« Quand la Troisième Guerre mondiale a-t-elle commencé ? » interroge Paul Jorion.
Voilà une question en effet très intéressante. Il y a plusieurs manières d’y répondre, j’en présente ici une, qui est davantage de l’ordre de l’intuition. Je ne suis pas certain que cette intuition soit juste, mais je vous avoue qu’elle m’intrigue – raison suffisante pour l’exposer ! D’autant que cette guerre s’est évidemment intensifiée de façon radicale depuis quelques semaines.x
La Troisième Guerre mondiale a commencé le 24 mars 1999.
C’est la date du début de la guerre du Kosovo, suite au refus par la Serbie des exigences de l’OTAN lors de la Conférence de Rambouillet en mars 1999, avec notamment le point inacceptable pour la partie serbe d’une force OTAN qui aurait occupé le Kosovo et aurait eu le droit de se déplacer librement dans tout le reste de la Serbie – un statut d’occupation de fait. A l’époque, plusieurs ont fait le parallèle avec les exigences de l’Autriche-Hongrie en juillet 1914, avec précisément la même exigence d’une occupation de la Serbie par les troupes austro-hongroises (point 5 de l’ultimatum) – statut d’occupation de fait – menant au refus de ces exigences par la Serbie (c’était évidemment l’objectif), d’où offensive militaire de Vienne, et finalement Première Guerre Mondiale. Et ils ont craint que l’affaire du Kosovo ne mène à une nouvelle guerre mondiale.
Peu de temps après, les événements les ont bien entendu rassurés. Aucune guerre mondiale n’avait commencé.
A moins que ?…
Une des manières d’interpréter le cours des événements par la suite, c’est qu’une guerre mondiale a bien commencé en 1999. Plus précisément la Russie, s’étant relevée du nadir de son effondrement (que l’on peut fixer à 1998), s’est bien mise en marche pour la guerre, et en attendant pour la défense et pour l’ordre :
– Manœuvres Zapad-1999 en juin 1999 incluant un exercice de bombardement nucléaire dans le cadre d’une guerre majeure – y compris ne mettant pas en jeu la survie de la Russie – de façon à compenser l’infériorité russe dans les armes conventionnelles, et alignement officiel de la stratégie nucléaire l’année suivante
– En août 1999, nomination par le président Eltsine comme chef du gouvernement du directeur du FSB de l’époque, jusque-là un relatif inconnu resté dans l’ombre. Son nom : Vladimir Poutine
– A partir de 2000, le nouveau président organise la « verticale du pouvoir », bref restaure l’autorité de l’Etat jusque-là éparpillée dans de multiples chefferies, grands féodaux et autres groupes criminels. Autorité qu’il confondra rapidement avec la sienne propre, devenant un autocrate de fait
– Retrouvant une puissance, la Russie choisira de s’affirmer progressivement comme un adversaire stratégique de l’Occident. Ou sera conduite voire forcée de le faire, les deux interprétations sont possibles, voire ne s’excluent pas
Parler de guerre mondiale peut certes apparaître comme une exagération, du moins ça l’était probablement au début de ce processus. Mais l’opposition stratégique est rapidement (re-)devenue bien réelle, de plus en plus affirmée, et structurante d’une part pour la structure OTAN – qui a enfin retrouvé une raison d’être, youpi ! – et tout autant pour la Russie – qui s’est enfin trouvé une mission et une « idée nationale », dont l’absence après la chute de l’URSS faisait soupirer ses nationalistes dans les années 1990, youpi !
Et naturellement aussi pour les personnes et les intérêts très concrets qui travaillent et profitent de l’OTAN. Et pour les personnes et les intérêts très concrets qui autour de Poutine dominent la Russie – avec ses ressources naturelles. Et ne continueraient sans doute pas très longtemps à le faire sans la tension qu’introduit dans le pays la nécessité perçue de tenir tête à des adversaires si puissants, étant donné qu’à part défense et politique étrangère, le reste de leurs résultats à partir au plus tard du début des années 2010 – on pourrait proposer comme repère le retour de Vladimir Poutine à la présidence en 2012 – a commencé à apparaître comme pas brillant-brillant…
Et même si elle est avant tout européenne et moyen-orientale, l’opposition s’est d’une certaine façon étendue aussi au Pacifique, par l’intermédiaire du spectaculaire rapprochement opéré par Moscou avec Pékin suite à l’intervention de la Russie dans la guerre civile ukrainienne en 2014 et des mesures occidentales contre l’économie russe décidées en réaction.
L’ultimatum otanien de mars 1999 est bien un moment crucial. Comme, d’une autre manière, l’avait été l’ultimatum austro-hongrois du 23 juillet 1914.
L’invasion entamée le 24 février 2022 en est à l’évidence un autre. La guerre mondiale entamée en 1999 prend une nouvelle dimension, et les événements se précipitent. S’il faut résumer, nous nous retrouvons face à la combinaison de :
1. Une agression interétatique similaire à celle des Etats-Unis contre l’Irak en 2003, sur la base une fois encore de mensonges éhontés, mais en Europe plutôt qu’au Moyen-Orient donc déclenchant des oppositions incomparablement plus fortes car ce sont des puissances sérieuses qui commencent à craindre pour leur sécurité
2. Une crise nucléaire comme celle autour de Cuba en 1962, car l’invasion de l’Ukraine contrairement à celle de l’Irak n’inquiète pas seulement des Etats faibles, mais aussi des puissances nucléaires, tandis que le président russe rappelle régulièrement qu’il a cette carte dans sa manche
3. Une crise pétrolière comme en 1973, car la guerre économique radicale menée contre la Russie l’incitera sans doute très prochainement à cesser d’exporter du pétrole puisqu’elle ne peut plus utiliser l’argent qu’on lui donne en paiement. Or la Russie assure environ 11% des exportations de pétrole mondiales et les autres exportateurs n’ont guère de capacité de production de réserve pour compenser
4. Une crise inflationniste comme dans les années 1970, car c’est l’ensemble des exportations de matières premières de la Russie qui devraient être touchées – faut-il dire sectionnées net ? – incluant non seulement de l’énergie fossile pétrole gaz et charbon mais encore titane, palladium, néon etc. dont la Russie (et encore Ukraine) assure une grande partie de l’approvisionnement mondial et qui entrent dans la fabrication de nombreux produits aéronautiques, électroniques etc. D’où pénuries diverses, troubles prolongés dans les chaînes logistiques mondiales en attendant que des solutions alternatives puissent être trouvées (si et quand c’est possible) et résolution des pénuries par destruction de la demande, c’est-à-dire augmentation du prix jusqu’à ce que les acheteurs potentiels les moins riches se découragent. Donc au final pressions inflationnistes sévères se rajoutant à celles qu’on observait déjà depuis la pandémie au coronavirus
5. Un risque de crise financière et/ou monétaire, quoique sans doute pas par les mêmes voies qu’en 2008. C’est que les banques centrales devront choisir entre soit a) élever très sérieusement leurs taux directeurs pour tenter de limiter les pressions inflationnistes, mais alors quid de la solvabilité des dettes mondiales tant publiques que privées dont le service (payer régulièrement les intérêts et faire rouler le reste) n’est possible que parce que ces taux sont depuis 2008 ultra-bas, soit b) accepter que les taux d’intérêt soient non pas un ou deux points en dessous de l’inflation comme ces dernières années, mais trois, cinq, sept, davantage peut-être, d’où probable fuite non plus vers les actions (qui ferait confiance aux perspectives de développement même des meilleures entreprises dans une situation pareille ?) mais vers les actifs concrets… alimentant encore davantage l’inflation, et jusqu’à quels sommets insoupçonnés ?
6. Last but not least, un risque de crise alimentaire comme… quand avons-nous rencontré une situation comparable pour la dernière fois ? C’est que la Russie est le premier exportateur de blé au monde, tandis que l’Ukraine est le cinquième. Sans oublier encore ses exportations de nitrate d’ammonium, indispensable à l’agriculture, dont la Russie a interdit l’exportation à partir du 2 février de manière « temporaire » en promettant de compenser « à partir du mois d’avril », mais vu la guerre économique il est permis de craindre que ces exportations ne reprennent pas de sitôt. Sauf à ce que la Russie trouve un moyen de se faire payer avec quelque chose qui lui permette ensuite d’acheter des produits ou services dont elle a besoin – mais c’est justement l’essence de la guerre économique américano-européenne contre elle que de l’empêcher d’échanger.
Bien sûr, cette liste n’est pas nécessairement terminée. Les troubles sur l’approvisionnement en nourriture de peuples pauvres dans des pays à la stabilité chancelante pourraient encore provoquer des événements politiques violents, par nature imprévisibles dans leurs détails. A titre d’exemple, avec le recul plusieurs analystes font remarquer que la Syrie a rencontré des problèmes similaires juste avant d’entrer en guerre civile en 2011.
Quant aux événements politiques dans les démocraties nord-américaines et européennes, où aucune crise alimentaire ne menace mais dont les populations n’ont aucune raison d’être insensibles, ni spécialement sereines, face à une baisse sérieuse de leur prospérité, une probable aggravation des inégalités résultant du regain de l’inflation et du chômage, et une potentielle perte partielle de leurs avoirs et « bas de laine », ils ne sont pas nécessairement prévisibles non plus.
Sans parler des événements politiques en Russie, dont les médias d’Etat notamment télévisuels deviennent encore plus stridents si c’était possible, et dont le président autocratique doit faire face à une guerre économique exacerbée en même temps qu’à la résistance des Ukrainiens à l’invasion qu’il a ordonnée. Ce professeur de sciences politiques pose une question pertinente : « Vous êtes-vous déjà demandé ce qui se passe lorsqu’on étrangle l’économie d’une grande puissance autocratique dotée d’armes nucléaires au milieu d’une guerre majeure ? Je suppose que nous sommes sur le point de le découvrir. Aucun précédent historique clair pour éclairer la voie. »
Voyons les choses en positif : Godzilla n’est pas (encore ?) réveillé.
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