Je suis beaucoup moins pessimiste que Paul Jorion (cf. Et maintenant, la guerre) concernant le risque d’une guerre Russie – Etats-Unis, ou Russie – OTAN, dans les semaines à venir, donc concernant le risque nucléaire.
On ne sait pas trop si les Russes sont véritablement prêts à attaquer l’Ukraine d’ici quelques jours, ou s’il leur faudrait encore plusieurs semaines, certains éléments essentiels à une offensive de grande ampleur n’ayant pas été encore repérés sur le terrain – enfin, s’agissant des informations publiques, et il y a toujours un « brouillard » et les différents camps ne disposent pas d’une information complète, encore moins le grand public. On peut se référer par exemple à l’analyse du colonel Michel Goya. Il reste que même s’il leur fallait encore quelques semaines, ce qui permettrait d’ailleurs à Xi Jinping de ne pas voir « ses » Jeux Olympiques troublés par une guerre – la cérémonie de clôture est planifiée au 20 février – la Russie a certainement la possibilité de l’emporter en Ukraine si Vladimir Poutine le décide, même compte tenu de la fonte des sols gelés prévue pour le mois de mars rendant plus difficile le mouvement des blindés.
Washington, qui a livré aujourd’hui la réponse écrite aux « propositions de traité » russes , a refusé comme on s’y attendait d’accorder des concessions significatives à Moscou – le même jour, il a adressé une alerte de sécurité renforcée aux citoyens américains d’avoir à quitter l’Ukraine… maintenant ! Mais même si comme il le laisse craindre Moscou décide en représailles de transformer l’Ukraine en pays « ami » sous son contrôle, il n’y a pas de raison qu’il en résulte des combats entre troupes américaines ou de l’OTAN et troupes russes.
Les 8 500 soldats annoncés par les Etats-Unis, les quelques avions ou soldats supplémentaires annoncés par certains pays européens, se déploieront dans les pays de l’Alliance atlantique « du front » : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Slovaquie, Hongrie ou Roumanie. L’objectif des pays de l’OTAN est de « marquer leur territoire » et d’appuyer par des gestes concrets le message sous-jacent : « Jusque-là, et pas plus loin, sinon c’est la guerre ». Or il n’y a aucune raison de penser que Poutine ait l’intention d’envahir un pays de l’OTAN : aucun intérêt en soit, de plus la population russe ne comprendrait pas, et puis en face ils ont des armes c’est un peu plus sérieux que l’Ukraine.
Là où je suis obligé de partager votre inquiétude, c’est sur le risque de troubles économiques ou financiers, qui pourrait être majeur. Ni les Etats-Unis ni les pays européens n’ont la capacité de gravement atteindre l’économie russe – donc de « sanctionner » véritablement – sauf à accepter de graves inconvénients économiques pour eux-mêmes. Et c’est ce que rappelait à raison le chancelier allemand Olaf Scholz, conseillant la prudence parce qu’il y aura aussi « des conséquences pour les sanctionneurs »
Cependant, prudence et circonspection ne sont pas nos seuls traits de caractère comme êtres humains, ce ne sont pas toujours eux qui dominent les dirigeants ni les appareils médiatico-militaro-politiques. C’est vrai pour Vladimir Poutine, qui aurait pu avoir un début 2022 beaucoup plus tranquille s’il n’avait pas choisi en décembre 2021 de lancer les quasi-ultimatums que l’on sait, c’est vrai pour un certain nombre d’hommes de média et de députés russes qui auraient bien besoin de prendre une tisane (1)
C’est vrai aussi pour Joe Biden, et pour les appareils médiatico-militaro-politiques des pays de l’OTAN. Le discours du président américain sur les sanctions dont il menace la Russie si elle passe à l’offensive en Ukraine n’est pas exactement prudent, ce n’est vraiment pas la même tonalité que le circonspect chancelier allemand. Sans doute, et même s’il ne le dit pas, il a l’idée que même les plus dures sanctions n’auront de conséquence économique grave que pour les Européens – dont les échanges avec la Russie sont dix fois plus grands que ceux de l’Amérique – et que Washington n’en souffrira qu’à la marge voire pratiquement pas. Mais est-ce si sûr ?
Sauf dans leurs formes les plus légères, les sanctions économiques sont une forme de guerre, une guerre sans chars ni avions certes, mais bien une entreprise où il s’agit d’infliger le maximum de souffrance à la population d’un Etat adverse, dans l’espoir qu’elle se soulève contre le régime. Sans parler de l’historique de succès des guerres économiques – il n’est pas bon, les sanctions rapprochent en général la population du régime et permettent à ce dernier de mettre ses insuffisances sur le compte d’un ennemi extérieur – la possibilité même de mener ce genre de guerre est conditionnée au rapport de force.
En un mot, encore faut-il que la cible n’ait pas elle-même la possibilité d’infliger des dégâts très sérieux !
Les sanctions de 2014 contre la Russie à la suite du rattachement de la Crimée étaient assez limitées. Les « contre-sanctions » russes l’ont été aussi. Le chancelier Scholz conseille au fond de continuer dans la même veine : si l’Ukraine est envahie, on gênera un peu les Russes – pas trop – à la suite de quoi bien sûr eux aussi nous gêneront – mais pas trop. Et puis, après que chacun se sera drapé dans sa vertu outragée, on continuera l’essentiel des contacts et des relations. Mais c’est autre chose que le président Biden semble avoir en tête et que les sénateurs américains démocrates et républicains discutent – « des sanctions qui seraient dévastatrices pour l’économie de la Russie, qui la débrancheraient du système international de transactions financières« . Et s’il se donne vraiment pour objectif de faire le plus de mal possible à l’économie russe, il est difficile d’imaginer que Moscou retienne ses coups à lui.
Quels leviers la Russie pourrait-elle utiliser ? C’est difficile à dire dans les détails, mais il faut avoir deux choses à l’esprit :
1) La Russie extrait 12% du pétrole produit dans le Monde, ainsi qu’environ 45% du gaz naturel consommé en Europe – le tout représentant le plus clair des revenus extérieurs du pays. Si les Etats-Unis parvenaient à s’opposer avec succès à ce commerce, par exemple en excluant la Russie du système de paiements internationaux SWIFT ou en sanctionnant toute banque réalisant des paiements à la Russie, il en résulterait une récession non pas seulement européenne, mais en fait mondiale. Donc qui n’épargnerait pas les Etats-Unis.
Bien sûr, il est possible aussi de ne pas tenter d’empêcher Moscou de vendre son pétrole et son gaz… mais dans ce cas ce ne sont que des sanctions limitées, qui n’ébourifferont pas Moscou – même si évidemment il les déplorera. C’est ce que le prudent, ou faut-il dire le réaliste Scholz propose. Mais le langage du président Biden et des politiciens américains est beaucoup plus strident
2) Le 14 septembre 2019, une très efficace attaque de drones mettait hors service un nœud crucial du système de traitement du pétrole saoudien avec pour conséquence la perte brutale de 5% de la production mondiale de pétrole. Les conséquences économiques furent limitées parce que Riyad puisa dans ses réserves et fit effectuer assez rapidement les réparations – il ne s’agissait pas d’un coup mortel, seulement d’un coup de semonce. Même si pour des raisons politiques la théorie – pour le moins fragile, pour le dire poliment – d’une opération des Houthis du Yémen fut officiellement acceptée, il n’y aucun doute sur l’identité du véritable responsable : l’Iran, qui signalait ainsi que le régime des sanctions qui lui était imposé commençait à le lasser et que lui aussi pourrait provoquer des catastrophes. Par exemple des attaques décisives sur les infrastructures de production et de transport du pétrole du Golfe, provoquant une crise économique mondiale. Cela c’était l’Iran, avec ses moyens à lui.
Et la Russie ? Ses moyens sont bien supérieurs, à l’évidence !
Quels sont-ils au juste, c’est peu clair. Moscou a démontré récemment qu’il était capable d’envoyer plusieurs drones se jouer de la défense aérienne même d’un pays plutôt bien armé comme la Suède donc des attaques « par des drones inconnus » seraient imaginables, par exemple sur des nœuds de systèmes énergétiques ou logistiques. Moins visible mais peut-être tout aussi dévastateur, la Russie a beaucoup investi dans les capacités cyber. Et les câbles sous-marins sur lesquels reposent l’essentiel du trafic Internet, serait-il possible de les couper ? Oui bien sûr. Tout cela en restant « juste en dessous » du niveau d’une guerre ouverte. Et les satellites ? Etc. etc.
Le fond de l’affaire, c’est que mener une vraie guerre économique contre un pays capable de riposter sur le même registre – plutôt que de faire semblant de manière gentillette comme on l’a fait en 2014 – peut être quelque chose de dangereux pour sa propre économie.
Il est possible que le président Biden bluffe. C’est en tout ce qu’il est permis de souhaiter.
(1) Je propose à l’admiration générale Yevgeny Fedorov, député à la Douma et conseiller d’Etat, qui a proposé une frappe d’avertissement dans le désert américain du Nevada, là où il n’y a pas de civils, car « ce serait une bonne démonstration de notre sérieux«
Non, ce n’est pas l’équivalent russe du Gorafi, c’est un vrai député russe et il est vraiment en train de supposer que si on tire au nucléaire sur leur pays, même dans un désert, les Américains vont seulement se rouler par terre en gémissant…
Certes, ce type est connu pour en sortir de grosses, certes c’est un histrion, mais là il se surpasse. Et même s’il a probablement décroché le pompon, le fait est qu’on en entend de vertes et de pas mûres à la télévision russe ces temps-ci.
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