[Mauritanie, Avril 1989] C’est une petite histoire qui me marqua particulièrement, car elle fit écho avec une autre histoire qui m’était arrivée à Nouakchott.
Kamara [le jeune comptable du projet avec qui je travaillais] me raconta que quand il était petit, il habitait un village dans une Région que l’on pourrait appeler héritière de l’ancien territoire du Wagadou. C’est une zone de brousse avec sa végétation sèche et encore arborée, à l’entre-deux des deux grands fleuves Niger et Sénégal. C’était encore un sanctuaire d’une importante réserve de faune sauvage africaine. Kamara me raconta une épreuve de courage imposée aux jeunes des villages quand il était petit. On les envoyait d’un village à l’autre, traverser des zones de brousse et braver cette faune sauvage qui s’y trouvait encore. Il y avait le risque de rencontrer des lions. Ainsi, à cette époque encore récente, lions et éléphants existaient dans la région, rares mais réellement présents. Les membres de cette génération en furent donc les derniers témoins directs. Aujourd’hui, l’extinction a bien eu lieu, bien que ceux-ci occupent une place centrale dans l’imaginaire des nouvelles générations, sans n’avoir plus une existence réelle. Dorénavant ne subsistent que des transcriptions dans les nombreux contes et récits anciens traditionnels, qui s’exportent jusqu’en Europe, et font s’émerveiller les petits et les plus grands.
C’est là que ce souvenir est associé à une histoire qui m’est arrivée à Nouakchott. Je fréquentais une famille mauritanienne qui habitait en face de chez moi. Un week-end, nous partîmes visiter un « zoo » où se trouvaient parqués quelques malheureuses bêtes sauvages. Et parmi elles, se trouvait un vieux lion captif, atterri ici par on ne savait quel hasard. Rétrospectivement, je réalise qu’il fut le dernier lion de Mauritanie, et peut-être de toute la sous-région sahélienne d’Afrique de l’Ouest. Son apparence faisait pitié, la fourrure usée, le corps famélique. Sa crinière était à moitié arrachée. Il était enfermé dans une petite cage mal entretenue et sale. Son apparence piteuse faisait la risée des enfants qui lui lançaient toute sortes d’objets pour se moquer de lui. Et surtout, je me souviens de ses énormes yeux exorbités, qui fixaient la foule dans le vide. Des yeux, qui en temps normal auraient créé la terreur et la fuite des hominidés. Mais là, c’était un regard hagard (mais serait-ce une déformation de mon imagination et de ma mémoire ?) qui exprimait une immense impuissance et une tristesse infinie.
Malgré sa taille restée imposante et révélant encore la puissance du félin d’antan, il était définitivement battu et humilié. Avant, il était symbole de majesté et de noblesse qui faisait la fierté des habitants et bâtissait des mythes de bravoure. Maintenant, il était disqualifié par ses contemporains humains, rabaissé comme une vieille relique sans intérêt.
Savait-il qu’il était le dernier représentant non seulement d’une lignée, mais d’une espèce, et plus encore, de tout un écosystème animal ? Réduit en loques, il était emprisonné en pleine ville et livré en spectacle à la foule, qui ne se rendait pas compte de la cruauté de la situation ; cruauté non seulement pour l’animal, mais pour les hommes eux-mêmes, avec la destruction de la vie animale et de cette brousse ancestrale qui disparaissait entièrement et définitivement avec lui. Ainsi, j’étais un témoin de l’extinction d’un monde ancien avec la fin de ce dernier spécimen – le dernier Lion de Mauritanie.
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