La première impression sur l’intervention de Mikhaïl Khodarionok le 16 mai est indubitablement positive. Lorsqu’on creuse… Mais n’allons pas trop vite en besogne.
Qui est Mikhaïl Khodarionok ? C’est un journaliste spécialisé défense, qui a la particularité d’avoir une longue expérience militaire – raison sans doute de son réalisme.
Et il n’en est pas à sa première intervention dans les médias russes en ce sens. Il y a quelques jours, toujours dans une émission de débat à une heure de grande écoute, il avait déjà parlé avec un ton tout à fait différent de la surexcitation irréaliste qui domine les médias russes, mettant en avant les difficultés d’une mobilisation à grande échelle.
Sachant que les chaînes russes sont totalement sous contrôle de l’Etat, la question est comment faut-il interpréter le fait qu’une telle personne soit tout à coup mise en position de pouvoir s’exprimer ? Hypothèse optimiste : cela pourrait être la préparation d’un virage propagandesque dans un sens modéré.
L’hypothèse optimiste est renforcée lorsqu’on vérifie ce que disait Khodarionok avant le début de l’invasion. Il avait notamment écrit le 3 février un texte remarquable – et cinglant – pour mettre en garde contre l’irréalisme de ceux qui prétendaient alors pouvoir vaincre l’Ukraine « en quelques heures » Je n’en reproduis que quelques extraits :
À propos des faucons enthousiastes et des coucous précipités
(…) Affirmer que personne en Ukraine ne défendra le régime signifie, en pratique, une ignorance complète de la situation militaro-politique et de l’humeur des larges masses populaires de l’État voisin
(…) Les réserves d’armes prometteuses et de haute précision dans les forces armées russes ne sont pas de nature illimitée
(…) On oublie un peu que les formations armées de l’opposition afghane lors du conflit de 1979-1989 ne disposaient pas d’un seul avion et pas d’un seul hélicoptère de combat. Et la guerre dans ce pays a duré jusqu’à 10 ans. Les combattants tchétchènes n’avaient pas non plus un seul avion. Et la lutte contre eux a duré plusieurs années et a coûté beaucoup de sang et de victimes aux forces fédérales
(…) Au cours des sept dernières années, une armée qualitativement différente a été créée en Ukraine, sur une base idéologique complètement différente et en grande partie sur les normes de l’OTAN
(…) « Ne méprise jamais ton ennemi, ne le considère pas comme plus stupide et plus faible que toi. »
(…) Les États-Unis et les pays de l’Alliance de l’Atlantique Nord vont entamer une sorte de réincarnation du prêt-bail, sur le modèle de la Seconde Guerre mondiale
(…) L’armée russe, au cours d’une guerre hypothétique avec l’Ukraine, pourrait rencontrer bien plus que Stalingrad et Grozny
Eh bien, Khodarionok avait compris beaucoup de choses en effet ! Davantage non seulement que ceux qui hallucinaient une victoire en quelques heures, ce qui n’est pas difficile, mais surtout que la quasi-totalité des analystes occidentaux qui s’attendaient à une victoire russe rapide. Il avait vu à l’avance beaucoup des caractéristiques de cette guerre qui ont surpris beaucoup d’autres experts.
Si j’ajoute que ce texte du 3 février se terminait sur la recommandation « Que certains experts russes surexcités oublient leurs fantasmes de haine », vous conviendrez que l’hypothèse favorable semble sérieusement renforcée. C’est-à-dire que nous avons à faire à une personne non seulement compétente et réaliste, mais encore décente, et que si le pouvoir lui permet de s’exprimer à ce moment-là, c’est certainement pour préparer un virage vers plus de modération et moins de sang.
Oui, mais… ça, c’était le 3 février. Avant l’invasion.
Ce qu’a dit Mikhaïl Khodarionok récemment ?
Des évaluations relativement positives de l’évolution des combats dans le Donbass, Ainsi, le 16 mai, « Un expert militaire a comparé le travail de l’armée russe aux actions d’un boa constrictor »
Selon lui, l’armée russe broie lentement mais sûrement la défense de la partie ukrainienne, épuisant ses ressources, notamment en détruisant l’équipement et la main-d’œuvre de l’ennemi.
« Les actions de nos troupes me rappellent les actions d’un boa constrictor. A chaque souffle de l’ennemi, les anneaux du boa constrictor se compriment de plus en plus. Nous sommes en droit de compter sur des succès majeurs pour nos troupes. Nos troupes avancent. Nous attendons tous des résultats positifs »
Que vaut la comparaison « boa constrictor » ? Aucune idée. Ça dépend de l’évaluation des pertes ukrainiennes en hommes entraînés et matériel, comparées à celles de l’armée russe, et des capacités respectives de reconstituer ces pertes avec matériel et personnel entraîné. Or les seules informations plus ou moins fiables concernent les pertes russes, les pertes ukrainiennes et tout le reste c’est confidentiel.
Mais surtout, le 28 avril, « Un expert militaire a exhorté la Russie à abandonner l’humanisme dans l’opération spéciale »
« La guerre prend une tournure extrêmement dangereuse pour notre pays. Nous devons partir du fait que le danger pour notre pays est exceptionnellement grand et que nous n’avons pas utilisé toutes les possibilités dont nous disposons. Mais reporter cela et être guidé par des objectifs humanistes n’est plus pertinent »
Cette idée que l’urgence pour l’armée russe en Ukraine serait d’ »abandonner l’humanisme » ! Après avoir écrasé une ville entière sous les obus (Marioupol), après de nombreux cas d’atrocités autour de Kiev, et d’autres crimes de guerre ailleurs !
Khodarionok n’est hélas pas en train de travailler à influencer dans un sens de modération, comme il est tentant de le supposer en visionnant ce seul passage de son intervention. Il est possible qu’il soit en train de peser dans le sens de l’escalade du conflit. Et s’il fournit à une heure de grande écoute une évaluation réaliste – voire pessimiste – de la situation stratégique de la Russie et des difficultés auxquelles Moscou est confronté… cela pourrait bien être pour défendre la nécessité d’aller plus loin et plus fort, et préparer les Russes à soutenir des décisions en ce sens de Vladimir Poutine.
Un sentiment personnel, je suis frappé de la rapidité à ce qu’une personne qui le 3 février défendait une position décente « Que certains experts russes surexcités oublient leurs fantasmes de haine » soit passé le 28 avril à « Être guidé par des objectifs humanistes n’est plus pertinent« .
Moins de trois mois… En temps de guerre, les pentes morales peuvent se descendre vite. Ce n’est certes pas nouveau, Clausewitz déjà parlait de « montée aux extrêmes », mais en voir un exemple en direct je trouve ça impressionnant.
Laisser un commentaire