Deuxième (sur 3) partie du podcast Remarquables. #9 Paul Jorion
Thomas Gauthier :
J’aimerais qu’on revienne un tout petit instant sur votre exemple du film « Contagion » et d’autres exemples que vous avez abordés également. En fait, ça me fait penser à toute la réflexion, je crois, de Bergson sur la dichotomie entre le réel et le possible. Il me paraît extrêmement difficile de faire pleinement prendre conscience à des dirigeants notamment de la possibilité de différents futurs. La prospective, elle est là a priori pour produire différents futurs, pour s’en servir ensuite de trame de fond qui permette de comprendre autrement le présent mais croire en un possible ne paraît envisageable qu’une fois que ce possible est devenu réel et Bergson nous dit : « Le réel, en fait, précède le possible. C’est lui qui rend possible de tout temps quelque chose qui était là ».
Comment, selon vous, quel peut être un mécanisme ou quels pourraient être des mécanismes qui pourraient donner un statut plus sérieux finalement à différents futurs plutôt que ces futurs restent lettre morte ? Vous avez fait partie des rares personnes à avoir anticipé la crise de 2008. Comment est-ce que l’on hisse des futurs possibles, qui ont été produits de manière rigoureuse, basés sur l’intuition, l’observation, le raisonnement, comment est-ce qu’on les hisse à la hauteur d’objets qui deviennent des outils d’aide à la décision publique et non pas des regrets que l’on a une fois que le réel a finalement actualisé le possible ?
Paul Jorion :
La raison – et ça, je dirais, c’est une constante dans l’histoire des êtres humains – les mondes ne comprennent pas ce qu’est l’état actuel de la science. Il y a une expérience qui avait été…
Un des grands historiens philosophe des sciences, Paul Feyerabend, rapporte dans un de ses livres, il rapporte l’expérience suivante : « On demande à des professeurs de lycée en Allemagne, on leur pose une petite question de physique : il y a un bateau qui passe sous un pont mais il y a aussi un personnage sur le pont. Le personnage en haut du mât du bateau et celui sur le pont, simultanément, vont faire tomber un boulet. Va-t-il tomber au même endroit sur le pont du bateau en déplacement ? Et si non, pourquoi vont-ils se trouver à un autre endroit ? ». Plus de la moitié des professeurs de lycée ont donné la mauvaise réponse. Ils ont donné la réponse dans le système d’Aristote. Ils n’ont pas donné leur réponse par rapport à la loi de l’inertie. Ils n’ont pas donné celle de Galilée. Celle de Galilée est connue depuis, quand on a fait l’expérience, depuis 4 siècles. Ce n’est pas encore entré dans les représentations.
Dans les années 60-70-80, etc., on commence à comprendre ce qu’on appelle les dynamiques discrètes non-linéaires. On appelle ça aussi « théorie du chaos », « attracteurs étranges », etc., c’est-à-dire qu’on s’aperçoit que dans l’avenir, il n’y a pas que des plages d’inconnaissables. Il n’y a pas que du contingent. L’avenir par rapport au présent qu’on connaît a des qualités différentes. J’avais écrit un article, ça devait être… C’était à la fin des années 80, je crois que c’est un article de 1988 ou quelque chose comme ça. J’avais appelé ça à l’époque où on découvrait ces choses-là « Les nervures du chaos ».
« Les nervures du chaos » ou une physique sociale de Durkheim à Lacan a paru dans Synapse, mai 1988, n°44 : 30-40
Pourquoi l’expression de nervures ? Pour prendre l’image d’une feuille. Il y a des endroits dans la feuille qui vous paraissent homogènes mais il y a des endroits où il y a des nervures. Il y a quelque chose qui est plus solide. Il y a quelque chose qui peut nous donner l’image d’une représentation de l’avenir où il y a des nervures et c’est ça qui permet à un certain nombre de personnes non pas d’être des prophètes comme on les appelle avec, je dirais, un peu de mépris mais au contraire de s’intéresser à ces nervures et de dire à certaines époques : « Est-ce qu’il va y avoir un krach boursier ? » et de dire : « Je n’en sais rien parce qu’il y a tellement de facteurs en ce moment qui rendent très difficile de faire une prévision » mais à d’autres moments, de dire : Il y a une ligne continue qui vient d’un secteur qui est un secteur, je dirais, minime, minime dans l’économie américaine, le secteur des subprimes. Prêter de l’argent pour acheter des maisons à des gens qui sont pauvres. Bon, ça ne représente pas grand-chose véritablement dans l’économie américaine en chiffres si ce n’est qu’il y a une ligne directe entre cela, le fait qu’on titrise ces prêts, que ces prêts titrisés vont à l’intérieur des portefeuilles des banques et à des endroits privilégiés plutôt que de les vendre à des clients parce que les calculs qu’on fait, les calculs de risque montrent que ce sont des produits à la fois très très peu risqués et avec des taux d’intérêt importants. Donc il y a une ligne qui va de ce monsieur qui n’a pas assez d’argent pour acheter une maison mais qui va trouver une compagnie, une banque qui va le rendre possible parce qu’elle est dans une logique de pyramide, une logique de cavalerie. Il y a un lien entre cela et une catastrophe au niveau financier.
Alors, cette idée qui date des années 70-80, elle n’est pas encore véritablement dans les représentations de nos scientifiques. Ça fait un demi-siècle plus tard. On n’en est pas encore là. On a, comme vous dites, des gens qui… Moi, j’ai vu des gens de bonne foi aller à des colloques ou à des conférences où j’étais invité comme invité d’honneur et cette autre personne aussi qui intervenait après moi, qui disait avec un petit sourire : « Mais tout le monde sait que ce n’était pas prévisible », l’air de dire : c’était un coup de chance de votre part. Cette personne n’avait pas les connaissances, je dirais, que nous avons maintenant en physique pour comprendre que, si, bien sûr, c’était possible et que ce n’était pas l’équivalent de lire dans du marc de café, que c’était simplement de comprendre comment nos systèmes physiques fonctionnent. Comme vous le faites vous-même quand vous parlez en termes de complexité croissante. La complexité ne croit pas à la même vitesse partout. Quand M. Greenspan, à la tête de la Federal Reserve, dit : « Il y a un certain différentiel dans le prix des maisons par rapport à des choses qui se passent dans le secteur des services qui s’expliquent simplement par le fait que l’informatisation, la numérisation ne va pas, n’a pas de conséquence aussi immédiate dans la construction neuve qu’elle a dans les bureaux » (où on emploie à ce moment-là, on commence à utiliser de manière systématique des traitements de texte), il a raison. C’est un monsieur qui se trompe par ailleurs sur beaucoup de choses en économie mais là, il a raison de dire ça. Il le voit, il le voit et ça, malheureusement, non, nos dirigeants ont souvent comme une représentation du monde comme fait de futurs contingents comme on disait au Moyen-âge, c’est-à-dire où tout ça se vaut, tout est possible. « Il est possible que les Russes recourent à l’arme thermonucléaire mais il est possible aussi qu’ils ne le fassent pas et tout ça dépend un petit peu… » C’est toujours cette représentation de l’avenir comme joué aux dés. Non, non, nous faisons des simulations depuis les années 80. Nous pouvons regarder différents scénarios. Nous pouvons faire ce qu’on appelle utiliser des techniques de Monte Carlo, de simulations de Monte Carlo pour voir ce qui est quand même le plus probable dans telle ou telle direction.
Le rapport Meadows, le rapport de Rome en 1972, n’aurait pas été possible s’il n’y avait pas des gens qui avaient compris qu’on pouvait faire des modèles de ce qui allait se passer et tous leurs modèles étaient excellents. La preuve, c’est qu’on entre, on a dépassé le sommet dans la plupart de ces courbes et qu’on est en train d’être dans la phase descendante où la désorganisation va venir non pas comme quelque chose que l’on recherche, pas comme le résultat de personnes ayant voté en majorité pour la décroissance dans les élections mais décroissance de fait qui nous sera imposée par la réalité et la manière dont elle évolue dans un contexte où nous continuons à être de plus en plus nombreux.
Thomas Gauthier :
Vous avez parlé du rapport Meadows qui fête, je crois, cette année ses 50 ans. Je trouvais ça intéressant d’ailleurs que sur cette période de temps, cette longue période de temps, l’approche par la dynamique des systèmes, l’approche par un certain nombre de déterminants physiques ait été reléguée au deuxième plan derrière une approche plus économique peut-être faite de récits sur le fonctionnement de la société et de l’économie qui n’intègre pas pleinement ces déterminants physiques qui nous reviennent quelque part au visage, dont nous parle très bien le GIEC avec une méthode scientifique pour exprimer un certain nombre de faits et j’ai l’impression qu’aujourd’hui, ce qui est extrêmement pénible et compliqué, c’est que les grands narratifs, les récits qui nous structurent, qui parfois au contraire nous déstructurent, ne peuvent plus s’affranchir d’une compatibilité avec les déterminants physiques dont on réalise qu’ils sont bien là. On parle du dépassement d’une 6e limite planétaire. On parle de l’érosion de la biodiversité et de tout un tas d’autres cataclysmes écologiques. Bref, la physique et la biologie peut-être, dont vous parlez également, font un retour en force dans des récits dont on pense qu’ils sont exclusivement sociaux alors qu’en fait non, il existe une part de prédétermination et une part de détermination de plus en plus prégnante parce qu’on ne peut pas s’extraire, on ne peut pas s’affranchir du substrat biophysique dont on fait nous-mêmes partie, sauf à souhaiter terraformer une autre planète et se dire que la parenthèse sur Terre peut se refermer.
Paul Jorion :
Oui, et malheureusement, nous sommes dans un système économique où il nous paraît absolument normal qu’il y ait une notion qu’on appelle la valeur ajoutée, qu’on soit taxé sur la valeur ajoutée, que la croissance soit constituée d’un différentiel entre la valeur du PIB d’une année sur l’autre et que ce différentiel, ce soit la somme des valeurs ajoutées dans un contexte où… Qu’est-ce que c’est que cette valeur ajoutée ? c’est la différence entre ce qu’on appelait à l’école primaire le prix de vente et le prix de revient et plus la différence entre le prix de revient et le prix de vente est élevée, plus on considère qu’il y a de valeur ajoutée, plus le PIB est en hausse, plus il y a possibilité de croissance, ce qui veut dire qu’il y a là, à la base de ce système tout entier, un système où, si le vendeur gruge davantage l’acheteur, il y aura, on considèrera qu’il y a création de richesse nationale et que ça va dans la bonne direction !
Quand je parle de la finance, d’une finance tout à fait inadaptée à notre réalité, c’est comme ça et je ne parle pas d’ajouter des taxes vertes et des machins comme ça : tout ça est encore dans la même logique en réalité. Ce qui fait que, bon, on ne sort pas de ce cadre-là. Non, il faudrait sortir du cadre et qu’on n’ait pas des systèmes qui dépendent entièrement du fait qu’il y ait de la valeur ajoutée et que c’est une bonne chose et qu’au moment où tout est en train de se déglinguer, les politiques nous disent : « Oui, mais la croissance va revenir ! » et les écologistes disent : « Quelle horreur ! Il ne faut surtout pas : il faut aller dans l’autre direction ! ». Nos systèmes ne peuvent pas le faire, ne peuvent pas le faire. Cette logique du profit est tellement… On ne la voit même pas. Quand je dis à quelqu’un, je dis : « C’est le capitalisme », il dit, les gens me répondent : « Mais non, c’est la nature, c’est la nature humaine ». Non, la nature humaine, ce à quoi ils pensent, à la logique essentielle du capitalisme, c’est le partage du risque. C’est ça qui est une bonne chose.
Partage du risque dans le système capitaliste originel
Sans le partage du risque, on ne serait jamais arrivés où nous sommes arrivés. C’est le partage du risque qui était la partie importante de ce système capitaliste : que celui qui est propriétaire permette à celui qui peut travailler la terre de travailler avec lui et qu’on partage le profit, que ça ne soit pas un loyer, qu’on ne dise pas à celui qui va travailler la terre : « Il faut que tu me payes autant chaque année ». Non, quand il y aura beaucoup, chacun prendra la moitié. Quand il y aura beaucoup, il y aura beaucoup pour tout le monde et quand il y aura peu, il y aura peu pour tout le monde. C’est ça, c’est ça la logique fondamentale du système capitaliste et elle est excellente. C’est le partage du risque. Mais si le rapport de force devient ridicule au point que ce soit le propriétaire qui prend les 9/10e de ce que le moissonneur qui aura planté aura produit, à ce moment-là, non, le système ne peut pas continuer. Or, c’est vers ça que nous allons. Nous avons des systèmes où la richesse est de plus en plus concentrée. Ce n’est pas la logique de départ qui est faussée : c’est la manière dont nous appliquons, où nous laissons s’appliquer ces systèmes.
Thomas Gauthier :
Il vous reste, Paul, une troisième question à poser à l’oracle. Donc, vous avez parlé de conflit thermonucléaire. Vous nous avez parlé ensuite d’horizon 2100. Quelle est la troisième question que vous souhaiteriez poser à l’oracle ?
Paul Jorion :
Là, c’est une question, je dirais, un peu plus intellectuelle parce que j’aurai épuisé celles qui sont vraiment vitales pour le genre humain. C’est lié au fait que, bon, à la fin des années 80, on a eu l’amabilité de me recruter. Alors, bon, c’était vraiment une question de hasard, on m’a recruté… C’était pas un hasard qu’on s’adresse à moi mais c’était un petit peu un hasard qu’on permette à quelqu’un qui n’avait pas travaillé dans ce domaine-là, de l’Intelligence Artificielle, qu’on l’invite. Je commençais à m’intéresser vraiment très fort à la possibilité que, au cas où nous nous révélions, nous, êtres humains, trop fragiles, la possibilité que nous transmettions un héritage qui est l’héritage de la culture humaine de cette complexité dont vous parliez tout à l’heure, que nous la transmettions à des êtres plus robustes que nous.
Bon, c’est Martin Rees, l’Astronome royal britannique, qui a dit un jour et il avait bien raison : « Vous pensez vraiment que des créatures comme nous qui doivent respirer toutes les 4 secondes un air non pollué, qui doivent toutes les heures boire une eau qui ne soit pas contaminée, qui soit potable, qui doivent manger ce qu’on appelle des aliments assimilables, etc., vous croyez vraiment qu’une espèce comme celle-là est véritablement solide et robuste ? Est-ce qu’elle va pouvoir vivre indéfiniment ? ». Il avait raison de dire ça. Sur quoi est-ce qu’il a attiré l’attention ? Sur la possibilité que notre technologie, qui est un miracle de ce que nous avons pu inventer comme espèce, nous permette de créer des créatures plus robustes qui n’ont pas besoin de boire. Il y a des outils d’exploration sur la planète Mars en ce moment qui n’ont pas besoin de boire de l’eau, qui n’ont pas besoin de respirer, qui sont là et qui font un boulot extraordinaire.
IA, Principes des systèmes intelligents
Alors, j’ai commencé à m’intéresser à ce domaine à cette époque-là et j’y reviens, j’y reviens un peu malgré moi mais avec très grand plaisir parce qu’on me considère maintenant comme un pionnier sur un certain nombre de choses, parce que j’avais proposé des systèmes fondés sur une simulation de l’humain davantage que simplement, je dirais, des recettes d’ingénieur, c’est-à-dire mettre une dynamique d’affect à l’intérieur du système, de tenir compte de ce qu’a pu dire la psychanalyse sur le fonctionnement des êtres humains, qu’il faut qu’il y ait une instance un petit peu comme l’inconscient, qu’il faut un peu comme un Moi qui dirige les choses mais qu’il faut aussi un Surmoi qui opère une sorte de transition, qui fasse des choix, qui filtre entre ce que l’inconscient propose et ce que le Moi décidera de faire ensuite. Ce sont des choses qui sont assez évidentes mais qui n’avaient jamais été, entre 1990 quand j’ai arrêté de travailler de ce domaine-là et maintenant, qui n’avaient jamais été mises en application. On n’avait pas cherché de ce côté-là. On commence à le faire maintenant, c’est pour ça qu’on vient très gentiment me rechercher, ce qui me fait très plaisir, et on peut, l’environnement permet d’aller beaucoup plus vite maintenant. Les outils graphiques, il fallait les inventer soi-même pour représenter un réseau. Il fallait faire un petit logiciel soi-même pour le faire. Maintenant, ça existe, vous pouvez mettre n’importe quel type de données et il y a une représentation en trois dimensions, même davantage de dimensions, que vous pouvez produire. Quand vous parliez de manière, je dirais, tout à fait abstraite que peut-être un robot qui parlerait de telle manière, on aurait le sentiment qu’il y a l’équivalent d’une conscience en lui. Maintenant, des petits robots comme ça, vous pouvez les acheter sous forme de modules. Vous pouvez les simuler sur l’ordinateur. C’est très très facile.
Donc, ma troisième question, ce serait la suivante : Est-ce que nous parviendrons, nous, êtres humains, à établir véritablement des colonies, je dirais, pérennes, qui resteraient, sur d’autres planètes ? Est-ce que nous arriverons à transmettre à des machines autonomes l’essentiel de nos cultures humaines ? Nous savons maintenant… Un robot qui a entièrement lu Wikipédia et qui sait entièrement tout ce qu’il y a dans Wikipédia, nous savons le faire mais est-ce qu’il peut prendre des décisions à partir de là ? Non, on n’est pas encore là.
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