Je vais faire un commentaire qui paraîtra peut-être inconvenant. Parce que « sans compétence ».
Ecoutant Paul Jorion. Livre 2. Mousse et ethnographe en formation, qui souligne notamment les questions et le plaisir de l’intégration, d’être reconnu comme un des leurs (donc d’une « reconnaissance » humaine, et non pas intellectuelle), et la qualité de réussir dans un terrain tout autre que soi, en s’y plongeant sans mentor, je songeais à mon itinéraire de quinze années en tant que « membre de la classe ouvrière ». Car il y a des correspondances sur le plan anecdotique, sur le plan « symbolique », et peut-être un peu davantage.
Il y a aussi dans mon itinéraire une forte mise à distance (de classe et donc de lieu) et un changement de culture, dans un groupe local dont vous devez tout découvrir et tout apprendre. Passer de la langue que vous pratiquez avec les manières de votre milieu, vers un patois qui est décalé de votre langue et pourtant tout autre, notamment par une pratique toute opposée de la langue.
Je n’allais bien évidemment pas faire de la sociologie ou de l’anthropologie. Issu du gauchisme de ’68, Je ne savais pas bien quoi faire comme « travail idéologique », je savais que je ne voulais pas rester dans une position sectaire, et que le « travail de masse » passait par l’enquête et l’observation. Mais pour quel résultat ? Et pour quel retour ?
Au fond, le chercheur en anthropologie quitte le terrain, de préférence « inchangé » par l’effet de sa présence, et il rend un tableau « en surplomb » du milieu étudié, résolvant des questions que les gens observés ne se posent pas. Et il a le sentiment d’avoir tiré une carte, tiré une pièce donnée et stable de l’aventure humaine. Stable car liée à des pratiques manifestement anciennes et se maintenant dans le temps et peut-être dans le futur. Le sociologue intervient davantage dans l’actualité du milieu étudié et ses changements en cours.
Et on repère assez vite des pratiques de convivialité et solidarité qu’on pourrait décrire comme rituels sociaux. Payer une tournée, s’offrir mutuellement une cigarette, aller en groupes d’hommes au match, à la chasse, etc. Des manières de faire pour s’entraider dans les travaux de rénovation, de jardinage, etc., donc pour vivre une équipée de groupe codifiée elle aussi.
Mais comment donner un tableau des pratiques ouvrières, en ne faisant qu’y passer ? Et pas seulement un tableau des pratiques sociales courantes, mais de la dynamique du groupe dans l’atelier ? Voilà ce qui m’est venu comme interrogation. On a quelquefois des portraits-type de caractères ouvriers. Mais le regard souvent individualise. Je lis aujourd’hui des récits de luttes anciennes (souvent sans explication, notamment les émeutes ouvrières) ou plus récentes, selon des témoignages, dans un but peut-être d’indignation, mais on en tire pas une leçon commune.
Je songeais à ces questions en lisant un beau travail d’historien sur un dirigeant syndicaliste communiste d’un bastion ouvrier, où je travaillais. Reposant sur de belles archives, du parti, du syndicat, mais aussi du patron ! (l’usine a été liquidée, et les archives remises à un musée). L’historien peut attribuer au dirigeant le maintien d’une cellule communiste durant des décennies (c’est rare), le développement de luttes importantes dans l’usine, et l’orientation de grands mouvements sociaux dans la ville. Mais rien (ou presque) n’est rendu de la manière dont la masse d’un des ateliers se met en mouvement, prend à témoin le petit délégué, se rassemble et forge sa conviction, instaure une confiance et une assurance commune, et réclame le soutien actif du dirigeant (qui a des critères d’action plus étendus, calendrier des relations sociales de l’usine et de la ville, portée du problème, etc.) pour mesurer s’il appuie ou s’il refreine l’action. Cette mise en mouvement repose sur quelques meneurs ouvriers, souvent isolés, ressentant l’émotion qui monte, se référant à ses expériences de plusieurs années, et orientant le départ de l’action vers le succès, l’autonomie, la résistance aux pressions. On appelle ces gens des meneurs ouvriers (« l’avant-garde »), mais on n’en dit pas grand chose (sauf à les mettre en avant de la grande masse, et isolant les gens « d’arrière-garde »). Ils peuvent être organisés dans l’usine (cellule syndicale, cellule de parti éventuellement, mais c’est rare) ou à l’extérieur de celle-ci.
En dehors de ces gens-là, il y a une structuration syndicale, une organisation avec des dirigeants, des délégués, des petits militants… qui n’est souvent pas de suite en symbiose avec ceux qui « mettent en mouvement ». Ainsi les délégués sont parfois peu combatifs, agissant plutôt en « relais social » pour résoudre les problèmes individuels, éviter les « rassemblements » autour d’un problème. D’autres se révèlent « carriéristes », soit pour une vie moins dure au boulot, soit pour progresser comme chef et dirigeant, mais sans ambition de dynamiser le mouvement.
C’est dire que faire une histoire syndicale n’est pas toujours représentatif des dynamiques vécues.
Même moi, à qui on m’a dit de rassembler des anecdotes, des souvenirs, dans quel but et avec quel résultat le ferais-je ?
Il reste le plaisir de l’intégration : on ne quitte plus vraiment ce premier milieu qui vous a accueilli, qui vous a respecté, on y garde de profondes amitiés, et on y revient. On modifie son regard concret sur toutes les relations sociales et familiales. On en ressort différent. C’est cela que la vidéo de Paul m’a permis de partager !
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