Troisième et dernière partie du podcast Remarquables. #9 Paul Jorion
Thomas Gauthier :
Alors, cette question, elle ouvre un nombre incalculable de perspectives. En la formulant, vous avez fait quelques allers-retours aussi avec l’histoire, y compris aussi avec votre histoire personnelle, vos intérêts précurseurs sur ces questions d’Intelligence Artificielle et d’interaction hommes – machines, hommes – robots. Le lien est tout trouvé du coup avec la deuxième partie de notre échange. Je vous propose maintenant de regarder dans le rétroviseur, de regarder l’histoire et, si vous le voulez bien, de nous rapporter dans cette histoire peut-être 2 ou 3 évènements qui, d’après vous, doivent nous servir aujourd’hui de leçon pour nous orienter dans le présent et pour bâtir l’avenir. Qu’est-ce que l’histoire peut nous amener aujourd’hui en 2022 ?
Paul Jorion :
Oui. Là, le premier évènement que je vais mentionner sera sans doute un peu inattendu. Celui auquel je voudrais réfléchir, il m’est venu en lisant un livre de Geoffrey Lloyd qui est un spécialiste de la culture grecque ancienne.
Et, dans ce livre, c’est un livre qui a dû paraître dans les années 70 ou 80, il disait la chose suivante : « Quelle est la différence essentielle entre la Chine ancienne et le monde antique occidental ? » mais, comme vous le savez, du point de vue de la technologie, la technologie occidentale n’a dépassé la technologie d’origine chinoise qu’aux alentours de XVIIe ou du XVIIIe siècle et si elle a pu le faire, c’est essentiellement avec des emprunts, des emprunts d’inventions qui avaient été faites en Chine comme de mettre le gouvernail d’étambot, celui qui est dans l’axe du bateau. On vous parle bien sûr de la poudre à canon mais la boussole, le papier. Marco Polo nous avait rapporté les pâtes alimentaires.
La Chine était beaucoup plus avancée mais, dit Lloyd, il s’est passé quelque chose au XVIIe ou au XVIIIe siècle qui est la conséquence du fait qu’il n’y a pas eu en Chine un personnage équivalent à Aristote, c’est-à-dire que nous avons, nous, en Occident, nous avons bénéficié de manière extraordinaire et ça, on ne s’en rend pas entièrement compte, du fait qu’au IVe siècle avant Jésus-Christ, il y a un personnage qui a fait la synthèse de tout le savoir connu et non seulement, il l’a fait mais il l’a fait d’une manière magistrale : il parle du connexionnisme ! Quand il parle du fonctionnement de l’être humain, il propose un modèle connexionniste comme celui qu’on utilise maintenant en Intelligence Artificielle. Aristote ne s’est trompé qu’à un seul endroit, c’est dans sa représentation – justement, on en parlait tout à l’heure – de la loi de l’inertie. Là, il s’est trompé et Galilée est venu avec la version correcte mais nous avons eu effectivement, entre le IVe siècle avant Jésus-Christ, la période de déclin de l’Empire romain, l’invention de l’université moderne.
Vous le savez, dans l’université moderne inventée au XIe – XIIe siècle, il y a deux savoirs : il y a le savoir de l’Église, celui écrit dans l’Ancien et dans le Nouveau testament pour tout ce qui est de l’ordre du spirituel, du surnaturel, et pour tout le reste, c’est confié entièrement à la pensée d’Aristote qui est considéré comme ayant fait cette synthèse extraordinaire et c’est vrai que cette synthèse est absolument extraordinaire. Il utilise la même théorie de la proportion pour expliquer la justice, pour expliquer le raisonnement par le syllogisme. Il l’utilise aussi même pour produire un modèle correct – que j’ai eu la chance de ressusciter – de la formation des prix. Tout ça se trouve chez Aristote. Et au XIVe, pardon au XVe siècle, quand l’Empire romain d’Orient tombe, en 1453, nous récupérons encore des tas de manuscrits encore inconnus du monde occidental d’Aristote : On peut encore compléter le système mais c’est l’époque où vont apparaître les premiers vrais physiciens, les astronomes, les Tycho Brahe, les Kepler, les Galilée effectivement et là, la physique va démarrer comme produisant ce qui va être une science qui pourra être une science appliquée et ça, les Chinois ne l’ont pas. Ils ont entièrement procédé pour toutes leurs inventions par essais et erreurs et l’ont fait de manière magistrale mais ils n’ont pas produit ces modélisations qui reposent sur les mathématiques qui nous permettent de produire une théorie et, à partir de cette théorie, de produire quelque chose. On parle… Voilà, on a parlé tout à l’heure de risque de guerre thermonucléaire. On n’aurait pas pu inventer une arme thermonucléaire par essais et erreurs dans la logique chinoise : il a fallu produire un modèle physique extrêmement complexe et puis se dire – si on voulait réaliser une machine à partir de là – comment est-ce qu’on le ferait et on a pu le faire de cette manière-là.
C’est là que tout change, c’est-à-dire qu’en fait, Geoffrey Lloyd fait une remarque extraordinaire : c’est vrai, là où nous en sommes dépend, je dirais, au moins pour moitié, pour la manière dont ça a pu être fait, d’un seul homme, d’un seul homme dont il dit : « Il n’y a pas eu quelqu’un de cette stature-là dans le monde oriental ». Difficulté aussi puisque tout ça repose sur un modèle de la proportion qu’Aristote emprunte à son ami Eudoxe.
Il n’y a pas la possibilité, dans la langue chinoise, à proprement parler, de faire des choses de l’ordre du syllogisme. La pensée est entièrement symétrique alors que chez nous, elle est partiellement asymétrique. On peut dire : le lion est un mammifère mais ça ne veut pas dire que tous les mammifères sont des lions. Il n’y a pas cette possibilité en Chine. La langue ne s’y prête pas. Il faut dire : lion, mammifère et puis manifester un certain silence ou ajouter une certaine particule pour donner l’idée que la relation va dans un sens plutôt que l’autre. L’outil n’est pas inscrit dans la langue. Les Chinois, les Japonais, les Coréens ne découvriront cette possibilité-là qu’en adoptant les langues comme les nôtres. Donc, première chose dans l’histoire, le fait qu’un seul homme, un seul homme et ses élèves – puisqu’on sait que les textes qui nous sont venus, ce sont des notes d’étudiants – un seul homme et ses élèves nous ont donné plus de la moitié de ce qui a été nécessaire pour nous pour produire la technologie que nous avons aujourd’hui.
Thomas Gauthier :
Alors, vous venez de le dire, Aristote et tout ce qu’il nous a légué a rendu possible la construction des civilisations qu’on connaît aujourd’hui. Aujourd’hui, pour parler de civilisation, certains, comme déjà les auteurs du rapport Meadows, envisagent son effondrement ou ses effondrements. Est-ce qu’il y a, aujourd’hui, en 2022, des écoles de pensée, des approches intellectuelles, des efforts cognitifs qui sont, selon vous, à la hauteur de ce qu’ont été ceux d’Aristote ? Est-ce qu’aujourd’hui, on a des signes avant-coureurs d’une pensée qui se hisserait à la hauteur de la pensée aristotélicienne ?
Paul Jorion :
Je dirais heureusement oui parce que je lis heureusement des articles tous les jours montrant que les choses sont en train de se faire. Je lisais, c’était hier, un article sur des expériences qui sont faites et qui montrent que notre représentation du photon comme étant une particule est une simplification énorme parce qu’on arrive à produire des sortes d’ondes étant à la limite de produire une masse et qui sont, en fait, je dirais, le matériau brut dont les photons sont constitués. On avance très très vite, ça, c’est formidable et on produit des ingénieurs, des scientifiques en très très grande quantité à peu près partout mais on le disait tout à l’heure, avant que… Les professeurs des lycées en Allemagne en sont encore au modèle d’Aristote sur la dynamique alors qu’ils devraient être au modèle de Galilée, quatre siècles plus tard. Nous n’avons pas le temps malheureusement pour que ces nouvelles idées diffusent suffisamment rapidement dans notre société.
Stephen Wolfram chez Lex Fridman :
Comme par exemple, moi, je suis convaincu que Stephen Wolfram est véritablement dans la bonne direction pour reformuler entièrement la manière dont on fait la physique mais on est encore très loin d’enseigner ça dans les écoles.
Or, le temps manque. Il faut aller très très vite. Non, c’est ça qui est extraordinaire et c’est pour ça que cette idée qui paraît un peu ridicule pour certaines personnes qui m’écoutent, cette idée qu’il est essentiel, que même si nous n’arrivons pas à survivre en tant qu’espèce beaucoup plus longtemps à la surface de la Terre, que ce message ne soit pas perdu, que cette complexité comme vous le dites, que cette connaissance qui est en fait une complexité condensée sous la forme de formules symboliques mais qui sont interprétables éventuellement par des gens à qui on aurait donné le système, que ça ne soit pas perdu pour l’Univers.
L’Univers, bien entendu, contrairement à ce que disait Schelling, n’a pas une conscience de lui-même, mais je crois que c’est important pour nous de montrer que ce que nous avons fait (nous sommes des monstres en tant qu’êtres humains mais nous sommes aussi des génies) et que cela, au moins, ne soit pas entièrement perdu pour cet Univers, que ça puisse éventuellement être trouvé par d’autres.
Il y en a peut-être d’autres ailleurs qui sont déjà beaucoup plus loin que nous sur toutes ces questions, mais ça me paraît une tâche qui mérite qu’on s’y consacre et, bon, il y a un certain nombre de farfelus qui partagent mon point de vue. Je sais, c’est un point de vue qui n’est pas fort partagé.
Mais vous m’avez tendu, je dirais, vraiment, la perche pour un autre évènement qui me paraît essentiel, c’est d’empêcher l’effondrement, c’est la chute de l’Empire romain. Pourquoi ? Parce que nous comprenons un peu, nous avons vu ce qu’a pu faire l’Empire romain. Ça a atteint une surface tout à fait considérable. On a commencé à comprendre un certain nombre de choses. On a commencé à faire des architectures qui n’étaient plus simplement, je dirais, sur la quantité de pierres mises mais on a commencé à comprendre quel était le minimum de matériaux à mettre. Il suffit de visiter le Panthéon, pas le Panthéon à Paris mais le Panthéon à Rome, pour voir qu’il y a déjà des progrès qui sont faits.
Donc c’est une culture qui a produit énormément de choses, moins de philosophes que les Grecs, mais toute cette structure s’est effondrée finalement sur un nombre relativement court d’années. Et là, ça nous ramène à notre problème actuel et vous avez pratiquement, je dirais, déjà dit ce que je vais dire maintenant mais quand Joseph Tainter s’intéresse, je crois que c’est à la fin des années 80 – début des années 90, s’intéresse à la chute de l’Empire maya, il nous donne…
Joseph Tainter on The Dynamics of the Collapse of Human Civilization :
Voilà, ça n’a pas été écrit pour qu’on y réfléchisse aujourd’hui mais aujourd’hui, on peut y réfléchir. Que se passe-t-il dans ce monde d’écroulement du système maya et qui s’applique aussi, on le comprend rapidement, également au système romain de manière assez simple ? Dans nos sociétés qui sont inégalitaires, quand ça commence à aller très mal, ce sont les plus pauvres qui paient les pots cassés en premier. Ils sont au premier rang pour voir les conséquences. Ils deviennent des « migrants ». Ils sont sur les routes. Ils doivent se presser à la frontière d’un autre pays pour essayer de continuer à survivre avec leur famille, avec leurs bagages et tout ça. Ce sont eux qui paient les pots cassés en premier. Les élites sont beaucoup mieux protégées si bien que, quand un système s’effondre, les élites peuvent, pendant encore des années, ne pas véritablement s’en rendre compte, se dire : « Ce sont les pauvres, ce sont les pauvres parce qu’ils ne sont pas très très malins, parce qu’ils ne savent pas qu’il suffit de traverser la rue pour trouver un bon emploi (c’est une question un peu de quotient intellectuel) ! ».
Alors qu’on ne voit pas que c’est le système lui-même qui est en train de s’écrouler. Si bien qu’au moment où ces élites financières, économiques et autres commencent à ressentir les difficultés qui y sont liées, il peut être beaucoup trop tard parce qu’elles ont été protégées par l’organisation sociale même contre la vision de sces conséquences.
Regardez ce qu’on écrit dans les journaux australiens, aux prévisions météo comme ça a été le cas il y a deux ans. Aux prévisions météo, on vous montre la carte de l’Australie et on n’a plus assez de nuances de rouge pour mettre sur la carte.
Ça veut dire qu’il y a quelque chose qui est en train de disparaître. On voit des cartes du même ordre ces jours-ci en Inde et au Pakistan mais, voilà, c’est… en Inde et au Pakistan ! On en entend parler un peu plus quand c’est l’Australie parce que ce sont des gens plus riches.
Moi, j’ai visité… j’ai habité la Californie pendant 12 ans. Je visitais des endroits où je demandais aux gens : « Est-ce qu’il n’y a pas de problèmes ici ? ». Ils disaient : « On aimerait bien que ça s’arrête de pleuvoir de temps en temps ».
Désertification de la Californie
Ces endroits-là, maintenant, il y a un an, il y a deux ans, ont été complètement dévastés par des incendies parce qu’il n’y pleut plus. Parce qu’il y a 18 mois qu’il n’a pas plu en Californie, qu’on interdit aux gens d’arroser leur pelouse : on leur avait permis de le faire encore une fois par mois, ça va être terminé. La rivière Colorado qui alimentait le Nevada, l’Arizona, peut-être encore le Nouveau-Mexique et la Californie, il n’y a plus d’eau, il n’y a plus d’eau dedans, il n’y a plus d’eau [P.J. j’ai encore oublié le Colorado, l’Utah et le Wyoming].
Ce monde de la côte Ouest des Etats-Unis est en train de se désertifier à toute allure et on dit… il y a encore des gens qui vous disent, j’ai vu ça dans une discussion l’autre jour : « Oui mais enfin, vous savez bien monsieur quand même que ces évènements sont des évènements cinquantenaires, que ça n’arrive qu’une fois tous les 50 ans ». Ça n’arrivait qu’une fois tous les 50 ans entre 1700 et 1900 mais ça ne veut pas dire que ça va encore se produire une seule fois sur 50 ans maintenant. Au contraire, ça va peut-être se produire l’année prochaine à nouveau et on va dire : « Tiens, c’est bizarre, c’est portant un évènement cinquantenaire ! ». Mais non, cinquantenaire, c’est un chiffre qui est calculé sur ce qui se passe effectivement et, de ce point de vue-là, on est allés, on va pas très très vite. On a vu ces inondations catastrophiques en Allemagne, en Belgique, et voilà, dans une discussion dans une compagnie d’assurances, il y a ce monsieur grand spécialiste des assurances qui me dit : « Oui, mais ça, ce sont des évènements cinquantenaires », comme si rien n’était en train de se passer !
Thomas Gauthier :
Vous avez ramené des évènements et des repères historiques qui nous viennent du temps long en commençant par Aristote, en parlant ensuite à travers Joseph Tainter de la civilisation Maya. Il me semble, pour compléter ce que vous avez dit, qu’il nous est extrêmement difficile en tant qu’espèce de saisir que l’on est peut-être, je dirais même vraisemblablement ou très probablement rentrés dans ce que l’on peut appeler une parenthèse, une parenthèse énergétique il y a deux siècles. Or, nous sommes biologiquement les produits de plusieurs milliers d’années d’évolution. La question que je me pose, du coup je vous la pose, elle n’était pas au menu : Quelles pistes intellectuelle, spirituelle, institutionnelle et peut-être d’autres ordres pour nous accélérer dans une révolution anthropologique qui paraît juste essentielle ? S’il n’y a pas de révolution anthropologique, si on n’arrive pas à se situer nous-mêmes dans une parenthèse fossile qui s’est ouverte il y a deux siècles et qui va physiquement s’interrompre, il n’y aura pas d’avenir à long terme pour l’espèce. Vous parliez de 2100 tout à l’heure. Comment est-ce que l’on construit, comment est-ce que l’on accélère, comment est-ce que l’on milite, comment est-ce que l’on agit pour produire une révolution anthropologique ?
Paul Jorion :
Il y a un obstacle majeur et là, je vais parler simplement, je dirais, un peu du parcours : de mon parcours personnel. C’est la chose suivante : c’est que je fais des analyses comme je l’ai fait depuis très longtemps mais quand c’était avant le monde de l’Internet, il était beaucoup plus difficile de diffuser les idées. Alors, qu’est-ce qu’il se passe ? Vous annoncez des choses et pendant toute la période où vous annoncez une catastrophe, on vous appelle « alarmiste ». On ne veut pas vous parler : on vous retire l’accès à diffuser vos idées en disant : « C’est un type catastrophiste, alarmiste, etc. » La prévision que vous avez faite se réalise alors et il vient une période pendant laquelle on vous nomme chroniqueur au Monde, on publie vos livres, etc., etc. et on dit : « C’est formidable ! C’est le type qui avait prévu cette chose absolument imprévisible. C’était quand même formidable ! ». On vous donne la parole.
Prophète :
Quand vous commencez à annoncer la catastrophe suivante, vous êtes de nouveau un « alarmiste », vous êtes de nouveau un « catastrophiste » et on vous retire la parole qu’on vous avait donnée. C’est-à-dire qu’au moment où il faudrait vous écouter, on s’arrange pour ne pas vous écouter, mais on vous écoute quand la catastrophe a eu lieu et on dit : « C’est formidable ! ». Les mêmes personnes qui vous empêchaient de parler à une époque vous disent : « C’est formidable. Comment se fait-il qu’on ne vous ai pas écouté ? ». « Mais monsieur, parce que vous m’avez retiré ma chronique dans votre journal ! C’est pour ça qu’on ne m’a pas écouté ». « Ah oui, oui, c’est vrai, vous avez raison ! ».
C’est le paradoxe. C’est ce fameux tableau du XIXème siècle qui est… e crois que je l’ai vu il n’y a pas tellement longtemps au musée d’Orsay : le porteur de mauvaises nouvelles. Le pharaon est là, allongé sur sa couche, et le porteur de mauvaises nouvelles, il est là, avec sa tête dans une flaque de sang.
C’est une image malheureusement de la manière dont fonctionnent nos sociétés : on n’aime pas les porteurs de mauvaises nouvelles.
Quand on dit que les choses sont plus compliquées que ce qu’on imagine, on vous dit : « Regardez… ». J’admire M. Meadows qu’il ne soit pas encore plus amer qu’il ne l’est maintenant quand on lui demande : « Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant ? ».
Il dit : « Il aurait fallu m’écouter il y a 50 ans ) ». Il n’y a pas d’alternative à ça. Malheureusement, nos sociétés ne sont pas faites pour ça. On pourrait dire, d’une certaine manière, c’est écrit dans l’espèce. Si nous étions… il y a des penseurs isolés comme Jean-Jacques Rousseau : pourquoi ne tirons-nous pas toutes les conséquences du fait que dès que nous apprenons que nous allons mourir un jour, pourquoi est-ce qu’on n’en tire pas toutes les conséquences ? Eh bien non, l’espèce humaine vit quand même en sachant qu’on va mourir un jour, que tout ça se termine. Pourquoi ? J’en parlais il y a quelques temps avec mon amie Annie Le Brun.
On se posait la question et puis, on a trouvé l’explication : parce qu’on est curieux, parce qu’on veut savoir ce qui va se passer ! Dès qu’on est gosse, on veut savoir encore ce qui va se passer et c’est ça qui nous fait vivre dans un environnement qui, si nous l’analysions avec lucidité, nous donnerait peut-être… on deviendrait plutôt Schopenhauer qu’Aristote en se disant que tout ça va très mal se terminer. Non, tant qu’on peut voir des choses, nous trouvons ça formidable et nous sommes là, liés à nos yeux qui veulent encore voir ce qui va se passer !
Thomas Gauthier :
Avec ce que vous venez de dire, on arrive tout naturellement à la fin de l’entretien. La dernière question que je souhaitais vous poser, Paul Jorion. Racontez-nous un petit peu, à travers vos différentes activités, vous avez parlé de blog, vous avez parlé de chroniques, vous avez parlé d’interventions, vous avez parlé de votre travail d’auteur, racontez-nous comment vous vous efforcez d’accorder vos pensées et vos actes ? Ça se passe comment la construction intellectuelle et pratique de Paul Jorion dans ses différentes activités ?
Paul Jorion :
C’est-à-dire qu’on peut tirer des conséquences de cette réflexion en termes de « nervures du chaos », qu’il y a du chaos et qu’il y a des nervures, c’est-à-dire qu’il y a des endroits où on a plus de pouvoir qu’à d’autres. En particulier, chacun le sait, dans les périodes, je dirais, où il ne se passe pas grand-chose au plan politique, les gens peuvent débattre pour essayer d’imposer leurs idées, ça ne donne pas grand-chose mais on le voit aussi, quand on analyse des périodes révolutionnaires – et en France, nous avons quand même, je dirais, une énorme documentation sur la Révolution française – là, on voit des individus qui apparaissent et qui font une différence énorme.
Écouter le monde dans les périodes chaotiques : Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live
C’est justement mon amie Annie Le Brun qui me disait : la Nuit du 4 août, quand on abolit les privilèges, c’est un tournant. Bon, ça ne sera pas appliqué tout de suite mais c’est un tournant dans la réflexion, justement, de ces révolutionnaires. Elle me dit : « Est-ce que vous avez lu les discours dans l’ordre ? » et je dis : « Non ». Bon, alors je me suis mis à lire les discours dans l’ordre. Pourquoi ? Parce qu’il y avait quelque d’important là-dedans, parce qu’il est clair que le premier discours qui est tenu, il est clair que c’est un texte qui est lu. Bon, et en plus, on a un témoin de l’époque qui d’ailleurs annote tout ça et qui est quelqu’un qui est absolument effaré par ce qui est en train de se passer et, du coup, son indignation est très grande et il donne beaucoup de détails.
Le premier discours qui est tenu, c’est un discours qui est entièrement lu. Le second, on s’aperçoit qu’il y a déjà des références qui sont faites à ce qui était dit par le précédent. Et quand on arrive au dernier, c’est absolument improvisé. On le voit : ce n’est plus un texte qui est lu. Il y a une dynamique qui est en train de se créer, c’est-à-dire que tous ces personnages dont on a encore le nom : d’Aiguillon, Bonaparte, non ! pardon ! de Beauharnais : le beau-frère [P.J. Non ! Le premier mari de Joséphine], etc. Tous ces personnages sont là mais ils ne s’attendaient pas à changer l’histoire. Bon, la plupart sont bien entendu des aristocrates mais ils n’allaient pas là pour changer le monde mais ça s’est fait ! Leur présence, elle a fait une différence et ça, je crois qu’il faut que chacun se rende compte à sa propre échelle qu’il y a « des choses que je peux faire ».
Bien entendu, je ne parle pas de choses qu’il faut faire, comme trier les déchets, des choses comme ça mais il y a pour chacun quelque chose où on peut pousser dans la bonne direction et ça, ça demande, je dirais, peut-être un peu d’entraînement de se dire : « Quelle influence puis-je avoir en ce moment-même sur ceci ou cela ? » Et, là, je dirais que, depuis que j’ai compris ça, j’essaye d’en tirer parti, j’essaye d’en tirer parti de manière stratégique en disant… J’ai un collègue que vous connaissez de nom, c’est Frédéric Lordon qui s’est souvent caractérisé en disant : « Je vais pas parler à tel endroit parce que je devrais parler à telle et telle personne ». Ça, je ne l’ai jamais fait : j’ai toujours considéré qu’il y avait sûrement quelque chose à faire partout où on me donnait la parole :, c’était bon de la prendre et d’essayer de faire passer une partie de ce message qui est un message, bon, qui est loin d’être optimiste : c’est un message de lucidité, je le qualifie comme ça, mais qui vous permet justement, à tout moment, de comprendre ce qu’on peut faire et ne pas faire et surtout, de ne pas laisser passer des opportunités.
Et ça, je le dis souvent à mes étudiants. Quand ils me disent : « Oui, on m’a proposé ceci mais enfin, j’ai plutôt envie de faire autre chose », je dis : « Non ! ». Je dis : « Non, le monde est en train de vous dire quelque chose. Le monde est en train de vous dire ‘On a besoin de vous à tel endroit’. Vous avez peut-être cette idée préétablie que c’est à un autre endroit que vous devez aller mais écoutez cela, écoutez ça ! ».
Hegel sur "être véritablement de son temps"
Bon, ça, c’est à partir de ma propre expérience. Je peux dire que c’est une « coïncidence » qu’on m’ait fait venir en Intelligence Artificielle. Je peux dire que c’était une « coïncidence » qu’on m’ait fait venir travailler aux Nations-Unies ou bien ensuite dans la banque. Non, non, non : c’étaient des gens qui ressentaient le besoin de faire venir des gens comme moi à cet endroit-là pour faire changer les choses et, rétrospectivement, le calcul était bon et c’est ça qui m’a permis à moi de me retrouver à des tas d’endroits que je dirais inattendus mais à être parmi les pionniers de ce qu’on appelle maintenant le trading à haute fréquence, des choses de cet ordre-là, d’être parmi les premières équipes d’Intelligence Artificielle, d’être les premiers à faire des projets de développement en Afrique de telle et telle manière.
C’est ça ! En fait, il ne suffit pas de réfléchir : « Où est-ce que je pourrais faire telle chose ? » Il faut écouter ce que le monde vous dit à tel et tel moment et ça, c’est un message… Je me souviens, c’était à Saint-Etienne où, juste avant l’exposé, on m’a dit : « Vous savez, nos étudiants sont un peu déprimés, etc. ». J’ai dit : « Vous verrez, ils ne le seront plus après mon exposé parce que je vais attirer leur attention sur le fait que des périodes qui paraissent un peu chaotiques sont aussi des périodes qui permettent aux individus de se réaliser sans doute davantage qu’à des périodes beaucoup plus étales mais qui peuvent être beaucoup plus mornes du côté de la vie des individus ».
Thomas Gauthier :
Ce que je retiens de ce que vous venez de dire, c’est qu’il faut accepter finalement la nature émergente du monde dans lequel on est, certes avoir des idées, certes avoir des repères, certes avoir une boussole et des envies particulières mais aussi être en écoute, comme vous l’avez dit, du monde qui se fait chaque jour et qui se fait de manière pour partie prévisible mais pour partie aussi imprévisible, accepter aussi que l’intervention qu’on peut avoir dans le monde, justement, c’est une intervention dont on doit certainement parfaire la qualité, dont on doit polir les contours mais dont on ne doit pas forcément anticiper parfaitement quelles en seront les conséquences. On crée des espaces en fait, vous créez des espaces pour que les esprits pensent peut-être voir le monde autrement, agissent autrement dans le monde et vous ne cherchez pas à maîtriser l’étendue de ce que votre intervention va pouvoir signifier pour un auditoire, pour des étudiants. Vous essayez plutôt, vous l’avez dit, d’être à l’écoute de ce que le monde attend de vous et, ensuite, je ne dirais pas « advienne que pourra » mais d’autres vont reprendre le message, vont le déformer, l’adapter, le mettre en action dans leur environnement et vont quelque part se nourrir d’une partie de la pensée que vous aurez bien voulu partager avec eux.
Paul Jorion :
Oui, il y a une expression de l’époque des hippies : « tuned in », être en résonance avec le système. Ça aurait pu être exprimé autrement quand Hegel parle des « Grands hommes » parce que, bon, à l’époque, il prend trois exemples de « grands hommes » : Alexandre, César et Napoléon et qu’il utilise l’expression : « La différence entre eux et d’autres, c’est qu’ils comprenaient entièrement l’époque qui était la leur ».
Et je crois que ça, c’est à la portée de chacun de comprendre entièrement l’époque qui est la sienne. Il suffit de voir certains des candidats aux élections qui sont sur un continent différent et une époque différente de la nôtre. Non, il y a moyen de faire beaucoup mieux que cela mais il faut avoir, je dirais, les yeux ouverts et, surtout, être prêt à ce que la représentation ne doive plus être des représentations qui nous viennent des siècles passés et qui sont peut-être, comme on le disait tout à l’heure, en fait entièrement dépassées par l’état de la connaissance maintenant de l’univers physique et de la connaissance que l’on peut avoir du fonctionnement même des êtres humains.
C’est pour ça que, pour moi, la connaissance de type psychanalytique est très importante parce qu’elle donne une représentation beaucoup plus lucide, beaucoup plus réaliste, du véritable fonctionnement de l’être humain où tout n’est pas une question de « conscience qui a la volonté à sa disposition, qui a des intentions, qui va réaliser ses intentions ». Tout ça, ce sont des visions simplifiées qui conduisent à des catastrophes éventuellement.
Il faut avoir une représentation, je dirais, beaucoup plus en phase avec notre véritable comportement, avec toutes ces ambigüités, avec toutes ces ambivalences, avec tous les ratés qui font, je dirais, le caractère « charmant » de l’être humain et qui ne sera pas celui du robot. Mais il faut en profiter parce que, justement, le temps presse !
Le temps presse : il faut absolument que des prises de conscience de ce type-là aient lieu très très rapidement et aussi que les moyens financiers puissent être mis à la disposition des changements radicaux qui doivent être faits. Or, malheureusement, comme on a commencé par le dire : les cadres ont leur inertie à eux qui ne se prête en général pas à cela.
Thomas Gauthier :
Alors, vous avez partagé avec nous plusieurs questions au sujet de l’avenir. Vous avez ensuite partagé avec nous des repères qui nous viennent de l’histoire et qui peuvent nous permettre de mieux comprendre le présent et de mieux préparer l’avenir et puis, là, vous venez de partager une partie de votre intimité, de vos manières d’agir, de vos manières d’intervenir. On a passé un petit peu plus d’une heure ensemble. Je tiens à vous remercier, Paul, pour votre disponibilité et j’espère avoir l’occasion de vous recroiser très bientôt. Merci beaucoup !
Paul Jorion :
Très volontiers !
Thomas Gauthier :
Merci beaucoup d’avoir écouté ce nouvel épisode de Remarquables. Pour ne rien rater des prochains épisodes, abonnez-vous sur votre plateforme favorite et n’hésitez pas à laisser une note et à parler du podcast autour de vous. À bientôt !
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