Je réagis ici au podcast de Paul Jorion (REMARQUABLES ; #09 PAUL JORION(II) : THEORIE DU CHAOS, ECONOMIE, INTELLIGENCE ARTIFICIELLE – RETRANSCRIPTION), plus précisément à la partie où il est question de partage du risque dans le capitalisme originel. Paul Jorion indique pour commencer que « sans le partage du risque, on ne serait jamais arrivés où nous sommes arrivés ». Une observation à laquelle j’adhère totalement mais peut-être ne percevons-nous pas avec le même « enthousiasme » l’endroit où nous sommes effectivement parvenus et alors même que je m’abstiens d’évoquer les méandres, les bas-fonds et autres recoins nauséeux par où nous sommes passés.
Tout dépend sans doute de l’emplacement qu’il a plu à la providence de nous octroyer au sein de la caravane : soit pour certains un salon luxe et confort, pour d’autres une banquette plus ou moins acceptable, pour d’autres encore un strapontin dans le wagon à bestiaux – le carré dans la cale d’un navire c’est la même affaire mais on a dit pas les bas-fonds – et pour quelques autres encore plus insignifiants un petit bout de marchepied âprement disputé ; sans oublier ceux qui trottent à coté, ceux qui ne peuvent plus marcher et les nombreux autres morts ou vifs qui ne demandaient rien et dont la sueur, les larmes et le sang constituent le carburant du bel attelage que fait le capitalisme originel et ses rejetons. Loin de moi cependant toute velléité de contester à tout humain, quelle que soit sa position dans la caravane, la capacité de se mettre à la place du plus démuni d’entre nous. Mais une telle capacité se rencontrant plus vraisemblablement chez des singularités, il n’est peut-être pas sage de la prêter indistinctement à tous nos congénères, du moins avant d’avoir observé chez eux quelques manifestations significatives probantes – à minima la conscience que nous ne pouvons pas continuer ainsi.
Ce qui me fait tout particulièrement réagir c’est ce qui est dit du rapport entre le propriétaire et celui qui travaille la terre : « Non, quand il y aura beaucoup, chacun prendra la moitié. Quand il y aura beaucoup, il y aura beaucoup pour tout le monde et quand il y aura peu, il y aura peu pour tout le monde. C’est ça, c’est ça la logique fondamentale du système capitaliste et elle est excellente ». Je crains fort que l’urgence de combattre la dernière mouture du capitalisme nous amène à trouver hautement estimable son principe originel qui ne l’est pas et qui embarquait déjà, si l’on y regarde bien, les erreurs et malentendus qui n’ont pas manqué de nous chahuter d’illusions en catastrophes ; et les babioles technologiques qui nous ont rendu la terre inhospitalière ne rachètent rien du tout. Il est plutôt permis de penser qu’une technologie plus vertueuse eût été possible avec une autre logique fondamentale que celle du capitalisme.
Se souvenir de l’abolition du privilège féodal
Lorsque l’on parvient à se situer (ne serait-ce qu’au moyen d’une expérience de pensée) au moment de l’histoire où la propriété de la terre parait « naturelle », le partage du risque tel que le présente Paul Jorion ne semble pas outrageusement choquant. Mais il s’agit en réalité de partager le résultat que de partager véritablement le risque qui est de nature différente pour le propriétaire et pour celui qui travaille la terre – j’y reviendrai.
J’ai déjà avancé dans un texte publié sur ce blog (LE SOCIALISME, LA COLLECTIVISATION ET LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE, PAR JENESAURAISVOIR) une argumentation selon laquelle il est possible de surseoir, temporairement du moins, à la question de la propriété privée. Mais les moments de l’histoire dont nous envisageons de tirer des enseignements pour contribuer à échafauder un meilleur avenir ont leur importance. Et le fait qu‘il ait été possible de revenir sur le privilège féodal lors de la grande révolution montre que la naturalité de la possession de la terre est loin d’être établie.
Il se fait également que j’ai moi-même bien connu une société humaine dans laquelle la possession de la terre se pratiquait (et se pratique toujours) sous un mode souple. Pour chaque parcelle en jachère, il est possible d’identifier la lignée de celui que l’on a vu l’exploiter pour la dernière fois. Quiconque a besoin de travailler cette parcelle peut s’adresser au patriarche de la maison réputée y avoir travaillé précédemment. Dans le cas où aucun descendant de la dite maison n’a l’intention de défricher la parcelle, le demandeur obtient de l’exploiter. Et puis c’est tout !
Bien entendu un voisin mal intentionné pourrait revendiquer, en tant que descendant, son droit de défricher une parcelle, pour la laisser inexploitée au bout du compte. Ce sont des choses qui peuvent arriver comme il arrive également que l’on retrouve un épi charbonneux au bout d’un des milliers de roseaux de sorgho de son champ. Mais ces hommes dépendaient les uns des autres pour leur subsistance (peut-il d’ailleurs en être autrement dans quelque société humaine sédentaire que ce soit ?). Ils comprenaient et leurs ancêtres déjà avant eux avaient également compris qu’en se mettant à dix au labour, ils obtenaient un résultat nettement supérieur à la somme de ce que chacun des dix cultivateurs aurait fait, seul dans son coin. C’est dire si le capitalisme n’est pas la véritable cause de l’accroissement de la richesse des nations.
Quoi qu’il en soit, aucun représentant de cette société ne prenait le risque d’un comportement oblique, déloyal en réponse à la demande d’exploiter une parcelle en jachère. La question ne se posait pour ainsi dire jamais ! Mais surtout, jamais au grand jamais, il n’était possible que l’un d’eux proclamât : « cette parcelle m’appartient, je ne la cultive pas, si tu veux la cultiver, quand il y aura une récolte chacun prendra la moitié » !
Arrêter de solliciter l’amoindrissement du calibre des balles
D’avoir observé des sociétés humaines où celui qui cultive la terre ne reverse aucune portion de la récolte au propriétaire n’épuise en rien la question du partage du surplus dans le système capitaliste où, comme l’explique Paul Jorion, l’un des protagonistes avance les fonds nécessaires pour entreprendre.
Entre la propriété de la terre et l’avance de fonds il y a un fossé sur lequel mon attention a déjà été attirée sur ce blog : lorsqu’on a fini d’exploiter une terre agricole, quand bien même elle serait un peu épuisée, il suffit de la mettre quelques temps en jachère pour qu’elle devienne à nouveau exploitable. A l’inverse, une fois que l’on a dépensé les fonds avancés pour entreprendre, il ne reste plus rien (du moins rien en espèces sonnantes) ! Dans le système capitaliste, celui qui avance les fonds reçoit en échange des « actions » de l’entreprise.
L’actionnariat prétend ainsi qu’en raison du risque de ne plus revoir ses deniers mais également en compensation de la peine qu’il endure de se séparer même temporairement de sa caissette, il a conquis le droit de disposer de la richesse créée comme bon lui semble : « Il faut que tu me payes autant chaque année ». Il faudrait être un bolchevik de l’espèce de ceux qui déambulent avec un couteau entre les dents pour refuser de comprendre qu’il vaudrait mieux revenir au principe originel d’après lequel l’actionnariat ne prendrait tout au plus que la moitié du surplus.
Pour autant, j’avance que le principe originel de partage de la récolte est tout aussi inapproprié que celui d’un loyer imposé. La raison n’est pas uniquement que les deux principes fabriquent immanquablement des machines à concentrer la richesse, même si les rythmes de cette concentration sont différents. Ce que je vois d’autre, c’est qu’une mauvaise réponse a prospéré selon le principe de sédimentation des mésusages et parce que l’on n’aurait pas fait suffisamment attention aux spécificités des risques encourus par d’une part le propriétaire et d’autre part celui qui cultive la terre. J’analyserai en priorité des risques auxquels s’expose le propriétaire, ou dans un schéma plus actuel, celui qui avance les fonds puisque c’est ce dernier qui fait frein et verrou contre la transformation – le dépassement – du système capitaliste.
Mais avant de m’atteler de mon mieux à cette ambitieuse tâche, j’aimerais souligner un point qui a toute son importance : dans le modèle du partage de la récolte comme dans celui d’un loyer imposé, la décision est entièrement dans les mains de celui qui avance les fonds. C’est sans doute une autre conséquence de la cristallisation des mauvais usages. Peut-être avons-nous également pensé qu’il était possible de compter sur le comportement vertueux de celui qui avance les fonds. Une certaine concurrence entre les investisseurs a également pu donner lieu à de la modération dans un lointain passé. Mais dès que l’actionnariat s’est hissé durablement à une position hégémonique, il n’a pas hésité à en tirer toutes les conséquences. Aujourd’hui c’est toujours lui qui tient l’arme et qui menace à tout bout de champ de tirer – de se tirer ailleurs en l’occurrence ! Pour construire une société où les individus vivent en égaux et en équilibre avec l‘écosystème, ne devrions-nous pas commencer par désarmer l’actionnariat sans dépenser davantage d’énergie à essayer de ressusciter le capitalisme originel – qui ne fait de toute façon pas l’affaire – un effort qui revient à solliciter avec la plus grande constance et en tapant même du point sur la table, un généreux amoindrissement du calibre des munitions déversées sur le salariat ? La social-démocratie en déclin s’est peut-être rendu compte de cette avilissante impasse ? Il faut l’espérer !
Retenir la conservation des réserves et rejeter l’accaparement
Dans le but de naturaliser ses pratiques d’accaparement, le capitalisme convoque souvent l’univers des bêtes fauves : l’homme est un loup pour l’homme, se tailler la part du lion…. Mais ce que l’on fait semblant de ne pas voir (à moins qu’il s’agisse simplement d’une ignorance crasse), c’est qu’un lion ou un loup ne mangera pas davantage que ce qu’il faut pour le rassasier, ce qui limite considérablement le risque d’accaparement. L’humain non plus ne peut pas ingurgiter plus que la capacité de son estomac sauf qu’il a appris à constituer des réserves, non pas uniquement en engraissant son corps comme une oie ou comme un ours mais à la manière de l’écureuil (la proie) même s’il continue de se rêver en renard (le prédateur).
Il est indubitablement plus approprié de rechercher des règles du vivre ensemble en examinant ce que nous faisons tous spontanément – constituer et conserver des réserves – plutôt qu’en exaltant des comportements « déviants » – s’accaparer une ressource pour l’utiliser comme moyen de captation du fruit du labeur d’autrui. Mais les comportements contraires à l’intérêt du plus grand nombre sont si bien encensés dans nos sociétés que nous les trouvons plutôt formidables. Tenez, par exemple cette chose d’apparence anodine : les contes de fées. Ne sont-elles pas émouvantes et si édifiantes ces histoires où l’on croise un riche prince en son somptueux domaine et une jeune fille miséreuse de basse extraction mais pleine de qualités. Ne sommes-nous pas prêt à porter l’humanité au firmament quand des êtres que la fortune matérielle sépare comme ces deux-là finissent par s’aimer puis s’épouser pour vivre heureux avec une nombreuse progéniture ? A quel moment est-il possible de s’enquérir, ne serait-ce que l’espace d’un centième de seconde de l’origine de l’opulence de l’un et des raisons du dénuement de l’autre ? Tant de fables colportées de génération en génération peuvent-elles aboutir à d’autres choses qu’à une naturalisation du modèle de l’accaparement ?
Dans la perspective d’un vivre ensemble où chacun n’est pas en permanence en guerre contre tous les autres et à fortiori dans une société d’individus vivant en égaux, l’avance de fonds pour entreprendre signifie que celui qui dispose de réserves excédant ses besoins peut accepter qu’elles soient utilisées par ses semblables, le contraire revenant à prendre le risque de se mettre en position délicate avec le reste de la société. Toute la difficulté est de s’accorder sur ce que risque véritablement celui qui engage ses réserves et, par conséquent, sur les services qui pourraient lui être rendus en compensation. Pour tenter de rendre la chose plus actuelle, je précise qu’en ce XXIème siècle, chacun de nous peut être selon les circonstances et les moments, celui qui apporte sa force de travail pour la création de nouvelles richesses ou celui qui organise l’entreprise. Dans tous les cas, et que nous soyons fourmis ou même cigales, il nous arrive de disposer de réserves plus ou moins importantes qu’il faut conserver. Historiquement, dans une société de chasseurs-cueilleurs en voie de sédentarisation, l’incertitude pour l’avenir ou tout simplement la commodité de disposer de sa pitance à portée de main a pu être le moteur de cette pratique de constitution de réserves, se traduisant notamment par la domestication de bêtes sauvages et par la construction de greniers.
La possibilité d’utiliser les réserves d’un tiers et plus spécifiquement l’avance de moyens pour entreprendre n’est cependant pas une invention du capitalisme. Les prêts (ou dons) de semences se pratiquent depuis toujours dans les sociétés agraires et il existe également de nos jours des communautés coopératives où chaque participant reçoit le montant de la tontine comme avance pour toutes sortes de projets. Ce qui change d’un endroit à l’autre ou d’une période à une autre, ce sont les implications de ces avances quand vient le moment de jouir du résultat. Et, comme l’explique Paul Jorion, c’est lorsque la préséance est briguée (et obtenue) par celui qui avance les fonds que nous sommes en présence d’une société d’essence capitaliste. Du point de vue de la constitution et de l’utilisation des réserves, l’actionnariat capitaliste apparait comme une hypertrophie lucrative de la pratique d’avance de moyens pour entreprendre. Une hypertrophie d’autant plus efficace et nocive qu’elle permet de consolider les réserves des propriétaires déjà opulents tout en embarquant les petits épargnants dans le processus, grâce à l’outil d’agrégation que représentent les banques de dépôt. Les choses ne semblent toutefois pas immuables : le commun des mortels est en situation de reconnaitre les bienfaits d’une société humaine où les membres se porteraient mutuellement assistance dans le but de conserver les réserves individuelles en toute sécurité. Mais on me dit que je me trompe, que je n’ai pas assez fait attention à la puissante et irrésistible attraction de l’appât du gain…
La trouille de la disette excède l’appât du gain
Une société où la pratique de constitution et de conservation de réserves est débarrassée de son potentiel nocif est possible. Il faut pour cela identifier et traiter le risque véritable. En l’occurrence, ce que risque celui qui avance ses réserves ce n’est pas qu’il y ait beaucoup ou peu de récolte en bout de chaine. Non, ce qu’il risque c’est de ne pas revoir la couleur de ses deniers en raison de leur disparition totale ou partielle pouvant résulter de faillite de l’entreprise, ce qui n’est pas forcément une conséquence de la faiblesse de la récolte ! Ce que je veux dire c’est que la récolte est située un cran trop loin ; Cela oblige d’ailleurs les investisseurs à s’intéresser de près à ce que font les entreprises, et ces dernières à dépenser une énergie folle pour vanter ce qu’elles font aux investisseurs. Sans doute une bonne chose en termes de transparence notamment. Le changement de contexte entre l’avance de fonds et la récolte est aussi l’une des raisons pour lesquelles l’investissement direct n’est pas à la portée du premier épargnant venu, contraint de s’adresser aux intermédiaires qui consument une part substantielle des flux financiers. Mais la meilleure compréhension du risque véritablement assumé par ceux qui avancent les fonds nous vient de ce que ces derniers n’hésitent pas à s’affranchir des considérations au sujet de ce que sera la récolte en désertant l’économie réelle lorsqu’ils en ont l’occasion ! C’est que le langage qu’ils entendent le mieux c’est celui de la conservation (et de l’engraissement) de leur caissette sans aucun égard pour l’utilisation concrète des deniers avancés. Et si jouer à la roulette conserve les réserves ou enrichis davantage, ils y jouent sans tortiller du fondement et n’hésitent pas à parier à la hausse comme à la baisse sur les aléas de la récolte.
Essayons de voir un peu plus loin : nous aimons bien nous raconter des histoires pour nous entretenir de notre vie, de combien elle est passionnante ; nous aimons donner le sentiment d’être si bien absorbés que nous ne voyons pas passer le temps. Mais dans le fond nous ne trompons personne car ce qui nous tenaille les tripes, de notre premier souffle à notre dernier soupir, c’est la peur de mourir. De la même manière, drogués aux contes de fées et dressés à la compétition de tous contre tous, nous exaltons l’opulence et trouvons qu’il fait bon vivre dans une société qui a institutionnalisé la possibilité de gruger ses semblables. Nous rêvons d’amasser suffisamment de fric pour le faire travailler à notre place. Mais dans le fond également, ce qui nous fout véritablement la trouille, c’est toujours le risque de souffrir de la disette. C’est pour cela que nous avons patiemment appris à constituer des réserves. Que ces réserves aient pu servir de moyen d’accaparement est en somme un accident de parcours. Au départ et dans le fond c’est la trouille de la disette qui nous fait avancer. C’est un ressort que le modèle d’accaparement exploite d’ailleurs à tout propos : pour rien au monde il n’accepterait qu’une partie de la population se contente des minimas sociaux ; il faut que le déclassé, le chômeur, l’ouvrier, le salarié craigne la disette et qu’il se précipite sur le premier emploi payé à peine au smic. Il ne faut surtout pas que l’Etat providence entretienne des fainéants, des moins que rien qui iraient boire leurs allocs et qui seraient capables de s’en contenter. Il faut les affamer (leurs souffler des envies) au point de les rendre incapables de refuser les « boulots à la con ».
Notre trouille de la disette se trouve particulièrement bien illustrée dans les moments où nous sentons que les choses pourraient aller véritablement mal : lorsqu’une crise pointe le bout de son nez par exemple. Quand nous sommes contraints de nous dépouiller des faux-semblants, nous revenons à une chose essentielle : comment sauver nos miches (de pain) ? C’est ainsi que de grands débiteurs (des Etat principalement) se retrouvent à emprunter à des taux négatifs. Les créanciers ont tellement la trouille de voir disparaître leurs réserves qu’ils sont prêts à les confier à un gardien réputé ‘immortel’ en le dédommageant au passage. La nécessité de préserver les réserves surclasse donc de loin, et auprès du plus grand nombre, l’attrait de la culbute du modèle d’accaparement. Ce qui se présente à nous n’est pas si compliqué à expliquer : embarquer le plus grand nombre vers une société où chacun pourra récolter le fruit de son labeur, en vivre et conserver ses réserves en sécurité ou laisser quelques-uns nous enrôler (nous maintenir) dans une société de la gruge et de l’accaparement !
Mais je dois compléter mon analyse de ce que risque réellement celui qui dispose de réserves. J’ai relevé la possibilité qu’elles disparaissent si elles sont apportées comme avances pour entreprendre. Le possédant pourrait donc préférer faire matelas de son argent pour le conserver à portée de mains. Outre le risque de se le faire dérober il pourrait constater quelques temps plus tard, et parce que l’inflation serait passée par là, que son billet de cent tiré du dessous du matelas ou d’un coffre sécurisé ne suffit plus à acheter ce qu’il achetait auparavant. Il y a donc un risque d’érosion des réserves, qu’elles soient d’ailleurs avancées pour entreprendre ou simplement entreposées. Par ailleurs, en absence des ponctions opérées habituellement dans le modèle d’accaparement, la richesse moyenne aura plutôt tendance à croître et l’inflation à rester durablement à l’écart de zéro, d’où un risque d’érosion des réserves plus constant et le possédant plus anxieux.
Un pacte de subsistance par-delà la fable du contrat social
J’ai déjà esquissé également à l’occasion d’un échange sur ce blog, dans une réaction postée ici, l’idée qu’au lieu d’attendre de nos institutions politiques de corriger d’éventuels défauts de traitement économiques, nous devrions d’abord viser l’équilibre du pouvoir économique entre les membres de nos sociétés afin qu’il puisse en résulter un système de gouvernance le plus à même de perpétuer cet équilibre. Dans « Du contrat social ou Principes du droit politique », Rousseau fait l’hypothèse d’un pacte social par lequel « chacun doit renoncer à tous ses droits particuliers ou du plus fort pour obtenir l’égalité des droits que procure la société ». Pour peu que l’on essaye de regarder nos sociétés sous l’angle du pouvoir économique de ses membres, il est évident que nous sommes bien loin du renoncement supposé. Dans le même temps nous observons dans certaines sociétés humaines et animales quelque chose qui ressemble à un pacte ou un protocole d’accès aux subsistances.
Ce qu’il faut donc faire passer dans les mœurs c’est cette idée que chacun pourra prendre sa peine au labeur, récolter, mettre en grenier et jouir paisiblement en bénéficiant de la protection collective. Que c’est uniquement lorsque les réserves sont avancées pour entreprendre, avec tout ce que cela comporte d’enrôlement de tiers, d’utilisation de moyens de la collectivités et éventuellement de ponction sur l’environnement, que l’affaire ne saurait demeurer strictement privée. C’est une opportunité pour la collectivité de reprendre à son compte les inquiétudes généralement avancées par les individus en situation d’engager leurs réserves. Du raisonnement que j’ai exposé précédemment, il résulte que la contrepartie approprié à l’avance de fonds n’est pas de partager la récolte mais de tirer de l’activité de l’entreprise et plus généralement de l’ensemble de la machine économique le moyen de prévenir les risques de disparition et d’érosion, en échange de quoi les réserves pourront être mobilisées pour la création de nouvelles richesses non pas dans le but d’enrichir davantage quelques-uns mais plutôt pour permettre au plus grand nombre de vivre convenablement du fruit de son labeur.
Pour m’assurer que l’on ne confond pas ce que j’avance avec des modèles célèbres de collectivisation, j’ajoute qu’il s’agit de continuer à peu près comme nous le faisons en matière d’avance de fonds pour entreprendre, à la différence significative que l’affectation du résultat relèvera d’un principe décidé par le plus grand nombre et que l’actionnariat sera assuré de conserver ses avoirs. Les solutions de protection contre la disparition des fonds et contre leur érosion pourront naturellement être différentes et complémentaires. Les risques de disparition et d’érosion signifient par ailleurs qu’il existe pour les investissements un niveau de rémunération « à l’équilibre » en dessous duquel les fonds s’amenuisent et au-dessus duquel s’installe la machine à concentrer la richesse. Ce qui n’est pas disputé au possédant, c’est le droit de jouir directement de ses réserves comme bon lui semble. Les transformer en capital n’est pas en jouir directement mais se mettre en position de prétendre à une part du fruit du labeur d’autrui. Dans ce cas, il revient à la collectivité de fixer, en toute connaissance de cause, la rémunération du capital, en deçà, à niveau ou au-delà de l’équilibre que représente la juste protection contre la disparition et l’érosion. Il est absolument impossible d’abandonner un tel levier de façonnage de la société aux mains d’intérêts privés.
Si à la lecture du titre, vous avez imaginé camarade, que la « possédance » prendrait cher dans mon développement, je comprends que vous soyez un peu désappointés à la fin – à supposer que vous m’ayez déchiffré jusqu’ici. De surcroit, non seulement je ne préconise pas l’expropriation du bourgeois, je demande pour lui, une assurance de la collectivité contre la perte et la dépréciation de ses deniers. Peut-être est-il nécessaire de rappeler que dans le modèle actuel d’accaparement l’actionnariat jouit du privilège de disposer de la récolte à sa guise tout en ayant la garantie de pouvoir recourir à la collectivité comme assureur de dernier ressort, ce que nous connaissons sous l’expression de socialisation des pertes. Ce qui nous intéresse au premier chef, c’est la possibilité de faire triompher auprès du plus grand nombre un pacte de conservation des réserves en remplacement du modèle capitaliste d’accaparement dans sa version originelle ou moderne.
J’imagine qu’il se trouvera également quelques bienfaiteurs de l’humanité pour être chagrinés de ce qu’un jour, l’allocation de nos ressources ne puisse plus être guidée par le critère de rentabilité du capital investi. Faut-il partager leur chagrin ? Bien d’autres questions subsistent naturellement. Mais si je parviens à convaincre quelques-uns de ce principe de conservation des réserves, peut-être ne serai-je pas seul à chercher des réponses à ces autres interrogations ?
Laisser un commentaire