C’est drôlement bath pour des garçons d’être nés dans les années 50 parce qu’en même temps que les pistolets en plastique on découvre avec fierté que papa a fait la guerre. « La guerre, tu te rends compte, on a un papa dans l’Histoire ! » Et une vraie de guerre, presque aussi vraie que la grande, la 14-18, qui fut celle des grands-parents, ceux qui toussaient, et il en reste si peu en vérité. « Nos papas à nous c’est la seconde guerre mondiale qu’ils ont gagnée, pan ! pan ! et encore contre les Allemands », les Boches on disait !
« Alors papa, comment c’était ta guerre ? »
Eh bien oui il a raconté, oui oui Dunkerque, toute l’armée enfermée dans un mouchoir de poche, son camion avec la roulante, et puis embarqué sur un navire vers l’Angleterre, le bateau torpillé, à moitié submergé, lui qui ne voulait pas se jeter à l’eau, il dira que ça l’a sauvé.
Pas fier fier en vérité, pas exactement le papa-héros qu’on espère en brandissant son pistolet en plastique !
Mais voilà qu’il dit que « Cette guerre-là, c’était plutôt maman ». Avec un petit air en coin il nous dit ça, un air que ça va pas vraiment être le Pont de la Rivière Kwai, les enfants !
Maman ? Mais les mamans ça ne fait pas la guerre, les mamans ça a des soutien-gorges, ça ne peut pas courir dans les dunes ! Ou alors peut-être une maman espion, des plans cachés dans le soutien-gorge justement, les plans du débarquement ! Une maman avec un chapeau comme Humphrey Bogart !
« Un peu », qu’elle dit d’abord en souriant. « Il fallait s’organiser, il fallait résister, les journaux clandestins, les faux-papiers. Aider les gens à fuir vers la Suisse, vers l’Espagne ».
« On était recherchés ».
« Les Juifs ».
« Kézaco les Juifs, maman ? »
Alors elle a parlé et c’était beaucoup, vraiment beaucoup, d’un coup pour nous et voilà que les pistolets en plastique avaient l’air bien stupides, comme on devait tous deux avoir l’air bien stupide mon frère et moi quand ils nous ont montré les photos dans le livre, ces espèces de corps décharnés, c’était la première fois que je voyais une femme nue. Tu te rends compte, trente trois kilos elle disait.
« Si tu te faisais voler ta cuillère, c’était fini. Et l’appel pendant des heures et des heures dans la nuit. Le quignon de pain de celle qui ne bougeait plus dans le châlit à côté avec les yeux vides, je l’ai saisi, ce quignon vite vite. Une fois, une vieille dame avec un parapluie dans cet endroit-là complètement saugrenu, ça m’a tellement secouée, ramenée avant où il ne fallait surtout pas, j’ai cru que j’allais lâcher prise. Et les convois, les sélections, celles qui sont parties en chantant ‘Ce n’est qu’un au revoir mes frères !’ Les tsiganes en famille. Et les enfants, les enfants, les enfants… »
C’est comme ça qu’elle a commencé à nous raconter un peu, notre mère.
Moi je voulais bien que mon père ait fait la guerre, avec sa petite moustache qui lui donnait une allure de danseur argentin, mais cette histoire que ma mère s’est retrouvée à Auschwitz, ça a du mal à passer.
Aujourd’hui encore. Pour moi autant que pour vous je veux dire. Il y a tellement de mots qui flottent dans l’incertain de nos vies.
Mais on est tous pareils. Les douleurs c’est toujours les autres et nous c’est toujours un peu la honte. On se trimballe de ces trucs, qui font qu’on est en même temps qu’on ne parvient pas à être, ici et maintenant, toujours for ever. Tu vois ce que je veux dire.
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