François Gemenne produit une densité impressionnante de pensées politiquement incorrectes en ce moment. Après avoir subi une lourde frustration, à cause de la défaite des écologistes français, malgré l’expertise qu’il a prêtée au candidat Jadot, et en plein questionnement existentiel sur le rôle des scientifiques et des intellectuels face à l’Ecocide mondial, il ne mâche plus ses mots.
Dernier exemple en date ici :
🗣️ « Si les gens veulent se suicider collectivement, c’est leur responsabilité, c’est leur droit, suicidez-vous » prévient le scientifique @Gemenne sur l’échec de la politique climatique
— franceinfo plus (@franceinfoplus) May 26, 2022
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Si les gens veulent se suicider collectivement, c’est leur responsabilité, c’est leur droit, suicidez-vous »
Je suis 100% d’accord.
Mon ami et coauteur Thibault et moi, durant les longues conversations philosophiques que nous avions en marchant (très important de débattre en marchant !), sommes arrivés à la même conclusion, simple mais néanmoins énorme de conséquences, qu’on peut formuler de différentes manières :
– Si l’espèce humaine ne veut pas survivre à long terme, elle ne survivra pas à long terme (car elle ne se donnera pas les moyens d’y parvenir).
– Si au sein de l’espèce humaine, figure une majorité qui ne veut pas survivre à long terme, face à une minorité impuissante à la discipliner, alors l’humanité ne survivra pas à long terme.
– Si, au sein de l’espèce humaine, figure une minorité qui ne veut pas survivre à long terme, qui est assez puissante pour empêcher la minorité de la contrecarrer, et assez puissante pour emporter tout le monde dans la tombe, alors … idem.
– Si, dans n’importe quelle démocratie, la majorité ne veut pas de la transition écologique pour sauver l’humanité (/se sauver elle-même), et peut imposer ses vues à la minorité, alors … idem.
De manière intéressante, selon les théories du pouvoir issues de l’intuition géniale de La Boétie, ces conclusions sont identiques pour une dictature, contrairement à ce que beaucoup imaginent. Car selon La Boétie, le pouvoir du dictateur repose sur l’adhésion, ou du moins l’assentiment passif, de la majorité face à la minorité de la clique au pouvoir. Dès lors, les conclusions qui précèdent s’appliquent également aux régimes dictatoriaux :
– Peu importe la volonté du dictateur, même « écologiste éclairé », et/ ou la volonté de l’oligarchie/clique dictatoriale, si la majorité de la population ne souhaite pas s’engager dans la transition écologique, alors … idem.
C’est une conclusion nécessaire, sur la puissance d’agir collective qui ne peut pas être pilotée « malgré elle ».
C’est une conclusion fondamentale qui porte sur l’impuissance ultime de la minorité éclairée et engagée : elle ne pourra pas sauver l’humanité si l’humanité ne veut pas se sauver. (on peut remplacer le mot humanité par société, peuples, nations, etc. la conclusion a un caractère « fractal »).
Il est intéressant de constater que c’est la même conclusion en psychologie : si une personne ne veut pas vivre / se respecter / se soigner / se défendre / se développer / s’en sortir / etc. nul, pas même le meilleur thérapeute ou le meilleur parent ou ami, ne pourra sauver cette personne d’elle-même, contre elle-même, à ses dépens, malgré elle.
Cette conclusion vaut aussi en géopolitique : nul sauf le peuple russe ne pourra abattre Poutine, ou du moins, un régime russe autoritaire. Idem aux USA, personne ne peut voter contre Trump sauf les Américains. Idem pour l’Allemagne nazie, il appartenait collectivement à la majorité du peuple allemand d’empêcher la montée au pouvoir d’Hitler. Toujours dans la conception du pouvoir selon La Boétie.
Je ne peux pas m’empêcher de penser alors aux notions d’Eros et de Thanatos. Si la pulsion de mort, active ou passive, si la pulsion nihiliste est majoritaire au sein de l’espèce humaine, si elle ne peut plus laisser s’épanouir sa pulsion de vie, Eros, alors l’espèce humaine disparaîtra.
Et l’éventuelle minorité éclairée, active, engagée, désireuse de vivre et que vive l’humanité, ne pourra rien y faire, si ce n’est tâcher de vivre elle-même, et même de survivre à la pulsion de mort de l’immense majorité sur Terre.
Je trouve ces pensées extrêmement réconfortantes pour le citoyen engagé, le militant, l’activiste, l’intellectuel.
Si malgré tous nos efforts, nous échouons, ce n’est pas faute de solutions techniques, de moyens financiers, d’une pseudo « ignorance » de la population qu’il suffirait d’éclairer, ni de « grands complots ». Si la trajectoire humaine se poursuit globalement vers l’abîme, c’est parce que la majorité l’accepte béatement.
A un moment donné, il faut renvoyer à autrui sa propre responsabilité et à soi-même notre propre impuissance : je ne peux pas te sauver malgré toi… et j’accepte que ta pulsion de mort m’entraîne dans ta chute malgré moi. Néanmoins, je ne suis pas dupe : tu es responsable de ta chute, et éventuellement de la mienne aussi, pas moi.
Donc en pratique, la majorité peut (capacité) suicider la minorité. En éthique, la majorité n’a pas ce droit. Mais ça nous fait une belle jambe…
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