La réponse inédite de Philippe Gggnon :
Colloque Science fiction, religions, théologies 10-06-22
Réponse à Paul Jorion
« Il me semble qu’il y a un point de départ tout prêt pour un commentaire, à peu près aux deux tiers de la présentation. C’est qu’en effet le rôle joué par la schizophrénie dans la relation de l’expérience de Dick, en particulier en tant qu’elle a conditionné la rédaction de La Transmigration de Timothy Archer déjà pose le problème des univers parallèles.
Ensuite, l’usage des drogues favorise l’hallucination mais aussi un gigantisme et une certaine hantise dans la représentation. Ce qui est remarquable, c’est la combinaison qui est faite entre le sentiment d’être poursuivi par un destin, une vision qu’on pourrait dire calvinienne de la μοιρα, c’est-à-dire du destin tel qu’on le concevait dans la philosophie grecque. Si le calvinisme est ici dénoncé comme hérétique en affirmant à la prédestination totale des élus et en la combinant à la sensation d’être élu de par la fortune que l’on a, il reste que les milieux « Bible Belt » en sont imprégnés et que même les catholiques étatsuniens ont un fond de calvinisme derrière leurs présupposés de fonctionnement en quelque sorte.
À cette main de fer du destin, on voudra échapper et le moyen le plus obvie d’échapper c’est par la médiation du Christ qui règne dans sa seigneurie sur les pouvoirs et les principalités de cet éon. Dans ses schèmes-là on a l’im- pression que l’on est dans un processus temporel, et la question qu’on peut poser c’est comment on réussit à passer à côté de la grâce, qui évoque le don, et non ce qu’on peut s’approprier par son propre pouvoir.
Or on semble passer du temps à l’espace et l’on se met à penser le problème en renvoyant à des solutions latérales et tangentes, et Paul Jorion évoque les phénomène de collapse de la fonction d’onde et de destruction de l’intrication dans la théorie multivers en interprétation de la mécanique quantique. Sur ce point, et pour rester succinct puisqu’il s’agit ici d’une simple réponse et non d’un exposé justement parallèle, je ferai appel au commentaire très récent de Nicolas Gisin, un physicien suisse :
« nous avons l’illusion de mesurer N résultats, avec un univers qui se divise- rait en N branches, qui serait aussi réelles avec en chacune un résultat don- né. À supposer que l’expérimentateur se divise en N copies et que chacune « voit » l’un des N résultats possibles, on pourrait dire que l’on éviterait ainsi un hasard, et cela sera accepté en vertu du rasoir d’Ockham. »
C’est ainsi que se monnaie le raisonnement derrière l’interprétation la plus rencontrée du multivers. Or Gisin considère qu’il y a un déterminisme totali- taire dans l’interprétation du multivers, l’intrication s’y étale de plus en plus. Et dès lors que tout est intriqué avec tout, il n’y a plus de marge de manœuvre pour le libre arbitre.
Dans « l’épidémie du multivers », il dira ceci :
Le déterminisme revint sous la forme de physique quantique sans aléatoire : tout, absolument tout, se réalise, tout sur pied d’égalité ! Plus aucun choix réel n’est possible. Mais le plus terrible était encore à venir : l’intrication universelle. Selon le nouveau dictateur multivers (multi-univers), non seulement le monde matériel est strictement déterministe, mais en sus, tout n’est qu’un seul monstrueux morceau. Il ne reste plus aucune place pour une « glande pinéale », plus d’inter- action entre le monde physique et le libre arbitre. La source de toutes les forces, de tous les champs, tout fait partie du grand ψ, la fonction d’onde du multivers, comme le dictateur aimait que les gens nomment leur nouveau dieu. …
Et pour les plus sceptiques, ils ajoutaient : « Si vous ne croyez pas en notre dieu, vous tombez sous la coupe du rasoir d’Ockham. » Quoi ? Le rasoir d’Ockham soutiendrait le multivers ? « Oui, affirmaient les prêtres, car si vous refusez le multivers vous commettez le crime de modifier l’équation de Schrödinger. » Et ils précisaient : « Ajouter des termes à l’équation de Schrödinger est bien pire que d’ajouter des univers. » …
Je suis un homme libre, je jouis de libre arbitre. Je sais cela plus que tout autre chose. Comment une équation, même très belle, pourrait- elle me convaincre que j’ai tort ? Je sais que je suis libre bien plus intimement que je ne connaîtrai jamais aucune équation. En conséquence, et malgré tous les discours grandiloquents, je sais jusque dans mes tripes que l’équation de Schrödinger ne peut pas être l’explication ultime ; il doit y avoir autre chose. « Mais quoi ? »
Une autre question que l’on pourrait se poser, c’est celle qui demande : au vu de l’intrication de toutes choses, pourquoi la disjonction, les destins qui divergent, ou qui nous « sauvent » d’une mauvaise option ; pourquoi en effet ne pas voir dans l’intrication, dans l’universelle corrélation, un argument pour une solidarité totale du réel, pour une métaphysique de la préhension à la manière de Whitehead, qui incidemment pense un univers ouvert, un open theism comme on dit en anglais ?
Si on s’en tient au hasard et à sa place derrière les brisures de symétrie, on pourrait convoquer Jung, Pauli, Koestler ; je ne retiendrai qu’une phrase d’Arthur Koestler dans The Roots of Coincidence (p. 118) :
« L’être humain aussi est un holon à tête de Janus. Il peut se regarder comme un tout, unique et autonome, mais s’il ouvre les yeux il se voit comme partie dépendante de l’environnement naturel et social. Ses tendances d’affirmation de soi sont les manifestations dynamiques de son expérience de totalité ; sa tendance d’intégration manifeste sa partiellité. » (trad. fr. Les Racines du hasard.) »
Philippe Gagnon
Laboratoire ETHICS, Chaire STFEI
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