« La conquête de l’Amérique centrale et du Sud par l’Espagne » est une leçon de mon cours « Éléments d’anthropologie culturelle », donnée l’année dernière dans le cadre du Diplôme Universitaire de Criminologie interculturelle de l’Université catholique de Lille.
Avec la conquête de l’Amérique centrale et du Sud par l’Espagne, deux continents entrent en contact, causant des ravages considérables du fait du contact de ces deux cultures ignorant jusque-là tout l’une de l’autre. La différence avec les cas précédents, c’est que les ennemis représentants d’une autre culture sont alors des gens connus depuis toujours : « Nos ancêtres les connaissaient déjà. » Pensons à la Grèce antique et aux Perses. Guerre classique, entre les Perses et les Grecs mais il s’agit de part et d’autre de gens dont on sait qui ils sont : les différences entre eux sont. connues. On peut comprendre leur langue parce qu’elle est familière depuis très longtemps. De plus, de nombreuses personnes appartiennent aux deux cultures. Les Grecs peuvent décrire les Perses. Les Perses peuvent décrire les Grecs. On sait de part et d’autre à qui on a affaire.
Des contacts ont lieu entre l’Occident et la Chine. Ce n’est pas tellement par la voie maritime parce qu’il est extrêmement compliqué de partir d’Occident et d’aller en Chine avant l’existence du canal de Suez. C’est par des voies intérieures terrestres mais qui impliquent soit de traverser des chaînes de montagnes absolument impressionnantes, soit de traverser des déserts pendant des jours et des jours.
Mais avec l’Espagne et le Mexique, le Pérou ensuite, nous avons affaire donc à tout à fait autre chose : deux populations qui n’ont pas la moindre idée de qui sont les autres, qui se découvrent au moment même et immédiatement dans la guerre. Les envahisseurs découvrent un pays en guerre, où ils vont rencontrer des personnes qui leur proposent d’être leurs alliés et d’autres, en face, qui seront les ennemis. Et, en règle générale, les populations opprimées, les populations réduites en esclavage, par une population dominante, se rangent d’enthousiasme aux côtés d’alliés potentiels inespérés, venus d’entièrement ailleurs, dont on considère qu’ils vont permettre de rétablir sinon un équilibre, de modifier en tout cas le rapport de force entre les parties en présence.
Pourquoi s’intéresser en particulier à la conquête du Nouveau Monde par les Espagnols ? Précisément parce qu’il y a là une spécificité tout à fait remarquable qui n’apparaît pas ailleurs dans l’histoire de l’humanité : la rencontre de deux cultures qui ne savent absolument rien l’une sur l’autre, et deux cultures qui sont brutales chacune à sa manière, qui peut d’ailleurs être partagée sur certains aspects, ce qui va produire un cocktail explosif qui va déboucher sur, est-ce un génocide au sens d’une destruction systématique et voulue d’une population par une autre ? à ce que nous pouvons comprendre, non, ce qui n’enlève rien au nombre de massacres. On constate une déperdition de la population tout à fait considérable dans la période qui suit la rencontre de ces deux cultures. Et, chose particulièrement intéressante pour l’anthropologue : il y a des récits produits de part et d’autre, qui offrent une représentation d’une culture vue à partir de l’autre, sur la découverte de ces gens dont on ne sait absolument rien et à propos desquels il faut supputer ce qu’ils sont exactement. Et il se fait que très rapidement après la rencontre, nous avons des textes produits en nahuatl, la langue locale des Aztèques, des récits de ce qui se passe, grâce à l’écriture dans notre alphabet que les Franciscains mettent au point pour cette langue, ce qui va permettre que des événements ne soient plus seulement rapportés à l’aide de petits tableaux mais dans de véritables textes et qu’il soit donc désormais aisé pour tous les acteurs d’enregistrer leur récit, de le retranscrire sous la forme d’un texte reproductible en de nombreux exemplaires.
Les Aztèques et les Incas vont se ranger dans la catégorie familière des « Barbares »
Aucune question ne se pose à aucun moment de savoir si les gens qu’on découvre là et qu’on peut éventuellement massacrer, avoir pour eux un mépris absolu, etc., ont ou n’ont pas une âme. Aussitôt, la population se mélange. Aussitôt, les conquistadors prennent comme maîtresses des femmes locales et, très rapidement, les épousent selon les sacrements de l’église. C’est-à-dire qu’il n’y a pas la moindre hésitation. Il y a très rapidement des enfants qui sont des métis. Je vous ai déjà dit un mot de La Malinche, donc cette femme qui sera la femme de Cortés.
Donc, il y a là quelque chose d’extraordinaire pour essayer de comprendre ce qu’est l’être humain : une véritable situation de laboratoire qui montre à la fois les catastrophes que ça peut produire mais, en le mettant en perspective toutefois, en se disant : « Ce n’est pas à l’occasion de la rencontre entre les Amérindiens et nous que nous découvrons la guerre et les massacres : nous faisions déjà cela de notre côté, et eux du leur ». Mais là se trouve l’opportunité d’une combinaison démultipliée, d’un décuplement des effets, en raison du fait que manque toute règle commune. On pourrait dire que quand des Espagnols et des Français se battent, on sait ce que c’est que la cruauté : elle est définie de la même manière, mai là, non : il y a révulsion mutuelle quant à la manière de faire du parti d’en face.
Un exemple de cela. Lors des premiers grands repas entre gens qui se rencontrent au niveau des conquistadors, dont l’un, Cortés, est marquis dans son pays, l’autre Moctezuma, est empereur, les Aztèques aspergent de sang la nourriture avant de la distribuer. Les Espagnols trouvent cela cependant absolument répugnant, alors même que la plupart sont des soldats ou des mercenaires et que la plupart des conquistadors sont motivés quasi uniquement par le souci de trouver de l’or, de même évidemment que les sacrifices humains.
Rappelez-vous les leçons sur l’histoire de l’anthropologie, et en particulier, la classification qu’établissaient les anthropologues « évolutionnistes » qui avaient recyclé des mots existants, repris à la Grèce antique, parlant de Sauvages, de Barbares et de Civilisés, pour en faire trois stades de civilisation.
« Sauvage » vient du latin silvaticus : personnes habitant la forêt, des gens dont la culture matérielle, est en général, extrêmement rudimentaire par rapport à ce que connaissent les Romains.
« Barbare », celui qui parle en borborygmes : des propos incompréhensibles qui rappellent les gargouillis des intestins, parce qu’il parle une langue étrangère. l’exemple même en est offert pour les Grecs anciens par les Perses. « Ce sont des gens pratiquement comme nous mais ils ont d’autres habitudes et ils parlent une autre langue. » La définition de barbare, c’est « quelqu’un semblable à nous mais qui ne parle pas grec. » Les Barbares aux yeux des Romains, de manière tout à fait typique, ce sont les tribus germaniques.
Le « Civilisé », du mot latin « civilis », qui vit en ville. C’est celui qui, non seulement est comme nous mais qui parle grec également. Et donc, avec cette possibilité très facile pour un Grec vis-à-vis de ses voisins, de passer de barbare à civilisé en apprenant le grec et en commençant à parler le grec.
Quand les Espagnols découvrent les Aztèques, les Incas, voilà des gens qui tombent de manière quasi-automatique, comme des exemples tout à fait remarquables, sans hésitation possible, dans la catégorie des Barbares. Ils ne connaissent pas un certain nombre de choses qui semblent évidentes aux Espagnols, comme l’écriture, la roue, la confection d’objets en métal, et, plus sérieux encore, ils ne connaissent pas, à leurs yeux, la « vraie religion ».
Il y a là chez les Aztèques, des choses qui sont familières à des Occidentaux : de grandes cérémonies, des pyramides, de splendides fresques. Le sacrifice humain nous répugne mais le sacrifice nous est connu de nos propres religions. La manière dont les gens se distinguent en classes sociales par l’habillement entre être quasiment nu et porter des vêtements fastueux : extrêmement décorés, leurs bijoux sont beaux à nos yeux aussi, toutes choses de ces ordres-là, nous les comprenons. Leur définition du bijou, de la parure, de la fête, du décorum, tout ça nous est familier : ce sont des choses que nous comprenons de la même manière.
Mais l’absence d’éléments culturels qui nous paraissent aller de soi pour des gens parvenus à leur niveau de civilisation, comme la roue, les métaux, l’écriture, apparaissent comme des trous inexplicables et, à notre sens, étonnamment profonds. En Occident, la roue existe de temps immémoriaux et nous voyons mal comment nous pourrions construire quoi que ce soit de relativement élaboré, sans parler même de pyramides, sans disposer de la roue.
Et il n’y a pas que les Espagnols du XVIIe siècle à être étonnés, ce sont ces mêmes anomalies qui ont également décontenancé les anthropologues du courant évolutionniste au XIXe siècle : ils pensaient que tous ces éléments que l’on observe comme venant ensemble dans l’Ancien Monde, se présenteraient ensemble partout, comme composantes d’un stade particulier d’évolution.
Ce que ces anthropologues évolutionnistes auraient pu faire, mais n’ont pas fait, ç’aurait été d’épurer leur vision : de la réduire à ce qu’ils pouvaient en effet constater : que des « Barbares » inventent nécessairement les classes sociales (peut-être à partir de la division sociale du travail, dont parlerait Durkheim) et les pyramides (le travail de la pierre), mais pas nécessairement l’écriture, le roue et les métaux.
Si nous réfléchissons à la filiation de ces civilisations amérindiennes, le schéma est compliqué. Nous savons maintenant par la génétique qu’il s’agit de peuplements venant essentiellement du Sud de la Chine pour le Mexique, la Bolivie mais à des temps extrêmement reculés. On retrouve – et ça, ça a été vu par différents ethnologues, anthropologues assez rapidement – une ressemblance dans la culture matérielle entre celle non pas de la Chine récente mais de la Chine archaïque, donc d’une époque très ancienne, également une ébauche d’écriture qui est une écriture de type pictographique, mais à peine stylisée, contrairement à la chinoise, qui est la représentation fidèle, très proche du tableau, sans codage aucun. L’anthropologue australien Grafton Elliott Smith avait noté ces ressemblances en 1924 (Elephants and Ethnologists), et Lévi-Strauss en France en 1955 (Tristes tropiques : 286-293).
Un « Nouveau Monde » en guerre civile permanente
Nous disons de ce « Nouveau Monde » : « Quand nous sommes entrés en contact avec lui, il était fragilisé par la guerre civile ». Or, s’il s’était agi d’une conquête dans la direction opposée, si on avait eu affaire, par exemple, à une invasion en provenance d’Amérique par, disons, des Aztèques découvrant nos pays, à l’époque, par exemple, de la guerre de 100 ans, ou des guerres de religions en France, eux aussi, dans leur représentation de la conquête de l’Europe, affirmeraient aujourd’hui qu’ils étaient entrés en contact avec des pays en guerre civile.
Les Amérindiens sont belliqueux
Nous savons, par les récits d’anthropologues au XIXe ou au XXe siècle plus précisément que les sociétés de l’Amazonie ou du bassin de l’Orénoque que nous découvrons alors sont particulièrement belliqueuses : en conflit permanent. Il s’agit avec elles des restes reculés des grands empires pré-colombiens, c’est-à-dire les populations qui se sont sans doute les mieux protégées de l’invasion extérieure en allant se loger dans des endroits quasiment inaccessibles (le peuplement de l’Amazonie ne date pas des temps les plus reculés : il se poursuivait au XVIIe ou au XVIIIe siècle).
Quand je dis « conflit », ce n’est pas nécessairement non plus entre ethnies ou groupes différents puisque si l’effondrement de l’Empire Inca est à ce point rapide et facile, alors qu’il n’y a en face que quelques centaines d’envahisseurs, c’est parce que l’arrivée des Espagnols dans la capitale inca coïncide avec une guerre civile, les deux camps ayant à leur tête, deux frères ennemis.
Donc un contact de cultures s’effectuant dans le cadre d’une espèce humaine qui a tendance à résoudre ses conflits par la guerre, mais pas seulement ses conflits : certaines populations adoptent des politiques de conquête vis-à-vis de leurs voisines sans même que des conflits ne préexistent entre elles. C’est le cas en particulier des populations mexicaines, mais aussi sur le territoire où s’installeront les « Réductions du Paraguay », le Paraguay, l’Uruguay, le sud de l’Argentine, sont aussi des pays où, quand les Européens les découvrent, des guerres de conquête se déroulent entre les différentes tribus et là aussi, des alliances se concluent immédiatement entre certaines de ces populations – les opprimées parmi elles – et les envahisseurs.
Les Européens sont belliqueux de la même manière
Les Incas sont en guerre civile au moment où Pizarre arrive au Pérou en 1528, tout comme le Mexique l’était au moment où Cortès débarque sur son rivage en 1519, mais ce n’est pas propre au Mexique, ce n’est pas une particularité par rapport à l’Europe. Si on pense à l’Europe à la même époque, cette Europe est elle aussi déchirée non seulement par des guerres entre pays mais aussi, avec la Réforme, par des guerres civiles religieuses à l’intérieur même des différents pays. Le caractère belliqueux des sociétés mexicaine et péruvienne quand nous les découvrons n’est pas propre à elles : il est propre à nous aussi à la même époque. C’est seulement parce que dans la période qui va de 1945 à maintenant, nous sommes heureusement, en Occident, en France, dans un monde qui n’est pas déchiré par la guerre. Le monde est déchiré par la guerre à d’autres endroits et on pourrait presque dire que cette période de 70 ans, qui est une période exceptionnelle dans l’histoire de l’Europe est aussi une période exceptionnelle du monde à ce point de vue.
Nous aussi, sous le regard des autres, apparaissons comme avoir été sans cesse plongés dans la guerre contre d’autres, et dans les guerres civiles. L’économiste anglais, John Maynard Keynes, utilisait l’expression de « guerre civile européenne », en espérant que nous y mettions enfin fin. Ce qu’il appelait « guerre civile européenne », c’était bien entendu les deux grandes guerres mondiales du XXe siècle. Un observateur impartial pourrait affirmer que la guerre civile est permanente à l’intérieur même d’un territoire lors des guerres de religion entre protestants et catholiques aux XVIe-XVIIe siècles, mais on pourrait parler aussi de guerre civile à propos de la guerre de 100 ans entre Anglais et Français : une guerre pratiquement ininterrompue entre ces deux peuples. Lorsqu’on parle de l’ennemi héréditaire de la France, on a eu tendance, à partir du XIXe siècle, à partir de 1870, et ensuite de la guerre de 14, etc., à penser aux Allemands mais « l’ennemi héréditaire », encore que le terme « héréditaire » soit, évidemment douteux dans un cas comme celui-là, l’ennemi de toujours de la France, ce sont bien entendu les Anglais, et réciproquement en ce qui les concerne.
Les guerres tribales ravagent toutes les populations humaines
On nous affirme donc que les conquistadors découvrent une Amérique « en proie à la guerre civile ». Bien sûr, quand il s’est agi de l’Afrique, on a appelé cela plutôt : « guerres tribales ». On pourrait parler aussi, pour l’Europe, de « guerres tribales ». On pourrait parler, pour les Amériques, de « guerres tribales ». Il existe donc un facteur commun à toutes les populations du monde : leur tendance belliqueuse à se trouver en guerre de manière à peu près permanente avec des voisins. C’est une innovation peut-être de la deuxième moitié du XXe siècle et du XXIe siècle jusqu’ici, qu’on ne se soit pas trouvé dans une situation de guerre permanente.
Aucune culture n’est monolithique et, plus particulièrement au Nouveau Monde. Qu’il s’agisse du Mexique des Aztèques, qu’il s’agisse du Pérou des Incas, ce sont des continents qui sont déchirés par des guerres locales, par des guerres civiles.
Dans son La conquête de l’Amérique. La question de l’autre (Le Seuil 1982), Tzvetan Todorov écrit à propos de « l’existence de dissensions internes entre les Indiens. […] Bernal Diaz dit : « Ils étaient sans cesse en guerre, provinces contre provinces, villages contre villages » (208) et Motolinia le rappelle aussi : « Lorsque vinrent les Espagnols, tous les seigneurs et toutes les provinces étaient fortement opposés les uns aux autres, et en guerre continuelle les uns contre les autres » (III, 1). Arrivé à Tlaxcala, Cortés y est particulièrement sensible : « Voyant les discordes et l’animosité des uns et des autres, je ne fus pas peu satisfait, car il me sembla que cela contribuait fortement à ce que je me proposais de faire et que je pouvais trouver un moyen pour les subjuguer plus rapidement. Car comme le veut le dicton, ‘ils tombèrent séparés’, etc., et je me rappelai cette parole évangélique, qui nous dit que tout royaume divisé sera détruit » (3) » (1982 : 134).
L’irruption d’un tiers, mieux armé
Quelles sont les alliances qui se constituent à l’arrivée des Espagnols ? C’est pratiquement de l’ordre de l’évidence : les populations opprimées prendront le parti des envahisseurs pour essayer, sinon de se venger, en tout cas d’améliorer la situation de leur point de vue en se rangeant du côté des vainqueurs probables.
Pensons au fait que Cortés bénéficie au moment de la Noche Triste, d’un soulèvement en sa faveur des Tlaxcaltèques et, sans ce soulèvement, des Tlaxcaltèques qui viennent à sa rencontre, Cortes aurait dû essayer de rejoindre la côte avec ses troupes en débandade, en déroute, et c’est le ralliement soudain des Tlaxcaltèques qui lui permet de reprendre du poil de la bête et de pouvoir relancer son initiative. Donc, là aussi, la preuve que c’est la complicité et même l’accueil enthousiaste de certaines des populations qui produit un retournement de situation alors que, sinon, l’affaire aurait pu être en fait véritablement terminée pour les Espagnols.
Mais – et il y a peut-être là un théorème général de l’Histoire, une population venant de l’extérieur, équipée d’un armement inédit, plus puissant, en des lieux qui sont en proie, comme toutes les sociétés humaines sans doute, à une guerre permanente avec des voisins : voisins de quartier, voisins de région, voisins de pays, cette population d’envahisseurs va trouver face à elle, deux camps qui s’affrontent et l’un des camps, le camp dominant, va considérer qu’il s’agit avec ces étrangers de gens susceptibles de remettre en cause sa domination, tandis que l’autre camp, celui qui se trouve en position d’être dominé, ou carrément asservi, va tenter de s’allier avec cet envahisseur.
Et une telle situation aura peut-être les conséquences que l’on a pu observer dans le cas de la conquête du Nouveau Monde, à savoir, à échéance, la destruction totale de la civilisation existante.
En réalité, une part importante de l’histoire du monde peut être expliquée de cette manière, comme un monde en conflit permanent, en proie à des guerres entre une multitude de peuples, et un peuple provenant de l’extérieur, qui est bien armé, même s’il est peu nombreux, disposant d’armes au comportement imprévisible pour ses adversaires, comme c’est le cas ici pour les armes à feu, recourant à des techniques de guerre inconnues puisque la plupart des combats se déroulent avec des guerriers à cheval – que l’on appelle ici « grands chevreuils ».
C’est-à-dire, des situation entièrement inédites, mais débouchant sur une destruction des structures locales. Bien des moments dans l’histoire sont sans doute de cet ordre-là. On les découvre ainsi dans les anciens récits des historiens grecs et des historiens latins : des troupes en relativement petit nombre, mais mieux armées que les gens du lieu, et suscitant aussitôt des ralliements. Ainsi César évoque dans sa Guerre des Gaules, l’aide qu’il a pu obtenir pour la conquête grâce au ralliement en sa faveur de certaines tribus gauloises.
Tout s’éclaire à partir du moment où l’on se rend compte à quel point la guerre est pour l’espèce humaine, un état permanent, plutôt qu’occasionnel et que si l’on perd cela de vue, une multitude de configurations de ce type deviennent incompréhensibles.
Dans notre littérature et nos films de science-fiction, les envahisseurs extraterrestres sont souvent représentés comme entretenant la même attitude magnanime envers l’ensemble du genre humain : ils sont soit pacifiques à l’égard de l’ensemble des nations et viennent pour nous apporter des inventions dont nous ne disposons pas encore, soit belliqueux, et viennent nous mener la guerre, mais là encore, envers tout le monde de la même manière. Mais si la situation devait se présenter, des envahisseurs extérieurs se trouveraient eux aussi dans un contexte où les uns et les autres parmi les humains les solliciteraient de prendre leur parti à l’intérieur de querelles locales.
Si ces envahisseurs étaient mieux armés que nous, ce qui est probable puisque nous n’arrivons pas nous à visiter en masse d’autres planètes, il est possible que là aussi, la présence de gens mieux armés puisse être considérée par des populations qui se considèrent opprimées comme des alliés évidents, tout choisis, et que, de la même manière, tout ça se termine en tragédie plutôt que dans ce que nous avons l’habitude d’espérer, d’une attitude égale d’envahisseurs vis-à-vis de nous tous.
Si ce sont des êtres de type humain qui apparaissent à l’horizon, on nous les présente souvent comme séraphiques : des anges ou à peu près. Sauf dans cette fameuse histoire Les enfants d’Icare (Childhood’s End) d’Arthur C. Clarke (1953) où ce sont justement des diables qui viennent de l’espace.
Il est probable que certains de nos travers pourraient se retrouver aussi parmi ces populations qui nous envahissent. Là, je dépasse le cadre de l’anthropologie interculturelle pour faire de l’anthropologie carrément intergalactique mais je crois qu’il est possible effectivement de tirer des leçons. C’est ça que les scientifiques doivent faire, tirer des leçons de ce qu’ils voient.
Un génocide ?
Tzvetan Todorov, un penseur d’origine bulgare mais qui a fait sa carrière en France, se distingue un petit peu des autres chercheurs en parlant du « plus grand génocide de l’histoire ». Et il est vrai que la configuration était sans doute la pire possible, parce qu’on a là deux civilisations qui, non seulement ignorent tout l’une de l’autre, mais dont les comportements apparaitront, aux yeux de l’autre, comme véritablement abominables. Je n’utiliserais cependant pas le terme de génocide puisqu’en dépit de formidables batailles et des massacres qui en découlèrent, aucun signe n’est jamais apparu de volonté délibérée d’éliminer entièrement des populations : le métissage immédiat, sa popularité même parmi les conquistadors du plus haut rang, tel Cortés lui-même, va bien sûr à l’encontre de l’idée d’une politique de génocide. S’additionnent les morts dues à la guerre, et les morts dues aux épidémies qu’amènent avec eux les Européens, comme la variole et la rougeole contre lesquelles les populations amérindiennes ne disposent d’aucune immunité. En retour, la syphilis est endémique au Nouveau Monde et contaminera les envahisseurs européens. Nous sommes au XVIe siècle, le mécanisme de la vaccination ne sera compris qu’au XVIIIe et les antibiotiques n’apparaîtront qu’au XXe.
Ambiguïté de l’image d’Ernan Cortés
Evidemment, une telle perspective ne va pas dans le sens d’une amélioration de l’image de l’espèce, mais je crois qu’il faut en tenir compte en particulier si on veut comprendre ce que j’avais rappelé au départ : cette double représentation existant au Mexique, des Espagnols comme des conquérants brutaux et ayant mis fin à une brillante civilisation et une autre, où ils sont les libérateurs contre un régime oppressif extrêmement brutal.
C’est Octavio Paz qui a obtenu que la grande statue de Cortes accompagné de la Malinche qui se trouvait à Mexico soit déplacée et se trouve maintenant dans un endroit reculé où les gens ne peuvent pas la voir. Je voudrais comprendre pourquoi lui a fait le choix d’une destruction plutôt que d’une libération nationale aidée par un agent extérieur puisque, apparemment, à l’époque, les deux représentations sont concurrentes, au point qu’un des grands récits que nous avons en nahuatl, la langue locale, est écrit par l’un des premiers métis et qui dit « nous » en parlant des Espagnols et de lui-même. Il dit : « C’est nous, les Espagnols, complétés de ceux qui ont accueilli les Espagnols en libérateurs ».
Un monde humain instable par nature
Quand on jette le regard en arrière ou quand on prend un tout petit peu de l’altitude, on aperçoit un monde extrêmement conflictuel, où les populations sont dans des antagonismes les unes vis-à-vis des autres et où les situations d’équilibre relatif ne reflètent pas pour autant des situations de stabilité. Elles viennent se déposer comme des moments heureux sur des situations qui sont essentiellement instables.
Nos gouvernants ont tendance à lire nos époques, soit comme des périodes de paix où aucun problème ne se pose, soit comme des situations de guerre où il faut utiliser des méthodes guerrières et belliqueuses mais ne pas analyser la situation comme étant un état de fait où l’instabilité est inscrite. Une manière d’interpréter cela beaucoup mieux qu’on ne le fait, serait d’admettre qu’il y a une instabilité inscrite, même dans la coexistence, dans la cohabitation, et qu’il ne s’agit pas comme on le voit maintenant, d’une situation où on peut conclure un armistice et ensuite, une période de paix qui s’installe, jusqu’à ce qu’il y ait de nouveau un épisode guerrier. En tant qu’anthropologue, avant même d’avoir réfléchi sur une anthropologie interculturelle, j’ai l’impression que ce n’est pas la bonne approche. Il vaudrait mieux mettre le problème entièrement sur la table, quitte à fâcher les uns ou les autres qui se satisfont de cette représentation d’alternance entre périodes de paix et périodes de guerre. Il y a des gens qui finissent par tirer parti de cette représentation-là. S’il faut un peu se quereller avec eux, je ne crois pas qu’il faille reculer devant ce risque.
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