[Mauritanie, 1994] Pour le retour de Tichitt à Nouakchott, nous embarquâmes dans le véhicule 4X4, pour un trajet qui devait durer non-stop au moins trois jours. Il fallait prendre la bonne mesure du temps et de l’espace. Ainsi nous attendait la surprise et l’émerveillement des grands paysages qui s’étendaient sur plusieurs centaines de kilomètres : la vallée de sable blanc éolien, les grandes dunes ondulantes et orangées, la montagne rocheuse, brune et sombre, les vastes plateaux de reg caillouteux, avec ses blocs de pierres aux faces bronzées par un soleil antédiluvien ; ou encore, les vastes paysages minéraux saupoudrés de sable rose…. Ainsi, le premier soir, nous fîmes escale après la petite oasis de MBeika. Il en va ici d’une tradition nomade : ne pas passer la nuit dans la ville même, mais soit avant pour l’aborder le lendemain, soit après pour continuer son chemin.
Margarita intima l’ordre au chauffeur de stationner proche d’un arbre isolé dans le creux des dunes. C’était là qu’elle souhaitait bivouaquer et dîner. Mes co-équipiers mauritaniens firent la tête, mais s’exécutèrent. Car il est de tradition qu’au pied des arbres ainsi isolés dans le désert, il y ait de mauvais Djinns, ou du moins, c’était réputé être un lieu sale. On s’exécuta donc pour le repas. Mais le restant de la nuit, mes compagnons s’éloignèrent plus loin pour s’installer au sommet d’une grande dune, bien ventilée et propice à une bonne nuit de sommeil, sous l’effet bénéfique de la voûte céleste étoilée. Je restais auprès de Margarita par solidarité, et nous partageâmes à deux une large natte tissée de gros brins de sbatt et nouée par des lanières de cuir, déroulée à même le sol.
Après la prière du matin de mes deux co-équipiers, et les trois petits thés à la menthe, rapides, concentrés et très parfumés, nous repartîmes le lendemain très tôt à l’aube. Le chauffeur reprit la route et suivit une piste sableuse relativement bien tracée. Mais passée une heure de trajet, il nous proposa de bifurquer brusquement vers le sud. Il voulait nous montrer un site particulier à quelques encablures de là. Ainsi fut fait et nous quittâmes la piste par la gauche pour entreprendre cette escapade improvisée. Passés quelques kilomètres, nous escaladâmes en voiture un versant rocheux, sombre et caillouteux, qui dominait au loin un ancien oued asséché.
Agrippés à cette surface pentue, sans la moindre trace de végétation, apparurent tout à coup une série de petites constructions circulaires. Elles étaient constituées de murets de pierres grossières, d’1m50 de haut environ. Elles étaient dispersées et éloignées les unes des autres, peut-être de quelques dizaines de mètres. C’était très mystérieux de découvrir cet habitacle à cet endroit complètement isolé et à une telle distance de toute présence de vie humaine, animale ou végétale. Sans doute s’agissait-il d’un reliquat d’habitat préhistorique, constitué de sortes de huttes aujourd’hui sans toit, et depuis lors abandonnées et restées en l’état, comme fossilisées depuis des millénaires. Comme s’il s’agissait là d’un d’habitat néolithique d’anciens pasteurs nomades, comme il existe encore aujourd’hui des cases rondes des Peuhls, éleveurs de bovins au sud du pays.
Comme si cela avait été des objets sans importance, le chauffeur poursuivit son ascension. Puis nous aboutîmes sur l’aplat d’un plateau sableux. Décrivant un grand arc de cercle, le chauffeur continua en voiture sur plusieurs centaines de mètres vers le nord. Il stoppa la voiture et nous invita à poursuivre à pied encore un peu plus loin. Une énorme surprise nous attendait. Au loin, une légère végétation arbustive apparaissait, comme alignée sur les traces d’un ancien oued asséché. Rapprochés de là, nous nous trouvâmes tout à coup face à un paysage à couper le souffle. À quelques mètres de nos pieds seulement, se trouvait une chute abrupte plongeant à la verticale sur une hauteur d’une trentaine de mètres. L’arête en haut formait comme un large arc semi-circulaire horizontal, comme le cirque d’une immense falaise, mais en plein désert. En contrebas apparaissait une petite mare d’eau permanente avec sa plage de sable ocre…. où se reposaient quelques crocodiles, totalement immobiles sous le soleil et baignant dans un silence absolu.
Cette découverte nous fit l’effet d’un choc. Comment cela avait-il été possible en plein milieu de cette région totalement désertique ? Comme un mirage, nous étions transportés dans une autre échelle de temps et de l’espace ; celles qui précédaient même l’ère préhistorique, au-delà du temps de l’espèce humaine. Ce qui apparaissait évident, c’est que la région avait connu un autre climat et un environnement verdoyant qui s’était au fil des millénaires petit à petit rétréci et asséché. Ici apparaissaient à ce point isolés, les derniers témoins vivants à cette échelle de temps géologique. Ils étaient piégés par la sécheresse.
Les précédentes traces d’habitat aperçues en cours de route rappelaient la présence d’établissements humains préhistoriques, remontant au moins à l’ère du néolithique. Sans doute dominaient-ils une vallée où s’était écoulé un cours d’eau permanent. L’eau, c’est la vie. Elle avait longtemps coulé, permettant l’existence d’une faune abondante et d’une population humaine, puis elle s’était tarie. Ainsi en témoignent certaines gravures rupestres présentes dans le nord du pays.
Le désert a cette magie de rendre perceptible des échelles de temps et d’espace sinon invisibles ailleurs. Il révèle une vérité crue qui dépasse une certaine échelle humaine. Ces expériences d’espace et de temps imprégnèrent forcément les manières de penser et de vivre des occupants. La culture nomade bédouine y est intimement liée. Il y découle une manière d’habiter, un Genius loci, un génie du lieu, y compris avec ses Djinns invisibles…
« Ce qui embellit le désert, dit le petit prince, c’est qu’il cache un puits quelque part… »…. Car « oui, dis-je au petit prince, qu’il s’agisse de la maison, des étoiles ou du désert, ce qui fait leur beauté est invisible ! ». On ne saurait mieux dire.
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