersection de deux failles souterraines. La réserve d’eau s’était formée en profondeur et résultait d’infiltrations lentes sur une large aire géographique, au pied et le long de la falaise du dhar Tichitt. L’eau s’y stockait doucement et secrètement, en quantité et en qualité plus que suffisantes pour répondre aux besoins somme toutes relativement modestes, et assurer durablement l’avenir des habitants de la ville et de la palmeraie.
Les autres actions pour la sauvegarde et de développement de Tichitt pouvaient donc être entreprises sereinement dans une perspective durable. La suite des travaux d’alimentation en eau potable de la ville et d’irrigation de la palmeraie purent être entrepris rapidement, en cohérence avec un premier plan d’ensemble que nous avions pu mettre à jour au sein de la Fondation, et qui découlait tout juste des relevés réalisés lors de la mission précédente.
Vue de l’intérieur d’une maison ancienne
Cet exemple montre quels fut concrètement le rôle et la démarche de la Fondation, avec une certaine dose de chance et de réussite. Chaque action était prise dans sa globalité et intégrée dans un tout qui concourait à l’objectif commun. Il fut possible de mobiliser d’autres partenaires techniques et financiers, soit en associant d’autres programmes, soit pour des actions plus ponctuelles et ciblées, mais toujours en adaptant les projets au contexte précis et de la manière la plus cohérente possible.
L’UNICEF s’était pleinement investie sur le projet. Elle apporta son soutien à la construction d’une école et d’un centre de santé. La Fondation put réaliser les études et superviser les travaux, en s’assurant que ceux-ci participaient à la préservation du patrimoine architectural et urbain de la cité. Les projets de constructions eux-mêmes furent conçus avec l’emploi des techniques traditionnelles et des matériaux locaux. Cela devait permettre une intégration harmonieuse au contexte local, et un renforcement de la capacité des maçons de Tichitt à réaliser des travaux de restauration, en accord avec l’objectif général de sauvegarde patrimoniale.
Les deux objectifs de développement et de sauvegarde étaient menés de concert, se renforçant l’un et l’autre. Pour les travaux d’adduction en eau potable, c’était l’occasion de concevoir un réseau d’alimentation qui puisse irriguer les différents quartiers de la cité en s’insérant correctement dans le tissus urbain historique existant et en respectant l’esthétique des lieux. Le projet nécessitait une part importante de créativité et d’innovation, par exemple pour la création de fontaines publiques et l’aménagement des placettes pour les accueillir.
De la sorte, une dynamique avait pu s’enclencher entre les différents opérateurs, à condition de relier ensemble les actions des uns et des autres. Cette manière de faire était d’autant plus incontournable si l’on considère la très grande difficulté d’accès depuis Nouakchott, inversement proportionnelle aux moyens extrêmement limités dont disposait en propre la Fondation. Car nous n’étions que quatre personnes au sein de cette structure, le directeur, un ingénieur, un jeune historien et moi-même.
Vue d’ensemble vers le sud du haut du minaret, avec la mer de sable au fond
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