Comme se fait-il que d’avoir conscience de sa propre finitude et de faire la guerre soient, semble-t-il, le propre de l’homme ? Y aurait-il un lien entre les deux ?
Nous avons la guerre sanglante, la guerre froide, la guerre économique, la guerre des sexes, la guerre numérique, la guerre asymétrique, la guerre civile, la guerre de conquête, la guerre d’indépendance, la guerre du feu, la guerre nucléaire, la guerre tribale, la guerre mondiale… et nous serions même en guerre contre la nature. Existe-t-il des activités humaines qui ne soient pas en rapport direct ou indirect avec l’une de ces guerres ?
Pour Clausewitz, la guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens. Mais si l’on considère que la guerre commence bien avant la politique, ne serait-il pas plus judicieux d’inverser la proposition : La politique n’est rien d’autre que la continuation de la guerre par d’autres moyens ?
Dès lors, peut-on dire comme René Barjavel : « Rien ne justifie la guerre. Jamais. » ? Ne serait-ce pas finalement notre peur de la mort qui inconsciemment s’exprime ici : « Rien ne justifie la mort. Jamais. » ? Place au psychanalyste !
Pour faire la guerre, il faut être deux (au moins) : un agresseur et une victime. Mais qui sera en mesure de définir qui est l’agresseur et qui est la victime ? Les débats sur le blog sont très nourris de ce côté là. L’agresseur se justifie souvent pour des raisons historiques (colonisation, références religieuses). C’est en quelque sorte le passé qui justifie la guerre. Il se justifie aussi pour des raisons de projets idéologiques (développement économique, révolution politique). C’est alors le futur qui justifie la guerre. La victime, elle, se définit comme telle, par une lecture différente de l’histoire ou par une divergence de projet idéologique. Mais dans les deux cas, se pose la question de l’identité : Qui suis-je ?
Nous sommes tous à vouloir construire notre « Statue intérieure », comme disait François Jacob. Et dans notre volonté de ciseler notre statue, nous nous heurtons a toutes les autres statues en construction. Si je veux être riche, il faut nécessairement qu’il y ait des pauvres. Si je veux être français, il faut nécessairement qu’il y ait des étrangers. Si je veux prendre le pouvoir, il faut nécessairement soumettre les autres. Si je veux être quelqu’un, il faut nécessairement que les autres me reconnaissent.
Qui suis-je, pour être dès la naissance condamné à mourir ? Je veux être quelqu’un avant de disparaître, laisser une trace, le souvenir de mon héroïsme, le souvenir de ma grandeur ou mieux encore, transférer mon esprit dans une IA. Je veux continuer à être tout en n’étant plus, ce rêve empoisonné d’éternité. Mais au regard du cosmos, cette humanité enfermée dans sa souffrance d’être, n’est-elle pas dérisoire ?
Quand l’infirmière m’a présenté ce petit être tout nu, elle m’a demandé son prénom. Et j’ai donné son prénom à ce petit être qui posait pour la première fois son regard sur le monde. J’étais Dieu nommant la lumière, jour et les ténèbres, nuit. Pourtant quelques instant auparavant, j’avais bien conscience que la vie et la mort ne faisait qu’un.
Quand la pédopsychiatre m’a dit : « Vous avez pensez à l’hospitalisation ? », j’ai compris la souffrance de ma fille et le désir qu’elle pouvait avoir de mourir. Le prénom que je lui avait donné n’était pas suffisant, il lui fallait devenir quelqu’un et elle en souffrait.
Dans ce désir d’être à tout prix, il nous faut être à la fois « Je » et « Nous », unique et comme les autres (comme les miens). Nous vivons cet écartèlement permanent entre notre individualité et notre appartenance. C’est dans ce conflit intérieur que nous désirons construire notre identité, entre l’héritage de notre passé et notre projet de devenir. Fils d’ouvrier, je me dois de m’engager dans la lutte des classes. Fils de Roi, je me dois de faire respecter l’ordre établi. Fils d’immigré, je me dois d’honorer mes origines. Fils de milliardaire, je me dois de perpétuer l’empire familiale… C’est dans ce terreau fertile que germent les graines de la guerre.
Imaginez un instant que nous n’ayons plus besoin d’être quelqu’un, d’être libre d’agir sans penser à qui je suis (je dois être un bon père de famille, un bon professionnel…), ce que je représente (un modèle pour mes enfants, un exemple pour mon entourage…), ce que je veux devenir (ma carrière, ma reconnaissance…). Aurions-nous encore besoin d’entrer en conflit avec quiconque ?
Souvenez-vous, nous avons été ainsi dans notre prime enfance. Tout n’était que jeu, avant que nous ne commencions à chercher à devenir quelqu’un. La mort ne nous souciait pas, les jours ressemblaient à des semaines, nous n’attachions d’importance qu’au moment présent.
Il ne s’agit pas de faire de l’enfance un paradis perdu dont nous devrions avoir la nostalgie mais de comprendre ce qui s’est passé pour qu’à un moment, nous basculions dans le besoin de devenir. Enfant, nous possédons toutes les identités imaginables. Quand je veux être le loup, je suis le loup. Quand je veux être Zorro ou Zidane, je le suis dans l’instant. Et quand j’en ai marre, j’arrête de jouer.
Pourtant, au cours du temps, petit à petit ma famille, l’école, l’environnement social vont me contraindre à devenir quelqu’un, sous le regard des autres. Et à 18 ans, j’aurai ma carte d’identité, ma licence de tennis, mon projet d’étude ou professionnel, une petite amie qui feront que mes journées n’ont plus assez de 24h. Qui suis-je ? Je suis tout cela. Désormais, ma Statue intérieure commence à prendre forme et mon identité se densifie. Les conflits potentiels naissent tout autant avec la famille, l’école, le patron… et avec le droit de vote, vient le devoir de choisir un camp.
Ce faisant, embarquer dans notre désir de devenir et les contraintes liées à nos différents statuts (père de famille, professionnel, social), nous en oublions notre mortalité. Ou plus exactement, elles nous permettent d’être dans le déni de notre mortalité. Pour cette raison, pour gagner quelques minutes, je suis prêt à doubler même si la visibilité n’est pas bonne, je vais faire du saut à l’élastique… prendre des risques pour avoir le sentiment d’exister, me rappeler à la mort.
Être le meilleur, devenir célèbre, revendiquer une identité ethnique, sociale, professionnelle, religieuse, n’est-ce pas là mon seul remède à la conscience de ma finitude ?
Si la sagesse orientale nous invite a nous défendre de notre égo, c’est qu’elle a fait le lien entre la souffrance humaine et notre quête identitaire. Toutes les guerres sont menées sur des bases identitaires. Le seul moyen d’en sortir, c’est de comprendre ces mécanismes identitaires qui font de l’homme, le seul être vivant à faire la guerre.
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